Revue de la B.P.C.                                             THÈMES                                                   II/2005

 

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Avril 2005

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Halbwachs, sociologue de la mémoire, a-t-il refoulé la guerre ?

Examen de la thèse d’une historienne de la guerre,

confrontée à l’effacement de son objet[1]

 

par Matthieu Béra (*)

 

 

- Présentation de l’ouvrage[2]  -

 

Ainsi, c’est à l’historienne Annette Becker que l’on doit la première biographie du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945). Le fait n’est pas si fréquent, qu’un(e) historien(ne) décide de conter la vie d’un sociologue[3] ; il ne faut donc pas bouder son plaisir ! On apprend de multiples choses sur cet auteur qui, bien qu’en voie nette de « classicisation »[4], soit encore mal connu par les générations actuelles de sociologues qui lui ont emboîté le pas.[5] Il n’est pas neutre que ce soit à une historienne que l’on doive l’initiative de réaliser la biographie de celui qui fut collègue de Bloch et Febvre à Strasbourg entre les deux guerres. Halbwachs collabora aux Annales et il inventa au cours de cette période le fameux concept de « mémoire collective ».

Elle ne prend pas Halbwachs au berceau, mais en 1914, alors qu’il est âgé de 37 ans. Il est donc formé, marié (et même remarié, semble-t-il), en passe d’avoir ses deux fils. Il n’est pas encore professeur à l’Université, en dépit d’un parcours brillant qui l’a mené de l’ENS (1898) à l’agrégation de philosophie (reçu 1er en 1901), au doctorat de droit (1909) et es lettres en sociologie (1913)[6]. Le projet de Becker est précis : il consiste à suivre la vie d’un intellectuel d’une guerre à l’autre, une vie qui peut être lue, suggère-t-elle, comme celles de cette génération, à partir des guerres. Le rapport d’Halbwachs à la guerre pourrait caractériser celui de sa génération ou plus spécifiquement celui de la « classe » des intellectuels. Cet ouvrage vient alimenter le programme de recherche de cette historien(ne) de la « culture de guerre »[7] ?

 

L’ouvrage de Becker est divisé en quatre parties ; elle développe certains traits saillants à l’intérieur de chaque segment de l’existence d’Halbwachs, en suivant le fil de son œuvre. Avant de discuter sa thèse, nous allons restituer son cheminement.

 

 

1ère partie : la grande guerre

 

Pacifiste ou belliciste ? C’est l’interrogation fondamentale à propos de laquelle chaque citoyen est sommé de se prononcer en 1914. Halbwachs, qui est un intellectuel socialiste, a donc de fortes tendances pacifistes. Pourtant, comme presque tout le monde, il va verser dans le camp de la guerre, il va adhérer[8] à cette aventure nationale. Il se porte même volontaire à 37 ans, mais il est réformé pour myopie. Il restera donc physiquement tenu en  marge des affrontements physiques dont l’expérience lui restera à jamais inconnue.[9]

Bien qu’adhérent SFIO depuis 1906, et à ce titre concerné par l’assassinat de Jaurès, il se range aux côtés des bellicistes. Bien que connaisseur et admirateur de la culture allemande, germanophile, de par son passé, ses origines, son père agrégé et professeur d’allemand, son ancien poste de lecteur en Allemagne en 1903, son ouvrage sur Leibniz paru en 1907, il accepte de faire la guerre aux allemands. « Le devoir patriotique l’emporte » (p. 67), en partie à cause des récits de barbarie et des pressions des milieux intellectuels[10].

A défaut de s’engager physiquement, il s’engage dans l’organisation de la guerre, par l’intermédiaire de son ami Simiand (1873-1935), autre « durkheimien »[11], quelques mois après avoir effectué la rentrée scolaire dans Nancy bombardée. Un peu comme Durkheim à la même époque (cf. ses contributions intellectuelles sur la guerre, ses publications de 1915), ou Weber en Allemagne qui prend la direction de grands hôpitaux, il se met au service de l’administration de la guerre. Il participe au cabinet Thomas, sous secrétaire d’état à l’artillerie et à l’équipement militaire (1914-1915), qui devient même Ministre de l’armement sous Briand en décembre 1916[12]. Il est chargé de délivrer les autorisations de vente d’aluminium, il reçoit en consultation des petits industriels, recueille des informations, analyse des tableaux statistiques, rédige des notes de synthèse…

 

Comme le souligne Becker, le contraste est saisissant entre Maurice et sa sœur Jeanne, également militante socialiste, mais qui restera pacifiste. Elle fait partie des rares intellectuels très engagés dans cette cause presque insoutenable. Elle se marie pendant la guerre avec Michel Alexandre, un autre militant pacifiste qu’elle a rencontré grâce à Alain, son professeur de philosophie[13]. Le couple subit les tracasseries de la police, ils sont surveillés. A cette époque, le pacifisme est assimilé au défaitisme, à la propagande anti-française et à la trahison[14]. Ils animent pourtant courageusement une commission de réflexion sur les causes de la guerre au sein de la LDH (Ligue des Droits de l’Homme[15]), pour préparer un arbitrage et un règlement du conflit. Le couple souffre d’isolement social, on s’en doute. Il ne reçoit aucun soutien d’Halbwachs, plutôt ironique à l’égard de sa petite sœur. Des proches amis se séparent d’eux, tel le philosophe Gabriel Marcel,[16] qui ne comprend pas son camarade Michel Alexandre. Quand la révolution russe éclate en 1917, elle est ressentie avec méfiance par Halbwachs, elle est interprétée comme une grande victoire par sa sœur. On mesure l’écart idéologique au sein des familles intellectuelles à l’époque.

 

 

2ème partie : l’entre deux guerres ou « la guerre refoulée » (1919-1930)

 

Cette partie de l’ouvrage constitue sans nul doute le point névralgique du projet de Becker, ce pourquoi elle a dû s’y atteler. Elle y exprime sa problématique : pourquoi le « refoulement » de la guerre, l’oubli de la guerre, chez cet auteur qui fonda la notion de « mémoire collective »[17] devenue si importante pour les historiens ? « Halbwachs a presque totalement évacué de sa réflexion la guerre qu’il vient de vivre » (sic) [18]. Voilà ce qui pose problème à la biographe, spécialiste de la Grande Guerre, fille de spécialiste de la Grande Guerre[19].

 

Au sortir de la guerre, Halbwachs est nommé à l’Université, dans Strasbourg reconquis. Il a bénéficié d’appuis politiques, par l’intermédiaire de son ami Thomas et de Millerand[20]. Ces derniers comptent lancer un pôle exemplaire dans cette région redevenue française. Il se retrouve avec Febvre (condisciple ENS de Thomas !) et Bloch (ENS aussi), nommés dans les mêmes conditions. Il sera recruté par ces deux derniers au comité de rédaction des Annales qu’ils lancent en 1929. Avec 129 recensions, il sera l’un des premiers collaborateurs de la revue[21].

D’emblée, il milite pour la réconciliation (son ami Thomas est à la SDN), rôle où il se révèle beaucoup plus à l’aise que dans celui du germanophobe. Il invite des collègues allemands, rend compte des publications d’outre-Rhin (sur Max Weber en 1926, six ans après sa mort[22]), participe à un périodique allemand (Jahrbuch Für soziologie) et enseigne au Centre d’études germaniques de Mayence, fondé en 1921.

Il bénéficie dans ce nouveau pôle universitaire d’une ambiance de travail stimulante, qui l’amène à concevoir et élaborer d’importants ouvrages. En 1925, il publie le fameux CSM (Cadres sociaux de la Mémoire). Il s’y montre fortement influencé par son maître Bergson, auteur de Matière et mémoire, essai sur la relation du corps à l’esprit (1896), qu’il discute pieds à pieds, ainsi que par Durkheim qui a écrit sur les représentations collectives[23].

 

De son côté, Becker chercher à déterminer ce que cet ouvrage et les conceptions qu’on y trouve peuvent devoir à la Guerre. Or, constate-t-elle avec amertume, la guerre n’est pas le sujet de ce livre d’après guerre. Il n’en parle jamais directement. Selon elle, « il ne veut pas lire ou voir les ouvrages sur la question »[24]. Ainsi, il maintient un rapport distancié au Freud des écrits de guerre (1915 et 1917)[25] et préfère le Freud de 1900, de l’interprétation des rêves[26]. Nous reviendrons plus loin sur les raisons qu’elle fournit pour tenter de comprendre ce qu’elle considère comme un « refoulement », un « oubli » de la guerre.

 

Son ouvrage de 1930 (Les causes du Suicide)[27] prolonge et complète l’hypothèse de Becker : il n’a jamais voulu y prendre la mesure du trauma consécutif au conflit (p. 230). S’il consacre un chapitre à l’influence des guerres et des crises politiques sur le suicide, il s’arrange pour ne pas y traiter « vraiment » de la guerre. On y trouve « l’éternel refoulement de la guerre, même quand il y fait allusion » (p.234) ( !). La statistique lui fait dire le contraire de ce qu’il transcrivait dans ses écrits personnels[28]. L’usage de la statistique est interprétée par l’historienne de l’intime comme un procédé de distanciation et de désinvestissement affectif. Selon elle, « il se réfugie dans les statistiques » (p. 269) et ne réfléchit même pas (auto-analyse) à son intérêt pour le suicide[29]. Alors qu’il écrivait de Nancy à sa femme en 1914 : « on ne parle que d’accès de folie et de suicides », il défend la thèse inverse quinze ans plus tard dans son ouvrage : il étudie la baisse des suicides en temps de guerre. Il ne reprend que ce qui alimente[30] cette thèse contre intuitive (qui constitue selon Becker une contre vérité) : « Une fois de plus, le conflit qui vient de vivre n’intéresse pas Halbwachs » (p.237)[31]. Il préfère consacrer vingt pages à l’affaire Dreyfus contre huit à la guerre, qui fit des millions de morts ! Toute cela est « typique, une fois de plus, de son inhabilité à faire coïncider son travail de sociologue et son appréhension intellectuelle du monde » (p. 240) La phrase est très méchante, radicale même, pour les sociologues et les intellectuels en général. Elle ne lasse pas de surprendre le lecteur ébahi par tant de franchise à l’égard du personnage qu’elle est censée servir, si on s’en tient aux usages du genre biographique[32]. Se servirait-elle de lui pour régler des comptes théoriques et épistémologiques avec la sociologie, ou même avec certains historiens proches de ce courant (on pense aux Annales, bien sûr[33]) ?

 

 

3ème partie : la guerre de nouveau ? (1930-1939)

 

En 1930, alors qu’il est à Chicago en voyage d’études, la presse évoque l’existence de brouillards et de gaz meurtriers en Belgique. Becker s’arrête un temps sur cet épisode connu des historiens parce qu’elle en retrouve  des traces dans la correspondance privée du sociologue. Cette rumeur prouve que la guerre a laissé des marques terribles dans la mémoire collective, qui comprend celle d’Halbwachs soudain très inquiet pour sa famille ! Le traumatisme occasionné par l’usage des gaz en 14-18, refoulé, remonte à la surface à la première occasion, sans qu’un auteur perspicace comme Halbwachs n’ait pu en tirer la moindre réflexion sociale, en remontant par exemple aux causes de cette angoisse diffuse et collective.

A l’époque, il n’est guère que les pacifistes militants qui s’inquiètent de l’usage des gaz. Walter Benjamin est l’un des seuls à cette date qui traque les thèses fascistes[34] et se convainc de « la brutalisation de la société allemande » (p. 256)[35]. Il écrit des textes prémonitoires dans lesquels il souligne la modernité de l’usage des gaz en 14-18. Il était certain qu’une « guerre des gaz » allait arriver ![36].

 

Fait caractéristique selon Becker, Halbwachs réfléchit pendant l’entre-deux-guerres à la persévérance du religieux, non expulsé du monde moderne. Il encourage Gabriel Le Bras[37] dans ses recherches (statistiques) sur les pratiques cultuelles et l’aide à publier un article important en 1937. De son côté, il étudie le religieux en tant que travail de réactivation incessante du passé (Cf le chapitre sur le religieux dès 1925 dans les CSM). En 1927, il voyage en Palestine, au Caire, à Beyrouth, en Egypte, au Liban, pour recomposer « la topographie légendaire des Evangiles en Terre Sainte »[38]. Il imagine ses fils en juifs pieux (p. 280) « dans cette expérience pseudo-mystique »[39].

 

Dans cette troisième partie du livre, on peut dire sans risque d’être contredit que Becker perd le fil de sa thèse, au moins sur un point : elle ne parle plus du rapport de Halbwachs à la guerre[40]. S’intéresse-t-il à la religion, au spiritualisme, à la mémoire, comme dérivation d’une pensée directe (impossible) de la guerre ? La question n’est pas abordée. On peut supposer que Becker apprécie la problématique religieuse de Halbwachs[41] puisqu’on lit ailleurs sous sa plume : « la guerre, dès qu’on veut bien l’envisager sous l’angle des cultures, fut une immense tension collective de type eschatologique (…) Au fond, la guerre de 14-18 fut profondément nourrie d’espérances de type religieux »[42]. A ce stade de l’ouvrage, l’agressivité à l’égard de son personnage est presque tout à fait tombée, comme si le passage à la problématique religieuse était parvenu à apaiser le courroux de sa biographe.

 

 

4ème partie : la seconde guerre mondiale (1939-1945)

 

Dans cette dernière tranche de vie, la plus dramatique, Becker revient sur la sœur de Halbwachs, toujours mue par un pacifisme intégral, comme son mari[43]. Ce dernier est révoqué en 1940 alors qu’il est un professeur de philosophie au lycée Henri IV. Les protestations de ses collègues n’y font rien et il est arrêté en juin 41, enfermé à Compiègne. Il est libéré in extremis grâce à des appuis. Comme le souligne Becker, Halbwachs est entouré de Juifs, et cela va l’empêcher de se réfugier dans la bulle intellectuelle, comme il le souhaiterait au fond de lui : ses fils et sa femme, son beau père, son beau-frère, ses collègues Mauss (mis à la retraite), Bloch (torturé et fusillé en 44)…, tous sont Juifs et seront pourchassés, humiliés et parfois assassinés.

Le ton de Becker vacille. De dur, intransigeant parfois, injuste souvent, désinvolte aussi, il passe à mou, voire complaisant. Par exemple, elle ne lui adresse aucun reproche quand elle raconte qu’il candidate au Collège de France avec succès à la chaire de Mauss qui vient pourtant d’être « mis à la retraite » parce que Juif ! Quels avantages supplémentaires pouvaient donc attendre Halbwachs de ce poste ? Sa Chaire de sociologie à la Sorbonne n’était-elle donc pas suffisante ?[44] Elle préfère évoquer sa « résistance intellectuelle », à propos d’un article paru en 1936 dans l’Encyclopédie universelle (dirigée par Bloch depuis 1932) sur la sociologie économique et la démographie[45]. « Courage et résistance », parce qu’il écrivait sur les Noirs aux Etats-unis, les Juifs dans le monde et contestait les résultats des recherches allemandes sur la vitalité de la race aryenne (p.381)[46]. Elle change de cible et dirige ses attaques vers d’autres personnages. Elle consacre un passage féroce à Alfred Sauvy, qui n’aurait pas hésité à « assassiner dans ses mémoires[47] son ancien collègue et professeur » (p.386), qu’il ne cite pas dans ses ouvrages parus en 1945. Sauvy est un «adepte de la gymnastique intellectuelle » : lui qui annonçait avant guerre la « décadence », il doit composer avec le renouveau démographique de l’après-guerre (commencé en 1942)… Le premier numéro de la revue Population de l’INED, qui sort en 1946, laisse entendre dans son éditorial qu’il avait tout pensé seul et qu’il était résistant ! (p. 388)[48]. Elle exprime également un certain dégoût pour Febvre qui continua à publier en son nom les Annales, alors que Bloch ne pouvait plus mentionner le sien (il était juif), devait se cacher et signer des articles sous un pseudonyme. Les uns s’accommodent de la France pétiniste, collaborationniste, tandis que  les autres résistent ou meurent[49].

 

Alors que le monde d’Halbwachs s’effondre, il en devient soudain humain aux yeux de sa biographe ! Ses beaux parents sont assassinés par la milice. Il est lui-même arrêté en juillet 44 parce que ses fils sont dans la résistance (et/ou réfractaires au STO, on ne comprend pas bien). Il est déporté à Buchenwald dans le même convoi que l’un de ses fils[50]. Sa femme Yvonne (dont on ne connaît pas les circonstances qui lui ont permis d’échapper à ces horreurs) perd son frère (qui se suicide en 1940), son mari et ses parents. Son fils Pierre reviendra des camps, mais il se suicidera (on ne sait pas quand).

 

 
- Commentaires -

 

Ce qui captive et fascine dans cette biographie[51] a trait de toute évidence au ton véhément qui la porte. Becker est très vive et  critique à l’égard de son personnage[52]. On est à cent lieues des biographies à l’amande douce, où la brosse à reluire redouble d’énergie. Ici, AB est parfois toute en agressivité, sans concession. Il convient d’analyser les raisons de ce courroux.

 

 

La trame de Becker : « l’oubli » de la Grande Guerre par Halbwachs

 

L’historienne se débat avec une idée fixe (au moins dans la grande seconde partie) : pourquoi Halbwachs a-t-il refusé dans tous ses ouvrages, et notamment dans son entreprise de théorisation de la mémoire sociale, de « penser la guerre »[53]? « Le but de ce livre [est] de suivre son itinéraire, entre mémoire et oubli » (p. 152). On comprend l’effarement mêlé d’exaspération de l’historienne spécialiste de la guerre, pour laquelle tout tourne autour de la « culture de guerre ». Elle en explore les recoins depuis des années, connaît ses effets (traumatismes), ses causes et travaille sur ses récits (témoignages). Elle participe aussi à sa patrimonialisation (ou sa mise en mémoire). Elle ne se lasse donc pas de s’effarer du « refus » de penser la guerre. Son personnage ressemblerait-il aux millions de ses contemporains, aphasiques et amnésiques sur cette expérience collective cruciale ? La thèse du trauma collectif semble l’emporter, qui expliquerait l’impossibilité de parler de la guerre. Mais il n’en est rien : Halbwachs est aussi responsable. Il doit comparaître au tribunal de l’historienne biographe[54].

 

Au lieu de dresser une typologies raisonnée des multiples causes de cet état de (prétendue) amnésie, elle parsème son ouvrage de pistes, plus ou moins explorées, souvent contradictoires les unes avec les autres. Disons-le, elle est souvent désinvolte vis à vis de la connaissance minimale qu’on pourrait être en droit d’attendre d’un biographe pour les questions afférant au contexte intellectuel de son personnage[55].

Il faut donc réorganiser derrière elle cet amas d’hypothèses mal dégrossies. C’est le reproche classique du sociologue à l’historien, qui accumule des données sans chercher à les mettre en ordre, sans volonté de typologie, sans effort de théorisation. Notre entreprise d’éclaircissement pourra éventuellement déboucher sur une tentative d’interprétation de l’agressivité de l’auteure[56].

 

Nous proposons un schéma qui reprend, sous la forme d’une arborescence, l’ensemble des (hypo)thèses rencontrées. Chacune mérite qu’on s’y arrête un temps pour être discutée. Leur juxtaposition n’est pas exemptes de contradiction, ce qui introduit beaucoup de confusion là où il aurait fallu expliciter des pistes indépendantes.

Il est possible de reconstituer au moins deux chemins pour expliquer/comprendre un oubli : soit il s’agit d’un oubli involontaire à propos duquel il est impossible de réclamer une responsabilité (morale ou scientifique) à celui qui en est l’auteur ; soit il s’agit d’un oubli volontaire, auquel cas on peut imputer une faute à cet auteur. Le problème de Becker est qu’elle oscille entre les deux positions, elle les mélange, imputant une responsabilité à Halbwachs à propos de forces inconscientes qui le dépassent.[57] Pour autant, on peut suivre Becker si on admet que les causes (et les raisons[58]) de l’oubli peuvent être mêlées et qu’il reste une part condamnable et reprochable, donc imputable à Halbwachs dans le vaste champ de l’oubli qu’il aurait laissé derrière lui. Reste au préalable à déterminer l’exactitude du fait reproché : a-t-il vraiment « oublié » la guerre ? Cette question n’a pas de réponse univoque, comme semble le présupposer ou prétend le démontrer Becker, qui s’y prend de façon malicieuse en explorant de suite les causes[59].

 

 

De quel oubli parle-t-on ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce point est difficile à examiner à la lecture de l’ouvrage. Elle reproche sans cesse à Halbwachs d’avoir oublié la guerre, d’avoir manqué le sujet même de l’oubli, inextricablement lié à celui de la mémoire, sans que l’on sache vraiment à quoi elle fait référence ! Exposons ce que nous avons cru comprendre de cet « oubli » tant reproché.  Il s’agit de deux choses au moins :

-                   d’abord, elle trouve étonnant que le sociologue de la mémoire collective, qui a dû forger sa théorie et ses intuitions à partir du phénomène de la guerre, n’y fasse pas davantage allusion, qu’il n’ait jamais estimé essentiel de s’y attarder. Il n’a (selon elle) pas lu d’ouvrages sur cette guerre, ni cherché à approfondir cette question sociale[60];

-                   elle lui reproche ensuite d’avoir manqué l’analyse de la dialectique entre mémoire et oubli et de n’avoir pu se saisir (dans un mouvement introspectif auquel il n’était pas pourtant réfractaire) de son expérience de l’oubli de la guerre pour penser la mémoire (ou l’anti-mémoire) de cet événement[61]..

Ce second aspect (l’oubli de l’oubli, l’oubli au carré) paraît peu justifié à la lecture des Cadres sociaux de la mémoire. Il y développe une théorie originale de la mémoire, qui en fait tout sauf une reprise au même d’un passé, en montrant que le souvenir est toujours un oubli, une sélection et une reconstruction en fonction du présent. S’il avait écrit sur la guerre (ce qu’il ne fit, reconnaissons-le), il aurait montré que la mémoire est sélective et que l’on aurait retenu de celle-ci seulement ce qui  nous parle du point de vue de notre présent, en fonction de nos usages actualisés. Cette méthode pourrait d’ailleurs s’appliquer à Becker : à quels besoins et fonctions sociales répondent sa focalisation sur certains éléments de la guerre (ou sur la guerre elle-même), alors qu’il est tant d’autres sujets possibles ? Cette focalisation ne peut être comprise qu’en étudiant les intérêts sociaux et personnels de la personne et/ou des institutions de mémoire.

 

Après avoir tenté de préciser le contenu de l’oubli qui est reproché à Halbwachs (répétons le, souvent en creux), tentons de remonter à l’explicitation des raisons de cet oubli, sur lesquelles Becker est plus prolixe.

 

Schéma récapitulatif des explications de l’oubli de la guerre

 


 

 


L’oubli considéré comme un refoulement

 

Becker nous entraîne très vite dans les méandres d’une interprétation psychanalytique (ou psychologique) des causes de l’oubli[62]. Selon elle, le sociologue de la mémoire a puisé « inconsciemment » -puisqu’il est question de « refoulement »[63]- dans la guerre le foyer de ses recherches, sans avoir pu en tirer les conséquences théoriques.

 

Ayant évoqué la piste du « refoulement » de la guerre, il restait à l’historienne à en déterminer les causes inconscientes, personnelles et/ou collectives. Becker a une nette prédilection pour les secondes, même si les premières ne sont pas exclues de son texte.

 

 

Aspects individuels

 

Quand elle convoque comme raison principale la culpabilité de ne pas avoir participé aux combats[64], elle sous-entend qu’il existerait une relation entre le fait d’avoir été à la guerre et celui de pouvoir en parler (qui est la proposition symétrique de « ne pas y avoir été »/ « ne pas en parler »). Le problème est donc celui-ci : existe-t-il une relation nécessaire entre le fait de parler de la guerre et celui d’avoir été un combattant ? Elle aurait pu tenter d’esquisser une typologie des (re)traitements individuels de cette expérience par les anciens combattants, ce qu’elle ne fit pas[65]. On pourrait aboutir à un premier tableau de ce type :

 

 

 

Avoir « combattu »

Ne pas avoir « combattu »

En « parler »

Renouvin, Blondel, Febvre, Bloch[66], Mauss

Considérations sur leurs expériences, au niveau du témoignage. Peu de généralités (l’idée d’oubli, d’amnésie, de trauma, de deuil, etc. …)

Les pacifistes (Jeanne), mais ils ne la pensent pas

Ne pas en « parler »

la majorité : coupables d’avoir participé à la violence

 

Halbwachs (selon elle), coupable d’avoir consenti à la violence

 

Cependant, ce tableau présuppose que les termes « parler » ou « combattre » soient satisfaisants et clairs, ce qui n’est évidemment pas le cas :

-                   « parler » de la guerre ne dit rien de la manière dont on s’y prend pour le faire, ni de ce qu’on vise : les individus qui en « parlent » - et on comprend vite que c’est une expression - peuvent très bien réserver ces « paroles » à un journal privé, un écrit autobiographique, sans en dire un mot à la famille ou aux collègues ou publiquement. De même, comme il apparaît dans le livre de Becker, on peut « parler » de la guerre sur le mode du témoignage, du récit, sans « penser » la guerre, ce qui est plutôt à l’esprit de l’historienne à propos de Halbwachs.

-                   Que signifie alors « penser » la guerre ? Au risque de sembler pinailler, force est de constater que rien ne permet dans le livre de répondre. « Penser la guerre », cela revient sans doute à la penser comme elle : en termes de « culture », à travers le prisme des notions de deuil, de traumatisme, de perte, etc. Mais si Becker avait précisé son idée, elle aurait abouti trop visiblement à un raisonnement du type : « Halbwachs, sociologue de la mémoire des années 20, est fautif de ne pas avoir pensé la guerre comme moi, historienne de la fin du XXème ». On mesure l’aporie implicite de ce raisonnement ! Notons qu’elle ne dit rien des réflexions passionnantes que Halbwachs a tirées précisément de son expérience personnelle et administrative de la guerre, qui relèvent d’un genre encore inconnu, une forme de phénoménologie de la pensée administrative. Aux pages 229 et suivantes de l’édition de poche de 1994 des CSM, on lit : « le fonctionnel oblige à définir d’une façon uniforme et abstraite les êtres et conditions auxquelles les lois s’appliquent (…) Dès lors qu’on a affaire avec des opérations de mesure, on fait abstraction des hommes, qui ne résultent que de leur revenu, créances, dettes (...) Le gouvernement qui exerce ces fonctions se représente les groupes d’hommes auxquels il a affaire en s’attachant plutôt à leurs caractères extérieurs qu’à leur nature personnelle, il les traite comme des unités réparties entre des catégories auxquelles il manque la souplesse des groupements humains spontanés (…) Les classements des hommes sont réalisés par le militaire, le pénal, le légiste, les impôts ». (Et il aurait pu ajouter : la statistique, les sciences humaines quantitatives). Contrairement à ce qu’avance l’historienne, le sociologue a bien compris, dans un tour de pensée réflexive, ce qu’il faisait pendant la guerre, de son point de vue logistique. Il a tiré des conséquences théoriques de son expérience intellectuelle de la guerre.

-                   « combattre » peut signifier a priori une seule chose : avoir eu l’expérience directe du front. Mais là encore, il faudrait distinguer les différents types de combattants. Comme on l’a signalé, elle écrit au début que Halbwachs a « vécu » la guerre. La notion est donc large. Elle y revient d’ailleurs quand elle parle de sa culpabilité de ne pas avoir été au front. Parmi les soldats, en outre, les formes de combats et de confrontation à la réalité sont sans doute trop différentes pour qu’on puisse sans explicitation les subsumer toutes sous le même terme générique, surtout si on en tire des (fausses) généralités. Que dire en outre de l’état d’esprit des combattants ? Etaient-ils bellicistes, adhéraient-ils[67] à la guerre, ou étaient-ils réfractaires au fond d’eux-mêmes (et comment le savoir ?) On imagine que les deux états d’esprit ont eu des influences sur le traitement individuel de leur l’expérience : les premiers ont pu en parler plus facilement que les seconds qui, n’ayant jamais supporté d’en être, ont eu tôt fait de l’oublier et de  la refouler.

 

Nous pouvons donner l’impression d’ergoter sur des détails terminologiques. Pourtant, c’est toujours en eux que se nichent les incompréhensions, les querelles et les controverses[68]. Chacun entend comme il peut/veut les termes et chacun peut décider de ne pas tomber d'accord. On ne manquera pas, au final, de rester très insatisfait par le manque de travail d’explicitation des termes qui sont au cœur de son système polémique. En dépit de toutes ces complexités logiques et lexicales et de la non mécanicité des enchaînements qui en résulte, le cas Halbwachs n’embarrasse pas sa biographe : il se sent coupable car il a été exempté, donc il passe la guerre sous silence. Citons-la : « il a choisi le silence, le vide à leur propos » [elle parle des quatre ans de « malheur »] (p.157).

 

 

De la culpabilité personnelle à la culpabilité collective

 

Remise souvent sur le chantier, l’explication par la culpabilité vaut aussi bien pour Halbwachs que pour tous ses contemporains : elle concerne autant la culpabilité ressentie d’avoir été exempté pour myopie que celle d’avoir consenti à la guerre qui s’est avéré un carnage, de ne pas avoir milité du côté des pacifistes. A la culpabilité personnelle s’adjoint[69] une culpabilité générale qui réunit les non combattants et les combattants.

 

Elle remarque que les pacifistes sont souvent les plus bavards sur la guerre (ils sont « hypermnésiques »), puisqu’ils en font l’objet principal de leur travail militant. La sœur d’Halbwachs illustre cette voie : elle ne cesse d’en ranimer la mémoire (p.156)[70]. Mais l’auteur montre que le pacifisme conduit aussi à sa manière à interdire de penser la guerre, qui est conçue comme une horreur à éviter. Le fameux « plus jamais ça ! » mène tout droit à l’oubli, dont il incarne une cause dominante. A force de diaboliser le « ça », on omet d’examiner son contenu qui devient en partie fantasmatique et qui peut devenir pour certains un refuge où se lover dans des expérimentations interdites[71]. Quant aux bellicistes, majoritaires, qu’ils aient été combattants par le corps ou par l’esprit, ils seraient aussi conduits à la taire[72] : ils culpabilisent.

 

L’idée d’un trauma collectif est dominante dans certains passages de l’ouvrage. Cette piste s’inspire (entre autres[73]) de Walter Benjamin. Selon lui, la guerre avait rendu amnésique et aphasique. Il développait entre les deux guerres l’idée d’une expérience incommunicable, qu’on retrouvera transposée après la seconde guerre mondiale par Adorno à propos de la Shoah. Benjamin pensait avoir noté le mutisme des revenants du champ de bataille, duquel il tirait son idée : « l’art de conter est en train de se perdre »[74].

Becker reprend cette thèse aujourd’hui connue car largement répandue à propos de la difficulté de témoigner sur les camps d’extermination. L’individu ne peut pas assimiler l’événement à sa vision du monde. Face au silence des anciens combattants, des survivants, les non combattants ne peuvent qu’en rajouter (p.154), ne serait-ce que par pudeur.

Le trauma ne nécessite donc pas que l’individu ait été engagé physiquement dans l’expérience terrible : il suffit qu’il ait été confronté à des événements collectifs qui l’ont bouleversé. Elle remarque que les soldats se présentent plutôt en victimes qu’en tueurs, sans doute pour ne pas révéler à eux-mêmes et aux autres (qui ne voudraient pas le voir) l’un des aspects de leur expérience.

 

 

Le « choix d’oublier »

 

Cependant, les interprétations psychologiques (pour le niveau collectif) et psychanalytique (pour le niveau individuel) ont la propriété de tenir les acteurs pour irresponsables de leurs actes, ce qui serait plutôt la conception des durkheimiens, pour lesquels les intentions des acteurs et leur volonté ne constituent pas des objets sociologiques pénétrables. Becker ne peut donc s’en satisfaire. C’est sans doute pour cela qu’elle bascule dans un autre registre explicatif en pratiquant ce rapprochement improbable entre deux termes antinomiques : « refouler » et « choisir » (Cf. le passage « choix de mémoire et choix d’oublis » p.158). Alors que l’expression « choix d’oublier » contredit la thèse des mécanismes inconscients du refoulement avancée au préalable, alors qu’il est impossible de faire porter à un individu la responsabilité des mécanismes inconscients qui peuvent animer son fonctionnement, elle emploie cet oxymore à plusieurs reprises. Le terme de « choix » est-il un lapsus de Becker, qu’il conviendrait d’interpréter à son tour ? Ou un « choix » délibéré, auquel cas il faudrait parler d’erreur .

Quoiqu’on en pense, il s’agit cette fois pour elle de voir en quoi Halbwachs est en partie responsable de son oubli. En ce cas, il faut instruire son procès moral (registre de la faute et de la responsabilité morale) et/ou scientifique (registre de l’erreur scientifique)[75]. Les deux accusations sont explicitées par endroits, il faut donc les explorer. Dans l’esprit de Becker, et cela est important, la faute méthodologique est aussi une faute morale dans ses effets.[76]

 

 

Les erreurs scientifiques d’Halbwachs

 

Que reproche Becker à Halbwachs sur un plan scientifique ? Là encore, force est de constater que tout se mêle. Il faut à nouveau essayer d’établir un peu d’ordre là où elle évoque des questions méthodologiques (son quantitativisme, anti-psychologisme), théoriques (son sociologisme), voire épistémologique (son objectivisme, son scientisme)

Au risque de mal interpréter la signification qu’elle donne à certains termes, qui visent davantage dans son optique à sonner comme des supports polémiques qu’à constituer des ressources analytiques, il faudra admettre qu’elle subsume sous le terme de « scientisme » tous les défauts (il « aveugle ») d’Halbwachs et les erreurs qui en découlent. Le « scientisme », jamais défini, renvoie à une attitude positiviste qui rattache son personnage à Durkheim et Comte[77]. Le  « scientisme » implique au plan méthodologique un fort attrait pour le quantitativisme, premier écueil, et une tendance au « sociologisme », entendu ici comme un anti-psychologisme (c’est à dire selon elle un refus de toute introspection et de la méthode empathique)[78]. Au plan épistémologique, il entraîne un « objectivisme »[79], sachant que le tout produit des effets désastreux sur la conscience morale et civique de l’individu, devenu inapte à saisir le monde dans lequel il vit, qu’il prétend pourtant étudier.

 

Schéma récapitulatif de l’enchaînement des arguments de Becker

 

 

Conséquences morales et humaines

 

- « Négation de l’individu »

-Distanciation excessive

- Dépersonnalisation

(considère les trauma « in abstracto »)

 

 

 

« scientisme »

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le reproche le plus fréquemment adressé à Halbwachs concerne son (prétendu) rapport hostile à la psychologie[80]. Elle remarque qu’il ne connaît pas Pierre Janet, qui a pourtant étudié la question de la mémoire.[81] Quand elle étudie la réception des CSM, elle note que le psychologue Blondel, son collègue à Strasbourg, discute les thèses de Halbwachs dans son propre ouvrage, Introduction à la psychologie collective (1928), au chapitre consacré à la mémoire collective (p. 221). Contrairement à Halbwachs, sa méthode est empathique et introspective : il s’inspire de sa propre expérience de la guerre (il a été décoré de la Croix de Guerre) pour évoquer ces questions[82]. De même, elle reprend à son compte les reproches formulés par le Britannique Bartlett[83] d’avoir été trop fidèle à Durkheim et « de nier l’individu » (p. 224). Ce reproche est au cœur du système polémique mis en place par l’historienne. A refuser l’introspection, il finit par ne pas prendre considérer les faits qui comptent subjectivement pour lui (on l’a déjà signalé à propos des suicides en temps de guerre).  Il s’inscrit donc bien dans la veine de son maître Durkheim, chantre de l’objectivisme[84]. Quand Halbwachs fait des efforts pour s’informer sérieusement sur les travaux psychiatriques qui découlent des traumatismes de la guerre, cela ne convient pas non plus à l’historienne, car son optique est faussée : il considère le phénomène d’aphasie in abstracto, de façon « désincarné ». Il refuse toujours d’envisager véritablement la guerre, c’est à dire à partir de ses effets et de ses trauma (p. 207). Si l’on trouve de l’empathie chez un auteur comme Dugas (p. 209), on n’en trouve nulle trace chez Halbwachs.

Le parti pris compréhensif est au cœur de l’approche méthodologique de Becker et il constitue finalement le point d’où elle se place pour critiquer la posture objectiviste de Halbwachs. C’est sans doute une clé pour déchiffrer l’ouvrage qui oppose une historienne compréhensive à un sociologue objectiviste. Elle nous dit : Non, les faits sociaux ne sont pas des choses ![85] Non la guerre n’est pas une abstraction ! Non la guerre et ses effets sur tous les individus, au plus profond de leur conscience, ne doivent pas rester impensés ! Non les statistiques ne rendent pas compte de cette réalité humaine ! Elles ne donnent rien à voir et peuvent même aveugler ! Comment ne pas voir là rejoué le conflit interne aux historiens entre l’histoire culturelle et l’histoire sociale incarnée par l’école des Annales et son quantitativisme ? Le personnage d’Halbwachs est pour Becker un moyen de régler quelques comptes avec d’autres historiens. Ce n’est pas un hasard si elle développe assez longuement  l’épisode de la soutenance de thèse d’Aron, où s’affrontèrent compréhension et explication, engagement et distanciation scientiste (p.302)[86].

 

 

Les effets psychologiques et moraux du scientisme

 

Là où Becker semblait abandonner le registre psychanalytique, elle y revient par une porte dérobée : elle entreprend ni plus ni moins (de manière non systématique, comme toujours) de proposer des pistes une « psychanalyse de l’ethos objectiviste »[87]. A des postures objectiviste, scientiste, correspondent des méthodes ou des refus de méthodes : en abandonnant l’introspection, en refusant l’empathie, en privilégiant les données distanciées (statistiques), en exagérant la coupure épistémologique avec les expériences humaines, le sociologue se coupe du monde social. Le nœud de son argumentation réside dans une interprétation psychologique[88] : en se distanciant du monde, le sociologue introduit en lui-même un processus de dépersonnalisation[89].

Quand elle cherche à comprendre ce qui a pu attirer Halbwachs vers le point de vue surplombant et impersonnel de la statistique, elle imagine que ce put être une réponse scientifique à un traumatisme, une forme de sublimation (stérile). La théorie « désincarnée » des groupes sociaux  qu’il propose (p.157) est une sorte de transfiguration ou de sublimation d’une réalité insupportable : « c’est de cette désincarnation dont ce chapitre veut être le récit » (p.157).

Cependant, Halbwachs avait déjà cette tendance avant la guerre, (sa thèse sur les ouvriers date de 1913, l’analyse statistique des expropriations à Paris de 1909), ce qui interdit tout explication par la guerre. Celle-ci a peut-être renforcée (y compris au sens psychanalytique) sa tendance rationaliste et objectiviste, mais elle ne l’a pas produite. Il faudrait donc la chercher ailleurs. Existe-t-il des interprétations concurrentes de cette abstraction de Halbwachs qui désincarne ses objets, oblitère le « je » (elle dit pourtant bizarrement que les CSM sont rédigées à la première personne[90]). Le chercheur, habitué à lire et dialoguer avec lui-même par l’intermédiaire des livres, est poussé toujours vers l’intime peut-il confondre le monde intérieur avec le monde extérieur ?

De même qu’il faudrait comprendre les origines et motivations de l’ethos de l’historienne compréhensive, (contemporain d’un ethos qui se généralise) qui consiste à prendre l’intime pour le vrai, l’authentique pour la vérité et à considérer que le témoignage, le récit personnel, la description quasi littérale des expériences vécues comme la vérité, il faudrait comprendre les origines de « l’ethos objectiviste », son symétrique[91].

Last but not least, parmi les effets négatifs de cet ethos objectiviste, Becker note la séparation qui s’opère entre la vie privée et les engagements publics. Halbwachs est un être clivé, ce qui marque « ses limites intellectuelles» (p.170) » : « il s’enferme dans un monde chimiquement pur de toute scorie a-scientifique, passant ainsi à côté de phénomènes majeurs qui eussent dû le fasciner »[92].  On retrouve la posture anti-durkheimienne de Aron, conçue entre 1935 et 1938 et développée ensuite dans le cadre de ce fameux concept de « spectateur engagé » : l’intellectuel doit prendre position sur le monde, il ne doit pas séparer ce qu’il vit, observe et ressent, de son travail de science. La science (politique et sociale) doit prendre pour objet ce monde et cette historie en train de se faire.

 

 

Conclusion

 

La sociologie durkheimienne (entre 1895 et 1914) aura été incapable de comprendre la guerre, et poursuivra son aveuglement entre les deux guerres, en refusant de prendre la guerre comme objet. Tous ces durkheimiens, pourtant socialistes, n’ont pas su davantage que d’autres mesurer la gravité des événements de l’entre deux guerres. De quelle lucidité politique peuvent-ils donc se targuer, ces sociologues épris de scientificité?

Becker juge sévèrement les durkheimiens, par Halbwachs interposé, mais aussi les intellectuels universitaires en général. C’est une critique posthume, sans doute facile. Mais au moins appelle-t-elle (on peut la prendre comme cela) à ne pas sombrer dans l’abstraction, à ne pas se replier sur la sphère privée, ou académique, à développer un engagement civique. Elle appelle à la vigilance, à l’engagement. Elle reproche à Halbwachs, mais à travers lui à beaucoup d’intellectuels en chambre, de ne prendre aucune position par rapport au monde. Le reproche ne peut laisser de marbre ni les sociologues, ni les universitaires, ni les intellectuels qui sont les premiers visés à travers le personnage de cette biographie peu commune.

 

 

 

 


Éléments biographiques et bibliographiques sur Maurice Halbwachs

 

11 mars 1877 : naissance à Reims. Son père est professeur d’allemand, qui a opté pour la France en 1871 après sa sortie de l’ENS. Milieu catholique

1879 : son père est nommé à Paris

1896 : Hypokhâgne et Khâgne à HIV. Il a Bergson comme professeur de philosophie

1898 : entre à l’ENS, au troisième rang[93]

1901 : Agrégé de philosophie (premier)

Enseigne à Reims, au lycée, à Constantine

1903 : poste de « lecteur » à l’Université allemande de Göttingen

1905 : Il participe à L’Année sociologique de Durkheim. Il y est introduit par l’intermédiaire de Simiand (ENS, promotion 1893)

1906 : adhère à la SFIO ; enseigne au Lycée de Tours

1907 : Leibniz

Demande un congé et assure son existence par des menus travaux. Se refait étudiant en droit et économie

1909 : Thèse de doctorat en droit : Les Expropriations et le prix des terrains à Paris, 1880-1900 , qui ressemble à de la sociologie appliquée (remaniée et republiée en 1928)

1910-1911 : boursier de Doctorat à Berlin. Il est exclu d’Allemagne suite à un article paru à l’Humanité sur la répression d’une grève par la police impériale. Il achève l’année à Vienne

1912 : thèse principale en sociologie : La Classe ouvrière et le niveau de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines.

Thèse complémentaire : La Théorie de l’homme moyen. Essai sur Quételet et la statistique morale

1913 : soutient sa thèse à la Sorbonne, devant Bouglé, Lévy-Bruhl.

Professeur de philosophie au lycée de Nancy

1914 : naissance de Francis, son premier fils, d’un second mariage avec Yvonne Basch

Réformé pour cause de myopie sévère

1916 : naissance de son second fils, Pierre[94]

1914-18 : Proche collaborateur du Ministre socialiste de l’armement Albert Thomas, avec Simiand, Hubert

1918 : nommé MCF à Caen

1919-1934 : Nommé Professeur de sociologie et de pédagogie à Strasbourg (il est collègue de Lucien Febvre et Marc Bloch). Millerand, commissaire général d’Alsace-Lorraine, sollicité par Thomas, est à l’origine de cette création de poste. Il succède en quelque sorte à Simmel, nommé à Strasbourg (allemande) juste avant guerre

1920 : « matière et société », Revue philosophique, n°90

1922 : Chaire de sociologie à Strasbourg, la première en France sous cet intitulé

1924 : Le calcul des probabilités à la portée de tous

1925 : Les Cadres sociaux de la mémoire

Les Origines du sentiment religieux d’après Durkheim

« les origines puritaines du capitalisme », Revue d’histoire de philosophie religieuse, 1925 (article sur Weber)

1929 : « Weber : un homme, une œuvre », Annales d’histoire économique et sociale, 1, revue à laquelle il appartient (comité de rédaction)

1930 : Les Causes du suicide

Visiting professor à l’Université de Chicago. Collabore avec les fondateurs de cette école

1933 : L’Evolution des besoins dans les classes ouvrières

1934 : membre du groupe des refondateurs des Annales sociologiques

Suppléant de Simiand au CNAM

1935-37 : Professeur suppléant de Bouglé en sociologie à la Sorbonne 

Esquisse d’une psychologie des classes sociales

1936 : « L’espèce humaine (3ème partie) : le point de vue du nombre », Encyclopédie française, tome VII, en collaboration avec Sauvy

1937 : élu à la Sorbonne à une chaire de méthodologie et de philosophie des sciences

1938 : La Morphologie sociale, Colin (rééd Colin 1970, introduction de Girard)

Analyse des mobiles qui orientent les individus dans la vie sociale (republié en 1955 sous un autre titre)

1939 : « les caractéristiques des classes moyennes »

Sociologie économique et démographie, Hermann

Elu à la chaire de sociologie de la Sorbonne

1942 : Topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte

Bien que marié à une juive, père de deux fils juifs, il candidate au collège de France, après que Mauss en fut révoqué pour cause de judéité

1944 : Elu Professeur au Collège de France à la chaire de psychologie collective. Il n’aura jamais l’occasion de prononcer sa leçon inaugurale : il est arrêté par la Gestapo, en représailles contre les actes de résistance de son fils, de ses beaux-parents Victor et Hélène Basch[95]. Il est déporté à Buchenwald (août)

1945 : Meurt à Buchenwald en mars. Il a donc 68 ans

1949 : « Mémoire et société », l’Année sociologique, republié 1950 sous le titre La Mémoire collective, PUF

1955 : Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Rivière, introduction de son ami et disciple Friedmann

1972 : Karady introduit et réunit une  série d’articles dans Classes sociales et morphologie, Minuit. Sur les classes sociales (1905, 1920, 1939) ; sur la psychologie collective (1929, 1938) ; sur la politique foncière (1908, 1920), la morphologie religieuse (1935), la nuptialité (1935) ; sur la théorie et la méthode, les probabilités (1923), sur la notion épistémologique de loi en sociologie (1933), sur la statistique (1935), et sur la méthode de Simiand (1936)

2002 : réédition par Paugam de Les Causes du suicide, PUF

2003 : biographie de Annette Becker sur Halbwachs

 

(*) Né en 1967, Matthieu Béra est Maître de conférences de sociologie à l’Université Montesquieu Bordeaux 4. Docteur en sociologie (Paris), il est aussi diplômé de l’IEP de Paris et certifié de Sciences économiques et sociales. Dans le prolongement de sa thèse qui traitait de la critique d’art dans la presse, il a publié divers articles sur la critique d’art (ainsi dans les revues Réseaux, Hermès, ou Sociologie de l’art, L’Harmattan) et il a étendu son analyse aux phénomènes de la critique en matière de publicité et de concurrence (voir son article sur ce point dans les Archives de philosophie du droit, Dalloz, 2005, récemment parues).

M. Béra est l’auteur d’une Sociologie de la culture, A. Colin, 2003 (en collaboration avec Y. Lamy), et il prépare un ouvrage intitulé Critiquer l’art qui devrait paraître en principe aux éd. de La Découverte dans les prochains mois.

 

 

 

 

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© THÈMES     II/2005

 



 

 

 

[1] Annette Becker, Maurice Halbwachs. Un intellectuel en guerres mondiales 1914-1945, Agnès Viénot éditions, octobre 2003, 479 pages

[2] Ce texte sera jugé sans doute trop dense par certains lecteurs habitués à des notes de lecture courtes et synthétiques. Je n’ai pas pu me résoudre à cet exercice, optant un peu malgré moi pour une forme beaucoup plus analytique et systématique. L’appareil de notes paraîtra pour cette raison démesuré et peu compatible avec le genre ! Je m’en excuse par avance, en espérant que la lecture de ce texte ne sera pas ni gênée ni gâchée par les notes, au contraire, qu’on y trouvera l’occasion pas trop mal réussie de multiplier les voix (au sens de la polyphonie de Bakhtine), et les voies (au sens des pistes de réflexion). On y trouvera en général des références externes (ouvrages), des précisions sur les passages cités, sur des personnages, mais aussi des commentaires plus subjectifs que dans le corps du texte. Un principe cependant a été retenu : on peut se passer des notes, ce qui est le propre de cet appendice, à un certain niveau de lecture donné.

[3] N’est-il pas même unique ? En règle générale, les sociologues se chargent eux-mêmes de cette tâche (par exemple, Stephen Lukes et son Durkheim, ou Koestler et son Weber. Ou Aron par lui-même…). On imagine que les historiens en font autant de leur côté.

[4] Le numéro 1 de la revue d’Histoire des Sciences Humaines (1999) lui est consacré ; un chapitre dans Jean-Christophe Marcel, Les dukheimiens entre les deux guerres, PUF, 2000 (que Becker a oublié de lire) ; le chapitre 6 d’Hervieu-Léger et Willaime, Sociologies et religion, PUF, 2001 ; la réédition 2002 de son ouvrage de 1930 aux PUF, Les Causes du suicide… Tout cela après les travaux de Namer sur la mémoire collective, de Victor Karady pour la réédition d’articles parus depuis longtemps et introuvables en 1972, de Craig, « Halbwachs à Strasbourg, RFS, XX, 1, 1979 ou de Verret, 1972. La phrase de Bourdieu qui est mise en exergue du numéro de HSH « on ne reconnaîtra jamais assez toute la dette que l’on doit à H » répare très mal l’absence totale de travail de mémoire que Bourdieu a entrepris à propos de cet auteur. Son grand ouvrage La Distinction (1979), qui n’aurait jamais pu exister sans les travaux de Halbwachs ne le mentionne jamais ! L’index est assourdissant par son silence. Mais ceci est un autre sujet, qui concerne l’individu Bourdieu et ses pratiques.

[5] il suffit d’engager quelques conversations avec des collègues sociologues pour s’en convaincre. Cet article doit beaucoup aux discussions hebdomadaires que j’ai eues avec Jean-Patrice Lacam (politologue à Bordeaux 4) à propos de notre lecture parallèle des Cadres sociaux de la Mémoire depuis quelques mois.  Il doit aussi à ma femme, historienne et sociologue, passionnée par les questions de mémoire, et à mon père, qui me fait partager les résultats de ses nombreuses lectures sur le phénomène de la guerre (14-18, 39-45, Algérie, Sécession, guerre de Péloponèse, polémologie de Bouthoul, etc.)

[6] Il en fallait alors décidément beaucoup pour obtenir une nomination à l’Université, étant donné la rareté des places, la nouveauté des sciences sociales et le faible nombre d’étudiants. Aujourd’hui, on accède au supérieur avec difficultés mais aussi avec des parcours bien moins brillants et précoces. Il faut dire que l’on compte 40 000 titulaires et 2 millions d’étudiants ! L’échelle n’est plus la même. Tous les ans, pour donner un ordre de grandeur sur la sociologie, une quarantaine de postes de MCF sont ouverts au recrutement et à la mutation (les deux sont mêlés) et une vingtaine de poste de professeurs. A l’époque de Halbwachs, il existait quatre chaires de sociologie ! Notons cependant qu’il existait de tout temps des failles : Mauss ne fut ni normalien ni docteur (mais agrégé de philosophie) et cela ne l’empêcha pas d’avoir un poste à l’école pratique des hauts études, puis au Collège de France. 

[7] Le concept de « culture de guerre » autour duquel s’affrontent quelques historiens est défendu par Becker et Audoin-Rousseau depuis 1994 (Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°41, janvier-mars) et Becker, Winter, al. Guerres et cultures, 1914-1918, Colin, 1994. Leur définition est la suivante : c’est « le champ de toutes les représentations de la guerre forgées par les contemporains » .  On est donc dans une histoire culturelle, comme le souligne Poirrier dans sa récente synthèse Les enjeux de l’histoire culturelle, Seuil, 2004, qui évoque la notion dans son chapitre 9, « des sensibilités » de la partie 2 « les territoires de l’histoire culturelle ». On comprend bien, à la lecture de cette synthèse, ce qui oppose une histoire culturelle des sensibilités et de l’expérience individuelle (du combat, de la mobilisation et de la démobilisation, etc.) d’une histoire sociale, plus collective, à la manière de l’école des Annales, qui se fonde sur les statistiques. On reviendra sur cet aspect méthodologique.

[8] C’est précisément l’un des aspects controversé chez les historiens de la guerre : les individus ont-il adhéré spontanément à la guerre ou ont-il été largement embrigadés, soumis, forcés ?

[9] Contrairement à Mauss (1873-1950) qui part à la guerre à 41 ans, ou au jeune fils de Durkheim (1858-1917), André (1892-1916), qui y mourra.

[10] Son maître Bergson (1859-1941) veut éliminer tous les universitaires allemands qui séjournent en France !

[11] On a coutume d’appeler ainsi les membres rapprochés de l’équipe formée par Durkheim autour de sa revue L’année sociologique de 1896 jusqu’à la guerre.

[12] Thomas est son ami et « mentor », c’est à dire son « guide, conseiller sage et expérimenté » (Dictionnaire Robert).

[13] Sur Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), on peut lire : « nourri d’un pacifisme intransigeant » quand la guerre arrive, il n’en devient pas moins un engagé volontaire à 46 ans, « pacifiste artilleur », qui rédige sur le font De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées, réédité en 1919, Mars ou la guerre jugée ) (Encyclopédie universalis).

[14] On connaît le sort du Ministre Caillaux (1863-1944) qui multiplia les initiatives pour négocier en secret une paix avec les pays neutres et ennemis, fut démasqué, accusé de trahison par la presse nationaliste (pléonasme !) et fut arrêté en janvier 1918, jugé et condamné par la Haute Cour de Justice en janvier 1920 à trois ans de prison. Il fut néanmoins amnistié (Dictionnaire d’histoire universelle, Michel Mourre)

[15] Le beau-père de Halbwachs est par ailleurs Président de la LDH en 1926.

[16] Gabriel Marcel (1889-1973)

[17] Selon A. Becker, il y avait à l’époque seulement deux auteurs qui pouvaient se targuer d’avoir pensé la mémoire : Aby Warburg (1866-1929), qui  s’inspirait de Durkheim, et Walter Benjamin (1892-1940), qui paraît avoir été d’une clairvoyance extraordinaire et qui n’a jamais négligé de penser la guerre et la violence (« Sur le concept d’histoire »).

[18] On constate que l’historienne subsume sous la même expression « vivre la guerre » deux expériences distinctes, selon qu’on soit allé au front ou non. Elle estime ici qu’il vient de « vivre » la guerre, comme s’il avait été engagé. Peut-être est-ce là l’indice de l’une des hypothèses fortes des historiens de la « culture de guerre » (et des fondateurs du l’historial de la grande guerre de Péronne), qui contestent ou relativisent l’opposition front / arrière : il y aurait une culture de guerre commune aux deux parties. On peut discuter cette hypothèse et se demander (quand même !) s’il n’existe pas une irréductibilité radicale entre les hommes du front, préposés à la tuerie, et les populations de l’arrière qui la vivent par délégation, sans engagement physique ni risque vital. Le raccourci de Becker ne nous convainc pas du tout et il ne paraît motivé que par une idée implicite, sans doute partagée par les historiens adeptes de l’empathie compréhensive : il n’est point besoin d’être César pour comprendre César (Simmel le disait aussi, et il fut repris par Weber dans ses écrits épistémologiques). Becker justifie ainsi le fait qu’elle peut « comprendre » l’expérience de la guerre sans l’avoir faite, elle non plus. Mais une telle expérience est-elle vraiment transmissible ? ou même racontable, comme le soupçonnait Benjamin (qu’elle reprend sur ce point sans en tirer les conséquences pour elle-même).

[19] Elle est associée depuis plus de dix ans aux travaux de son propre père Jean-Jacques Becker. Ils ont cosigné (avec d’autres) un ouvrage chez Colin en 1994. Elle est à présent professeur d’histoire contemporaine à Paris X, comme son père le fut lui-même. Elle est également directrice de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, dont son père fut l’un des initiateurs et le Président (Cf Poirrier, p. 195).

[20] Les recrutements universitaires ont décidément bien changé. Il est vrai que la France ne sort pas d’une terrible guerre !

[21] Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Albin Michel, 2003. Signalons en passant que ce livre prometteur est décevant. Il vise l’étude poétique (au sens littéraire) de la forme « compte-rendu » telle qu’elle a pu être pratiquée par un historien célèbre qui l’appréciait. Il aboutit à un ouvrage très peu problématisé et décousu dont on ne saisit plus, in fine, le but. 

[22] Ce qui en fait le premier et véritable introducteur de Weber en France. Ce point est souvent ignoré par les manuels de sociologie (en partie parce qu’ils négligent les travaux de Halbwachs), voire même (ce qui est bien pire) par les ouvrages qui traitent de la réception de Weber en France ! (Hirschorn par exemple), qui préfèrent évoquer la figure de Aron. Lui-même se présente comme le premier connaisseur et introducteur de Weber (La sociologie allemande contemporaine, 1935, et La Philosophie critique de l’histoire, 1938), au point de ne pas évoquer les ouvrages de Halbwachs dans ses Mémoires (qu’il n’a visiblement pas pris la peine de lire sérieusement, tant ses réticences à l’égard de Durkheim étaient fortes). En outre, Halbwachs ne s’est pas contenté de recenser les ouvrages de Weber, il a fait travailler cet auteur dans Les Cadres sociaux de la mémoire (1925) aux chapitres sur les classes et la religion, de telle manière qu’il est impossible de considérer que son influence eût pu être seulement superficielle (pour le dire autrement : elle fut essentielle).

[23] Par exemple « représentations individuelles et collectives », Revue de Métaphysique et morale, 1898. Ou « Jugements de valeur et jugements de réalité », même revue, 1911. Réédités dans Sociologie et philosophie, PUF, 1996 (1924).

[24] Elle cite celui de Dugas, la Mémoire et l’oubli, 1917, Flammarion, « qui n’a pu lui échapper » (p.207). Disons qu’il ne lit pas dans ces ouvrages les mêmes choses que Becker.

[25] Il a également publié une recherche et un ouvrage sur l’aphasie, ce qui n’est pas banal pour le futur spécialiste de la cure par la parole. L’Aphasie, une étude critique, 1891.

[26] Il travaille lui-même sur ses rêves d’après guerre dans les premiers chapitres des CSM, pour les distinguer du travail de la mémoire et des souvenirs. Alors que le rêve évacue le social, les souvenirs sont toujours insérés dans des cadres sociaux. Se souvenir, c’est restituer les cadres du passé et reconstruire à chaque fois quelque chose, en fonction des besoins présents.

[27] Ouvrage réédité en 2002 chez PUF et introduit par Serge Paugam, sociologue spécialiste de l’exclusion et de la disqualification sociale. Dans la préface, il développe l’idée selon laquelle Halbwachs s’oppose en de nombreux points à son maître Durkheim (titre de la préface)… Selon lui, Halbwachs « a élaboré dans ce livre une sociologie compréhensive du suicide » (préface, p. XXXV). Que choisir, entre un sociologue qui estime qu’un sociologue a rompu avec Durkheim sur des points essentiels, et une historienne qui assimile le même sociologue à Durkheim, fondateur d’une discipline dont, visiblement, elle ne maîtrise pas très bien les tenants et aboutissants ? La réponse (d’un sociologue) va de soi.

[28] Fidèle à sa méthode d’historienne, Becker a deux sources majeures : les carnets (journaux) du chercheur et sa correspondance avec sa femme. Ce qui lui permet de confronter ce qu’il écrit en privé, à son amour ou à lui-même, et ce qu’il a décidé d’écrire en public. Elle lui reproche souvent de ne pas reprendre les idées suggestives, spontanées et plus justes (ou « humaines » juge-t-elle) de ses écrits privés. Elle lui reproche de gommer son humanité dès lors qu’il écrit pour un public savant. C’est exactement la thèse qui court dans l’ouvrage passionnant de Pierre Birnbaum, Géographie de l’espoir (Gallimard, 2004) : ce sociologue reprend certaines figures de l’histoire de la sociologie (Marx, Durkheim, Simmel, etc.), d’un point de vue biographique, là aussi, pour montrer qu’ils ont refoulé leur appartenance communautaire qui les ancrait dans le judaïsme, en pensant qu’ainsi ils feraient plus « science ». Birnbaum, dans la même vaine que Becker (de ce strict point de vue) estime qu’il est tout à fait possible de partir de soi, de prendre dans ce qu’on a de plus intime en soi, (ce qu’il estime être son appartenance identitaire ou communautaire, en présupposant qu’elle soit ce qu’on a de plus intime), pour faire science.

[29] Ironie du sort qu’il ne pouvait évidemment prévoir : son beau frère Basch se suicidera en 1940, son propre fils fera de même à son retour de camp.

[30] Becker lui reproche donc de ne pas s’être fié à son bon sens et son intuition, aux témoignages directs, et d’avoir préféré la source officielle de la statistique nationale, à laquelle elle n’accorde quant à elle aucun crédit, surtout en temps de guerre : « un phénomène comme le suicide ne peut qu’être sous estimé voire totalement masqué  en particulier en temps de guerre » (p. 236). Ce point a été souvent discuté par les sociologues et constitue un clivage. Un américain (Douglas, The social meaning of suicide, 1972) conteste radicalement les données quantitatives sur le suicide qui sont nécessairement faussées par les enjeux sociaux qui les surdéterminent. Leur recension ne peut pas être exacte, certains groupes masquent les drames familiaux. Sans compter évidemment que l’analyse statistique ne dit rien de la signification des actes (questionnement qu’avait voulu exclure, précisément, Durkheim en 1897). Si Becker était sociologue, elle appartiendrait au courant ethnométhodologique américain (ou à l’interactionnisme symbolique) qui refuse toute approche quantitative. Reconnaissons avec elle que l’enregistrement statistique des suicides en temps de guerre est pour le moins illusoire ! Ne serait-ce qu’en admettant que la guerre de 14-18 fut d’une certaine façon un vaste suicide collectif. Nous rejoignons totalement Becker sur ce point.

[31] On a un exemple du procédé fort malhonnête qu’elle peut mettre en marche : sous prétexte qu’il considère que les taux de suicide diminuent en temps de guerre, comme le présupposait aussi Durkheim en 1897 (une population en effervescence sociale, mobilisée par une forte conscience collective, rassemble ses individus autour d’une solidarité forte qui leur interdit de se suicider), sous prétexte par conséquent (pense-t-elle) qu’il refuse de voir en face la dureté de la guerre, il n’accorderait aucun intérêt à la guerre et refoulerait son caractère brutal en se réfugiant derrière des (fausses) données statistiques. L’hostilité de Becker à l’égard de l’approche quantitative de la réalité sociale s’exprime ici dans toute sa splendeur, sur le dos de Halbwachs.

[32] Reconnaissons que c’est aussi ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage. Comme le démontrent très bien les études littéraires et les théoriciens de la lecture, quand l’auteur déçoit ou surprend les attentes de ses lecteurs, il produit une émotion.

[33] Je pense à eux en particulier car ils furent ses collègues à Strasbourg et furent très influencés par Durkheim. Sur la naissance de l’école des Annales et leur coloration éminemment durkhiemienne, on peut lire le court ouvrage de Dosse, L’histoire en miettes, Des Annales à la nouvelle histoire, 1987.

[34] Sa pré-science est en effet étonnante. Elle tranche avec l’attitude d’Arendt, future théoricienne du totalitarisme, ou Aron. Bien que juifs tous les deux. L’une est même l’amante de Heidegger, auquel elle ne put jamais en vouloir, l’autre étudie les philosophes et théoriciens allemands ; il a beau assister, comme il le raconte, à des meeting de Hitler, il n’en tire pas pour autant une quelconque vision pour le futur. Il est tout comme Halbwachs, bien plus marqué par l’affaire Dreyfus que par la guerre de 14-18 qui ne constitue pas pour lui non plus un sujet d’attention. Il y viendra cependant après sa nomination au collège de France et ses écrits sur Clauswitz.

[35] La notion est de George Mosse, l’un des historiens anglo-saxon les plus utilisé par l’école de la « culture de guerre ».  Cf De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Hachette, 19999 (1990 Oxford)

[36] Il est animé par la même sensibilité qu’un Stéphane Sweig, qui se suicide en 1940 avec sa femme, alors qu’il est réfugié aux EU, désespéré par la folie européenne qui reprend. Benjamin se suicide aussi en 1940 à la frontière espagnole, alors qu’il vient d’être dénoncé comme juif, avant d’être pris par les nazis.

[37] 1891-1970. Il a été l’un des fondateur de la sociologie empirique des pratiques cultuelles de la France catholique. En 1943, paraît son Introduction à l’étude de la pratique religieuse en France, PUF

[38] Cf l’ouvrage de 1942. En 1925 déjà, il avait publié un ouvrage sur Les Origines du sentiment religieux chez Durkheim.

[39] Ses deux fils sont juifs, pas sa femme. Ce serait un autre sujet, bien entendu, mais rien n’est dit sur l’attirance des Halbwachs, frère et sœur, pour la culture juive. Tous les deux se sont mariés à des Juifs et se sont donc inscrits dans des belles-familles de cette tradition religieuse, sans se convertir pour autant.

[40] En outre, elle ne justifie pas la césure de 1930 qui structure son plan.

[41] qu’elle n’analyse pas du tout, ni ne relie à Durkheim (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912), ni à Mauss, ni à Weber. En réalité, Becker fait l’impasse sur la sociologie des religions, alors qu’elle a fondé et largement structuré les travaux de ce qu’on appelle « l’école durkheimienne » (en réalité, les travaux des collaborateurs de l'Année sociologique depuis 1896 :  Hubert, Mauss, Hertz, etc.). 

[42] Dans « La culture de guerre », avec Audoin-Roussean, dans Sirninelli (dir), Pour une histoire culturelle, 1997, Seuil, pp. 266-267.

[43] Ce dernier est agrégé de philosophie, professeur à Paris (Henri IV). Le parallélisme de Jeanne et de Maurice est frappant : tous les deux se sont mariés avec des juifs. Le mari de Jeanne a le même diplôme que son père et que son frère.

[44] Cette candidature reste mystérieuse et Becker ne donne aucune clé pour la justifier. Y a-t-il été encouragé par Mauss lui-même, ce qui aurait eu un puissant effet déculpabilisant pour ne pas dire anesthésiant (de même que Bloch a pu encourager Febvre à poursuivre la publication des Annales) ? Mauss l’y a-t-il incité pour que les durkheimiens continuent d’occuper les places fortes ? (hypothèse de mon ami Jean-Patrice Lacan) . Si tel fut le cas, alors l’attitude de Mauss serait fort éclairante sur les juifs de France : du fait de leur totale intégration (subjective), ils ont sous estimé la gravité de ce qui leur était infligé, ne pouvant imaginer les conséquences de ce fichage, de ces incitations administratives à s’auto-déclarer à la Préfecture. Le pire de cet antisémitisme d’Etat était qu’il a pu sembler acceptable aux les juifs eux-mêmes, par son incongruité, en plus d’avoir été toléré par les autres. Personne ne pouvait saisir alors les enjeux terribles de cet étiquetage systématique. Ni Halbwachs, pourtant marié à une juive ayant ainsi deux fils juifs.

[45] A la partie démographie du tome VII, intitulée « l’espèce humaine ». Chap 3 sur la population des groupes ethniques.

[46] Namer a une thèse intéressante sur ce sujet : il estime que le thème de la mémoire collective en en soi un acte de résistance dans un monde qui veut tout oublier, refouler du passé immédiat. Se souvenir et travailler sur l’acte de mémoire, c’est lutter contre la tendance collective à l’oubli. Hannah Arendt montrera très bien ensuite qu’il existe une relation consubstantielle entre le totalitarisme et l’annulation du passé. Halbwachs ne va pas si loin à l’époque, même si on peut retenir avec Namer qu’il résiste, effectivement, à l’annulation ou l’accélération du temps.

[47] La vie en plus, souvenirs, 1981

[48] Sur les débuts très controversés de l’INED (et très peu connus ou discutés), Laurent Thévenot, « La politique des statistiques. Les origines sociales des enquêtes de mobilité sociale », Annales ESC, 6, 1990

[49] Elle n’épargne pas le pauvre sociologue, une dernière fois, en l’englobant dans une critique générale : « il est un bon exemple de cette espèce de schizophrénie qui s’empare de tous ceux qui bien que partisans et même acteurs de la résistance, ne passent pas dans la clandestinité » (p. 372)

[50] Le livre se termine sur les témoignages de survivants de Buchenwald (août 44-mars 45) qui ont pu apercevoir Halbwachs. Elle s’efforce de reconstituer son passage au camp par ce biais fragile, ce fil ténu. Il est étonnant d’ailleurs qu’elle y parvienne assez bien. Tant d’autres ont été supprimés dans l’oubli total et l’invisibilité la plus souveraine.

[51] En réalité, rien ne me prédisposait spécialement à en faire un compte rendu aussi fouillé si je n’avais pas été remué par cette agressivité d’une biographe à l’égard de son personnage. Je n’avais jamais eu une telle expérience de lecture et j’ai voulu comprendre ce qui pouvait motiver cette attitude. Pour ce faire, il a fallu en passer par une explicitation des arguments (souvent faibles) de l’historienne. Cet article devient donc pour moi, sociologue en titre depuis sept années, un moyen de défendre un auteur que j’apprécie et qui appartient au « panthéon » de la discipline à laquelle j’ai décidé d’associer ma vie intellectuelle, contre des attaques parfois discutables (et je les discute, précisément) d’une historienne qui commence à être connue pour une certaine prédisposition agressive et polémiste. Sur cette polémique interne à la discipline historique, on peut lire Elise Julien, « A propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale », Labyrinthe, printemps-été 2004. Merci à Sophie Deshayes de m’avoir communiqué cet article qui retrace les grandes lignes de la controverse (non close). Ou Rémy Cazals, « 1914-1918. Oser penser, oser écrire », Genèses, 46, mars 2002.

J’avoue, au terme de ce travail, ne pas être parvenu à mes fins. Je ne comprends pas bien les raisons de son agressivité, qui ne peuvent être motivées selon moi seulement par des affiliations et des attachements épistémologiques (expliquer versus comprendre, holisme versus individualisme ; quantitaif versus qualitatif, etc.). Cette réflexion m’a moi-même rendu trop agressif, sans que je sache non plus pourquoi ! Rien de plus contaminant que l’agressivité.

[52] Elle n’hésite pas à citer des passages tirés de sa correspondance privée (avec sa femme) où il développe des idées racistes qu’un triste militant FN ne formulerait pas autrement.

[53] Notons que cela n’a pas nuit à la qualité de son travail et l’importance de ses intuitions. Pourquoi le lui reprocher alors ? Les raisons sont à chercher ailleurs.

[54] L’historien, comme le sociologue d’ailleurs (cf. Foucault sur la question des sciences humaines dans Surveiller et punir, 1975), emprunte souvent la posture du procureur, de l’inquisiteur, qui veut faire passer ses sujets aux aveux. S’ils ne sont plus là pour se défendre et répondre, tant pis pour eux ! On dira à leur place ce qu’ils ont voulu dire et penser ! la position forte occupée nécessairement par le biographe est traditionnellement compensée, sur un plan déontologique, par une admiration voilée ou exposée. Rarement le déséquilibre des forces entre un mort et un vivant qui a la parole (configuration que l’on retrouve dans Le Suicide de Durkheim! ) ne se trouve encore accru par des positions hostiles et agressives du vivant. Il y a quelque chose qui, éthiquement, passe mal. (Une éthique il est vrai fondée en totalité sur le sentiment procuré par l’habitude et les attentes afférentes à ce genre littéraire).

[55] On mesure ainsi le risque pour l’historien de se lancer dans cette entreprise. Ce qui explique qu’aucun ne l’avait fait jusqu’ici. On peut évoquer la figure de François Dosse, historien des idées, qui essaie de suivre des courants (le structuralisme, l’école des Annales), des penseurs (Ricoeur, De Certeau), voire des tendances (l’humanisation des sciences humaines). Il ne s’est jamais risqué à suivre un sociologue, en dépit de ses connaissances et de son talent.

[56] Du moins dans la partie 2. La partie 4 relève d’un autre genre, de l’hommage pudique, où l’historienne se tient soudain en retrait. L’agressivité se reporte sur d’autres, comme on l’a vu. La véhémence de l’auteure n’a pas été notée, à notre connaissance, par les CR de l’ouvrage.

[57] Il est pourtant principiel, en psychanalyse, de ne pas tenir le sujet pour responsable de son inconscient.

[58] Pour reprendre la vieille dichotomie épistémologique entre l’explication par des forces extérieures (des causes) et la compréhension par des raisons intérieures. Cf. Berthelot, Epistémologie des sciences sociales, PUF, 2001.

[59] C’est une technique rhétorique redoutable : pour fonder (en apparence) l’existence de la proposition A, on met en scène les facteurs dont dépendent A. La focalisation de l’attention sur les variables déterminantes de A [A=f (x, y, z)] permet de présupposer que A existe. 

[60] Cela n’est peut-être pas étranger au courant durkheimien qui a toujours considéré les conflits sociaux, la lutte des classes, la rivalité des hommes et la violence comme des sujets marginaux, des « pathologies » du social dont le cours normal devait être consensuel. On parle d’ailleurs à leur propos de « sociologues du consensus ». On est aux antipodes, chez les socialistes républicains et sociologues durkheimiens (Durkheim, Simiand, Mauss, Halbwachs, etc.) de la vision marxiste beaucoup plus dure et réaliste du monde social. Ce clivage est toujours important au sein des sociologues contemporains.

[61] « il ne veut ni ne peut penser l’oubli » (Cf le passage intitulé « oublier l’oubli » p. 211 et s), le deuil, la souffrance, la douleur, bref, ce qui constitue l’expérience véritable de la guerre. L’hypothèse sous-jacente est pour le moins hardie : qu’est-ce qui autorise Becker à faire de l’oubli l’expérience fondamentale de la guerre ? Qui lui dit que les combattants ne sont pas au contraire hantés par leurs combats ? Qu’ils ne parviennent pas à trouver le sommeil ni la tranquillité parce que les combats reviennent toujours à leur esprit ? Ne pas en parler aux autres, ce n’est pas nécessairement oublier !

[62] C’est une pratique qui est proposée ici ou là par certains audacieux. Dans le genre spectaculaire, je pense au politiste Bernard Lacroix, Durkheim et le politique, 1981 et son analyse dite « régressive » de son personnage (pp. 130 et suivantes). Il n’hésite pas à s’engager dans une interprétation oedipienne de l’investissement scientifique de Durkheim, allant jusqu’à écrire : « la crainte de la castration est devenue pour Durkheim un destin » (p. 153). Ce long passage édifiant laisse très sceptique. On parle « d’interprétation sauvage » en psychanalyse à chaque fois que celle-ci ne peut être contrôlée par l’analysé lui-même, alors qu’il est quand même censé être à l’origine des interprétations qui ont rapport à son fonctionnement interne ! Plus grave, ces interprétations intuitives sont totalement irréfutables. Becker ne va pas si loin, heureusement (ou malheureusement, si l’on pense que l’interprétation psychanalytique est la véritable clé de son explication non assumée dans ses conséquences ultimes). En note de la page 161, elle dit se refuser à « une psychanalyse sauvage d’Halbwachs, qui n’est d’ailleurs pas dans mes compétences ».  Elle envisage néanmoins de distinguer la part de l’inconscient de la part du choix stratégique, politique et intellectuel, dans « les choix (sic) de mémoire et les choix (resic !) d’oubli ».

[63] C’est le titre du chapitre 2 : « Refouler la guerre ? ».

[64] p. 152 : la culpabilité du non combattant qui l’habitait pendant le conflit s’est muée en « complexe du faux survivant dans les années suivantes » ; p. 174 : la culpabilité d’avoir survécu à l’épreuve, celle de ne pas combattre ; p. 229 : il a voulu comme tous ses contemporains se débarrasser de la culpabilité de la violence et de la tragédie, à quoi on peut rajouter pour lui le fait de n’avoir pas combattu. Mais pourquoi une telle résistance ? (p.229).

[65] Sans doute est-ce  là une tendance de sociologue générique que de reprocher à l’historien générique de ne pas chercher à déterminer des relations nécessaires. Mais au moins ce travail quantitatif ou typologique (au minimum) permet-il de supprimer des intuitions ou des stéréotypes faux. Au final, on n’est pas très avancé sur la question : participer à la guerre induit-il une attitude silencieuse ou bavarde ? S’il n’existe pas de relation, alors il est impossible de reprocher à Halbwachs d’avoir refoulé la guerre comme tous ceux qui ont souhaité la faire et en ont été empêchés ! En outre, le travail de guerre réalisé par Halbwachs autorise-t-il à dire qu’il n’a pas fait la guerre ? Elle semble penser d’abord que non, comme on l’a souligné (elle parle de son « expérience de la guerre ») et que oui ensuite (il culpabilise parce qu’il ne l’a pas faite).  Cherchez l’erreur…

[66] Le cas Bloch. 1921 : « réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre » Revue de synthèse historique repris dans Ecrits de guerre, 14-18, Colin, 1997. Il rédige ses souvenirs pendant sa convalescence, pour ne pas oublier.

[67] On pourrait encore chercher à préciser les formes d’adhésion à des croyances, comme nous y invite un sociologue de la culture populaire (Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970, 1ère éd. 1957) selon lequel il existe une forme d’adhésion populaire qui consiste à y croire sans y croire…

[68] Sur la question des controverses scientifiques, je conseille la lecture de l’ouvrage de Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, PUF, 2003, notamment l’introduction qui fait un bilan de la question. La revue Politix a monté depuis le dernier numéro une rubrique « controverse » qui vise à explorer plus systématiquement cette question. Une recension de l’ouvrage de Raynaud devrait être publiée prochainement, écrite par moi-même. 

[69] Notons au crédit de Becker que les deux causes, personnelles et collectives, ne sont pas incompatibles et peuvent même se renforcer.

[70] On ne sait pas grand chose au final de cette sœur, qui souffre d’un traitement trop inégal, alors que la 1ère partie montrait tout l’intérêt du parallélisme. Le livre ne propose pas de biographie, ne dit rien de sa formation (on la devine professeur de philosophie dans le secondaire ?). On ne sait pas ce qu’elle devient pendant la seconde guerre, comment son mari parvient à survivre, bien que juif (ON sait par exemple que le vieux Mauss est selon Fournier, son biographe, caché pendant toute la guerre par des anciens étudiants dont certains sont collaborateurs !).

[71] On pense bien sûr aux jeunes néo-nazis qui profitent de la pudeur (qui est une forme de l’oubli) des sociétés occidentales sur le nazisme, les crimes de guerre, et ses auteurs principaux (Hitler par exemple) pour développer des pratiques provocatrices. Exister en exploitant les ressources constituées par les tabous collectifs, c’est évidemment une piste pour une frange de la population désœuvrée en mal d’attention.

[72] En outre, le fait de combattre ne rend pas nécessairement « belliciste » (Cf Alain), ni muet, puisque ce philosophe a écrit sur le sujet.

[73] Elle cite des spécialistes du trauma : Louis Corcq, Les Traumatismes psychologiques de guerre, Jacob, 1999 ; C Caruth, Unclaimed experience : trauma, narrative and history, Hopkins U presse, 1996.

[74] « Le conteur », 1936, œuvres 3.

[75] Page 174, un passage est  particulièrement dur : « la conception même de la sociologie d’Halbwachs à la sortie de la guerre n’en est-elle pas aussi –et dans les profondeurs de sa réflexion intellectuelle - responsable [de la non prise en compte de la guerre] ? ».

[76] Voir sur notre petit schéma la flèche qui rejoint en bas les deux rubriques.

[77] Elle s’en prend à cette « prétention scientiste » inspirée par Durkheim (p.176).

[78] Il est « aveuglé par son sociologisme » et il « ne pouvait retenir de telles idées [psychologiques] sur la mémoire et l’oubli ».

[79] Il faut entendre ce terme au sens de Durkheim, repris par Bachelard, de la rupture épistémologique : en considérant les faits sociaux comme « des choses », des objets, on vise à rompre avec l’évidence du sens commun qui a une fâcheuse à tendance à naturaliser le social, ontologiser la réalité (la considérer comme un être). L’objectivisme rompt avec ce sens commun grâce à des techniques d’objectivation (la statistique, le comparatisme historique ou culturel, etc. ). Berthelot définit ainsi l’objectivisme, qui est une attitude scientifique, (à ne pas confondre avec l’objectivité) : « position considérant que les phénomènes sociaux et culturels doivent être appréhendés de l’extérieur, comme des choses, indépendamment de la signification spontanée que l’on est susceptible de leur accorder » (dans Berthelot, Sociologie. Epistémologie d’une discipline. Textes fondamentaux, De Boeck, 2000, p. 453).

[80] Son refus patent de la psychologie individuelle l’amène à un aveuglement théorique (p. 215).

[81] L’évolution de la mémoire et de la notion de temps, 1928 qu’il lit seulement en 1942. Mais pouvait-il le lire avant 1925 ? !

[82] Elle reproche en fait plusieurs choses inconciliables à son auteur : d’abord, de ne pas avoir fait la guerre et donc de ne pouvoir la comprendre (introspection) ; d’autre part de ne pas avoir essayé de la comprendre à travers les récits et témoignages des combattants (empathie).  Peut-elle lui reprocher dans un même mouvement de ne pas avoir exploité sa perception subjective de la guerre (ses souvenirs, ses observations même indirectes) et son expérience personnelle d’une guerre qu’il n’a pas faite  ?

[83] Remembering. A study in experimetal psychology, 1932,

[84] Cf. les phrases de Durkheim sur le refus de l’introspection, ou la nécessité de considérer les faits sociaux « comme des choses » dans les Règles de la méthode sociologique de 1895. Cependant, Mauss et Halbwachs furent beaucoup plus sensibles à la psychologie qu’elle ne le dit et furent de sérieux artisans d’un rapprochement entre sociologie et psychologie. Les positions de Durkheim sont également très complexes, comme le montre Laurent Mucchielli dans La Découverte du social, sans parler de la relation ambiguë de la sociologie compréhensive avec la psychologie. Cf. les Essais sur la théorie de la science de Weber dans lesquels il écrit que « la sociologie compréhensive n’est pas une psychologie ».

 

[85] Pour reprendre le titre de l’ouvrage du phénoménologue Jules Monnerot, paru en 1927.

[86] Moment important dans l’histoire de la sociologie. Aron y consacre un chapitre dans ses Mémoires, 1983. On sent qu’il fut marqué au fer par cet épisode douloureux où Fauconnet, Bouglé et Halbwachs lui dirent des choses blessantes.

[87] elle ne le dit pas dans ces termes ni ne cherche en fait à entreprendre un tel programme de recherche. C’est un prolongement que nous envisageons à partir de ce qu’elle a écrit.

[88] Exactement à la manière de Weber, adepte de la sociologie compréhensive, qui dans sa célèbre étude sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) propose le raisonnement suivant : la croyance au dogme de la prédestination produit une telle insécurité intérieure, une telle angoisse, que l’individu tente par tous les moyens de découvrir des signes objectifs de son élection divine, même s’il sait qu’il n’obtiendra jamais aucune certitude. Cette angoisse induit un ascétisme et une activité économique effrénée (c’est de la psychologie des religions, inspirée par Münsberg, selon les sources de Weber lui-même). Certains ont discuté cet enchaînement (Knappen s’est demandé pourquoi une telle angoisse ne déboucherait pas aussi bien sur un fatalisme et une inaction désespérée.)

[89] Processus qui est décrit dans Norbert Elias, Engagement et distanciation, qui est sans doute inspiré des idées suggestives de son professeur ( ?) Simmel qui parlait, lui, de la « tyrannie de l’objectivisme » et de l’intellectualisation croissante du monde, induisant une « tragédie de la culture ». Dans ce registre de reproches, elle raconte que Halbwachs fut chargé par Lévy-Bruhl de l’hommage à Durkheim (« La doctrine d’Emile Durkheim », Revue philosophique, 1919). Selon elle, jusque dans cet article, il néglige la face d’action de Durkheim, son engagement, l’homme. Pas une ligne sur le Durkheim de 14-17, dévoué au pays (ouvrages 1915 : Qui a voulu la guerre, Colin, L’Allemagne au-dessus de tout, Colin), qui a perdu son fils et en est mort de chagrin (c’est du moins la version « officielle » qui ressort des biographies de Lukes ou de la correspondance avec Mauss). Elle nous décrit donc un Halbwachs devenu incapable d’humanité, comme une machine à raisonner. Au contraire de Mauss, qui dans l’article in memoriam de l’Année sociologique 1925, insiste sur la perte occasionnée par la guerre, qu’il faut réparer (p. 172). La source d’inspiration de son « essai sur le don » n’est sans doute pas étrangère à l’immense perte subie par la société. La symétrie est forte entre la théorie du don et l’immense perte de 14-18 (amputations, disparitions, deuils, destructions…). La surenchère destructrice des sociétés occidentales les a conduit bien plus loin qu’un simple potlach.

[90] Ce qui est en partie faux, même s’il s’autorise souvent des incursions dans ses expériences, ses rêves, ses souvenirs. Il s’agit d’introspection, effectivement, mais nullement érigée en méthodologie générale. Quant à savoir de quel « je » il s’agit (moi est un autre), toute la question est là, et le clivage épistémologique avec. Qui parle quand « je » dit « je » ? La position de Becker est pour le moins simpliste, divisant implicitement ceux qui disent « je » et ceux qui emploient des formules rhétoriques pour parler savant. En disant « je », je ne dis rien sur ce « je ». L’historienne serait inspirée de lire quelques théoriciens de la littérature sur l’énonciation (Todorov, Ducros, Greimas, Genette, Eco, etc.).

[91] Cette voie n’a-t-elle pas été initiée par Gadamer (Vérité et méthode), après Heidegger et sa critique de la technique ? Ou par Husserl et son anti naturalisme ? Il faudrait se diriger vers une phénoménologie des ethos objectiviste et compréhensive, de même que Bachelard a esquissé les grandes lignes d’une psychanalyse de la pensée scientifique.

[92] Elle décrit Halbwachs comme un bourgeois, préservé de tout, qui est soudain exposé aux feux du politique, entraîné dans la sphère publique et qui ne peut assumer ce destin. Elle juge rudement cet intellectuel universitaire, fils d’intellectuel universitaire et beau fils d’intellectuel engagé.. Il s’est intéressé au monde ouvrier, il aime observer les travailleurs, mais il ne le regarde en fait qu’à travers les tableaux statistiques, derrière ses lunettes et sa myopie (qui le réformera). Il parle des ouvriers, mais que sait-il vraiment d’eux ? Elle reproche à Halbwachs son côté cristallin, intellectuel en vase clôt, « sociologue de cabinet » comme on dit à propos de ceux qui évitent de faire du « terrain ». Il est soucieux de scientificité, garantie par la distance à l’intime et au subjectif. N’oublions pas qu’elle évoque à son propos la « schizophrénie » de ceux qui ne passent pas à l’action (la résistance) alors que tout devrait les y inciter.

[93] Selon Karady, 1/3 de sa promotion était fils d’enseignants

[94] déporté à Buchenwald avec son père, il en reviendra. Mais il se suicidera. 

[95] V. Basch est agrégé d’allemand (1885), docteur, professeur à la Sorbonne en littérature allemande (1906). Militant de la 1ère heure pour Dreyfus, adhérant et militant SFIO. Pdt de la LDH (1926). Réfugié à Lyon après l’occupation, il est assassiné par les miliciens français en 1944.