Revue de la B.P.C. THÈMES I/2014
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mise en ligne le 2 avril 2014
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Dimensions juridiques et philosophiques du couple dans l’Inde ancienne
par Mathilde Briard et
Pascal Mounien*
« Restez ici : ne vous séparez pas !
Vivez tous deux pleine durée de vie,
jouant avec vos fils et vos neveux,
vous plaisant ensemble à votre
foyer ! »
Rig Veda 10.85.42
Loin de n’être qu’une
affaire de soumission, le couple de l’Inde ancienne est empli d’une mystique
saisissante, qui ne peut échapper aux lecteurs des Veda. L’accès à cette
poétique tient à la place particulière qui est attribuée au couple de l’homme
et de la femme dans la cosmogonie indienne, mais aussi à ce qu’il symbolise.
Dans l’Inde ancienne, les Lois de Manou, particulièrement, semblent pouvoir
porter l’analyse du couple sur ce double plan de la diversité de l’expérience
et de l’unité d’une transcendance.
La civilisation
indienne, dont la philosophie à caractère conceptuel se trouve être en grande
partie au fondement de la philosophie occidentale[1], rayonne par
l’enseignement qu’elle prodigue à l’histoire de la pensée et à la philosophie
occidentale. Les textes fondateurs de cette civilisation, parmi lesquels on
trouve les Lois de Manou mais qu’il faut lire à la lumière d’apports védiques,
s’inscrivent à la fois dans un courant mystique et religieux hors-pair dans
l’histoire de l’Humanité.
Il n’en reste pas
moins nécessaire de brièvement mettre en valeur les apports de ces textes
sacrés qui précèdent les Lois de Manou. L’analyse du couple doit se faire à la
lumière de ces textes. Aussi vieux que date l’Humanité, le couple prend dans la
civilisation orientale une dimension particulière en s’inscrivant dans un
mysticisme à la fois cosmogonique et théogonique[2].
Les premières
traditions sont issues des Aryens et datent de 1500 avant notre ère avec la fin
de la civilisation de l’Indus et la première littérature religieuse indienne
constituée alors de quatre Veda :
Catur-Veda, Rig-Veda[3],
Athar-Vaveda[4], Yajur-Veda[5]
et Sama-Veda[6]. Les Veda offrent une approche à la
fois mystique et métaphysique[7],
en ce qu’ils présentent une théogonie tout en étant d’essence rituelle,
laquelle se caractérise par l’accomplissement de certains gestes, et par un
discours sur ces gestes, leur conférant un caractère sacré. Plus exactement,
les Veda constituent une liturgie fondée sur le sacrifice[8] et retracent la structure
sociale de la société de castes[9]. Ils sont issus d’une
révélation divine et manifestent donc l’ordre du monde.
Le Rig Veda étant
dédié aux Brahmanes, le Sama-Veda et le Yajur-Veda sont la référence des savants et des
philosophes, le Atharva-Veda, enfin, est dédié quant à lui aux castes
inférieures. Il y a donc autant de Veda qu’il y a de caste. Si le passage du
védisme à l’hindouisme tel qu’il se présente dans les lois de Manou est tout à
fait sensible dans la considération de la famille, il est impossible de ne pas
sentir encore en elles l’influence des révélations védiques. Ce sont à elles
que remontent en effet l’idée d’un couple métaphysiquement conçu comme une
incarnation de l’unité des principes existentiellement contraires.
Le contexte historique
et philosophique dans lequel ces documents ont été accueillis dans le monde
occidental n’est pas étranger aux interprétations qui en ont été donnés
d’abord. C’est au XIXe siècle surtout que la science indienne est découverte
par une actualisation du thème indien.
Les valeurs de l’Inde
sont mises en avant telles que le respect de la famille, l’altruisme et
les vertus de la charité universelle ou encore l’esprit de sacrifice. La portée
« poétique » de ces façons de vivre la relation à l’autre en Inde ne
peut laisser indifférente l’Europe qui est alors toute entière romantique. En
France, c’est notamment grâce à Anquetil-Duperron, qui débarqua en 1754 en Inde
et proposa une traduction de quatre Upanishad en 1787[10], que l’on a découvert
l’importance de la culture védique et brahmanique. L’érudit de cette époque lui
doit une traduction des premiers textes védiques et avestiques et donc un
rapprochement indéniable entre l’Orient et l’Occident[11]. L’apport des Lois de
Manou au regard du savoir grec et romain est une réalité, qui n’est dès cette
époque plus ignorée, comme en témoigne par exemple cette allocution d’un prêtre
d’Egypte à Solon :
« O Athéniens,
vous n’êtes que des enfants ! Vous
ne connaissez rien de ce qui est plus ancien que vous ; remplis de votre
propre excellence et de celle de votre nation, vous ignorez tout ce qui vous a
précédés ; vous croyez que ce n’est qu’avec vous et avec votre ville que
le monde a commencé d’exister ».
Ainsi, les
renseignements sur les textes de l’Inde commencent à être connus du grand
public[12] à tel point que le
scepticisme de Voltaire à propos de L’Ezour Vedam[13] n’est dès lors plus
qu’anecdotique[14].
Avec la diffusion progressive des travaux de Max Müller à partir de 1849 et de
Roth sur l’édition de l’Atharva-Veda, l’âge d’or de la philologie védique
s’affirme progressivement[15].
En 1814, une chaire de
sanscrit est fondée au Collège de France. De même que, les recherches de
Champollion provoquent un engouement pour la découverte des langues orientales
et l’essai de Bopp sur le système de conjugaison de la langue sanscrite,
comparée à celui des langues grecque, latine, persane et germanique est publié
en 1816. La grammaire comparée de
sanskrit, quant à elle, date de 1833.
La recherche
universitaire prend également des accents d’indianité. En 1881, les études
indianistes font florès sous la direction de Louis Jacolliot dans une œuvre en
15 volumes destinée à faire connaître les civilisations de l’Inde et de la
Haute-Asie au monde occidental[16]. Les mots tels que
« Manou » ou « Véda » font leur entrée dans le Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse.
Fondamentalement,
c’est dans ce contexte que s’inscrit la diffusion des traductions des Lois de
Manou. La traduction en anglais a été
réalisée par William Jones sous le titre de “Institutes of hindu law; or the
ordinances of Manou, according to the gloss of Culluca; comprising the indian
system of duties religious and civil”. Le texte sanscrit a été publié à
Calcutta en 1817 accompagné d'un commentaire de Coulloûca-Bhatta à Londres en
1825 par M. Haugton et à Paris en 1830 Loiseleur-Deslonchamps[17]. Certains ont d’ailleurs
appelé de leurs vœux, à cette époque une « seconde Renaissance »,
celle qui « unirait la grâce riante, la philosophie aimable de la
Grèce et de Rome, à la mélancolie rêverie, au spiritualisme des nations
germaniques », traçant ainsi un lien fort entre la pensée idéaliste
allemande de l’époque et la philosophie hindoue telle qu’elle est alors reçue.
Ce lien s’explique a priori par la
vision du monde sensible que cette pensée développe, qui s’attache à rechercher
la vérité malgré les émotions, dont il faudrait donc pouvoir se défaire. C’est
ce qui avait sans doute attiré sur elle l’attention des Allemands du XIXème,
parmi lesquels il faut signaler Schelling, dont l’étude de la mythologie
indienne semble bien avoir influencé les recherches qu’il a menées dans sa
dernière philosophie[18],
ainsi que Schlegel[19],
figure du romantisme et influencé par Fichte. Ces philosophes, néanmoins, ont
voulu voir dans l’Inde ancienne un dualisme fondamental, une pensée strictement
spiritualiste et un idéalisme « postkantien », et il semble en cela
qu’ils ne lui aient pas rendu justice.
En effet, si le
romantisme a trouvé en Inde des sources vives d’intérêt, parce que les émotions
y apparaissent à la fois comme des « filtres » occultant la Vérité
qui ne peut s’atteindre que dans le détachement du monde, et comme des
déterminations qui pèsent nécessairement sur l’homme, il semble avoir oublié
l’importance du corps, ainsi que l’unité à laquelle la pensée indienne conduit.
L’idée du couple est
révélatrice de cet accès à l’unité au travers de la diversité de l’expérience,
et éclaire donc la compréhension de la pensée indienne en occident, et se
devait donc d’être étudiée, pour elle, et pour ce qu’elle nous révèle des
aspects paradoxalement concrets et incarnés de l’hindouisme.
Les Lois de Manou ou Mâna-dharmashastra,[20], issues de la tradition smriti[21] par
opposition à la shruti, dans lesquelles le couple nous semble être le plus
clairement positionné dans son aspect matériel et spirituel, sont des lois
révélées. Le terme de Manou désigne quatorze ancêtres mythologiques de l’Humanité.
Le Livre des lois a été donné au premier de ces Manous, qui représente une
lignée de législateurs. Le législateur n’est pas un homme, c’est un Manou, une
manifestation de Brahma qui révèle aux sages un code sacré. Manou, se reposant
dans le silence et s’absorbant dans la contemplation de la pure essence est
également nommé communément « le fils de Swayambhouwa » et
s’inscrit dans la lignée de législateurs d’autres religions tels Moïse[22]. Les rishis ou sages vont
trouver Manou afin qu’il leur expose le détail de la loi des quatre castes.
Ainsi, sont exposées les véritables règles de conduite et de pénitence allant
jusqu’à analyser la décision des procès ou l’administration de la justice.
Manou est considéré comme le fondateur de l’ordre social et moral, le
révélateur des rites religieux et des maximes légales. D’un point de vue
structurel, le texte du Dharma shastra est divisé en Shlokas ou stances de deux
vers d’un mètre et traite essentiellement de prescriptions morales.
Ces textes injustement
qualifiés de « lois », ne sont pas exactement des prescriptions
originelles de l’histoire du droit indien, mais elles s’inscrivent plutôt dans
la lignée d’autres textes sacrés comme le Yâjnavalkya, l’Âpastamba ainsi que
des traités confinés parfois à des cercles d’érudits ou de sages. Ces textes,
d’inspiration védiques donc, se proposent se figer le droit d’une société
donnée à une époque donnée.
Il n’est donc pas
permis de parler au sens strict de « loi », car ces textes n’en
revêtent pas la forme et n’émanent pas d’une autorité législative
institutionnelle. En effet, la démarcation occidentale entre règles coutumières
et normes juridiques est difficilement transposable s’agissant des Lois de
Manou sans l’impulsion donnée par un législateur ou un pouvoir politique
déterminé[23].
De même, ce n’est pas un code[24], c’est-à-dire un recueil
qui renferme des règles déterminant les relations des hommes entre eux et les
peines de délits, mais un livre de conduite civile et religieuse de l’homme. Un
droit naturel y est présent en revanche, et innerve la structure de cette
source laquelle présente une cosmogonie[25].
Certes, la comparaison
des Lois de Manou au Digeste de Justinien peut être tentante, eu égard à de
nombreux efforts de systématisation des matières ou de hiérarchie en matière de
plan. Toutefois la comparaison s’arrête ici, car les prescriptions de Manou ne
sont pas juridiques mais plutôt morales[26]. Par ailleurs, la
Manou-Smriti comprend trois parties, organisées en douze livres dans lesquels
les thèmes et les sujets se chevauchent plus ou moins : la vie domestique
ou civile, l’administration de la justice et la purification par l’expiation[27].
Les Lois de Manou ont
cependant une portée juridique supérieure aux Veda, dans la mesure où elles
sont moins empreintes de caractères religieux ou rituels mais intéressent la
société dans ce qu’elles ont de plus social et juridique. Les Manou ont donc
transformé en jurisprudence d’axiomes de droit naturel ou de coutumes des règles
ancestrales conformément à la technique d’interprétation des Veda, la
« Mimamsa[28] ».
Cet ensemble de règles héritées des prescriptions védiques peut s’identifier
aux travaux d’exégèse et d’interprétation de la loi. Le fait religieux y est
présent et le comportement social à adopter imprègne les mœurs[29] avec un luxe de détails
que les textes védiques précédents ne semblent pas mettre en avant. Les lois de
Manou constituent donc bien une seconde phase dans l’histoire des sources du
droit indien, dans la mesure où elles suivent une première période caractérisée
par la coutume et la tradition. Ces raisons déterminent le choix opéré
d’étudier le couple à travers elles, qui sont dotées de cette portée
philosophique, tout en constituant un texte fondateur de l’histoire du droit
indien.
Il est d’ailleurs
notable que la pensée indienne ait suscité ces dernières décennies un nouvel
engouement dans la recherche juridique, porté aussi bien en philosophie du
droit, notamment par Raymond Gélibert[30], qu’en histoire du droit
indien et de ses institutions laquelle commence peu à peu à trouver ses marques
avec des travaux récents réalisés par des auteurs tels que Daniel Annoussamy[31] ou Jean-Louis Halpérin[32].
Cet intérêt sans cesse
redécouvert pour la richesse des textes de l’Inde ancienne, gagnerait à
entretenir une vision plus nuancée ou plus de l’idéalisme de l’inde ancienne,
sans doute finalement plus proche du platonicisme tel qu’il est présenté par
Moreau, que de l’idéalisme allemand du XIXe siècle qui a pourtant tant contribué
à sa réception en Occident. L’histoire de la pensée juridique et philosophie
indienne reste encore à faire.
De ce point de vue, il
est apparu que l’étude du couple, pouvait remplir cette difficile tâche de
montrer comment l’Inde ancienne ne pouvait être réduite à un spiritualisme ou
au contraire à un matérialisme, sans perdre la singularité de sa pensée.
La notion de couple
renvoie bien évidemment au couple de l’homme et de la femme, qui ne peut a
priori qu’être marié dans l’Inde ancienne. Mais au-delà de cette signification
première qui déjà doit être regardée dans les lois de Manou comme porteuse d’un
sens à la fois propre et instigateur de l’image que cette union porte en
occident, il faut encore voir dans ce couple celui de deux essences opposées et
complémentaires. D’une dualité apparente, la pensée hindoue, telle qu’elle peut
nous apparaître au moins dans les prescriptions de Manou, fait du couple une
voie vers un Absolu qui est Un.
Il était donc
important, en étudiant cette notion de couple dans les lois de Manou, d’en
faire ressortir à la fois les aspects purement juridiques, qui révèlent la
parenté bien connue désormais de la pensée hindoue et des systèmes législatifs
grecs et romains, et les aspects philosophiques, qui l’intègre à une vision du
monde singulière, et font du couple un symbole de l’unité de la diversité des
êtres.
PM. et MB.
La casuistique du couple incarné dans les Lois de Manou
A la lecture des Lois
de Manou, le premier constat est l’importance de la casuistique qui innerve le
texte et qui a pu faire douter de la qualification de « code » à
certains chercheurs. Ces traits concrets de la vie quotidienne mettent en scène
le couple dans son intimité, mais aussi à l’égard des tiers.
Le couple au sein de la famille, un paradoxe de tous les
jours
L’homme dans la
famille dispose d’une situation centrale, car il représente le soutien du
cosmos. Toutefois, pour aboutir à cet état de plénitude, il doit épouser une
femme. Ainsi, les deux composantes du couple ont des droits et des obligations
réciproques. Le mari est tout d’abord concerné par les devoirs qu’il doit
effectuer au sein du couple et de la famille. Il devient père de famille,
maître de maison « grihastha » et doit accomplir les
obligations rituelles qui sont celles d’engendrer essentiellement des fils.
Le père de famille est
ensuite détenteur des biens acquis par la famille, le droit de succession étant
refusé aux femmes. En matière successorale, cette puissance maritale se
manifeste par la détention des biens acquis par la famille. Il en a toute la
potentialité. A partir de Yajnavalkya[33], le droit évolue
positivement, car la femme se voit accorder un droit de succession spécifique
ainsi que des biens qualifiés de « spécifiques[34] ». En effet, à
partir du Moyen-Âge, les gains individuels et les cadeaux peuvent être possédés
à titre personnels. Alors que selon les Lois de Manou, les biens acquis par un
fils, la femme ou un esclave appartiennent en propre au mari jusqu’à son décès.
La logique répond à des impératifs d’inaliénabilité des biens patrimoniaux en
transmettant les biens à l’aîné[35].
Pour être précis, le
maître de maison doit remplir cinq devoirs : la lecture des Veda,
l’offrande de gâteaux et d’eau qui est
le sacrifice nécessaire aux Mânes, l’offrande du feu aux dieux, l’offrande de
nourriture aux Etres et le devoir d’hospitalité aux hommes[36].
Le sacrifice aux Mânes
consiste en un rite de commémoration des ancêtres : le rite Sraddha[37] c’est une cérémonie
funèbre qui reste un facteur très puissant de solidarité familiale. Le plus
souvent, la cérémonie consiste en offrandes consacrées aux dieux et aux Mânes
et en présents donnés aux brâhmanes et aux parents qui y sont présents. La
femme doit également entretenir le feu sacrificiel que le mariage conditionne[38].
-
Une vision à géométrie variable de la femme
La femme est analysée
dans les Lois de Manou comme une personne sans cesse dépendante de l’homme avec
qui elle vit. Cette dépendance est parfois, dans certains exemples, poussée à
l’asservissement. Elle doit être fidèle à son époux qualifié alors de
Swa-dharma[39].
Cette dépendance est présente à tous les stades de la vie d’une femme.
« Leurs pères les protègent dans l’enfance,
leurs maris dans la jeunesse, leur fils dans la vieillesse [40]». La femme se caractérise
donc par une infériorité statutaire allant du berceau à la tombe. Elle se
définit en dehors de la religion et des prescriptions sacrées[41] (infériorité religieuse),
car la femme ne saurait réciter les prières ou alors connaître des gestes
sacrés.
La femme se définit au
sein du couple comme un être qui peut être parfois animé de penchants négatifs.
Plus généralement, la
femme est juridiquement incapable et subit une subordination[42]. En dehors du foyer cette
incapacité est également manifeste. En effet, en matière judiciaire, le
témoignage de la femme ne vaut que pour elle et ne représente qu’une preuve
secondaire dans la hiérarchie des preuves admissibles. Ainsi, le témoignage
souffre de l’inconstance de l’esprit féminin. Cette première incapacité subit
une autre difficulté, car le témoignage ne vaut que pour la classe dont se
prétend le témoin. Lorsqu’il s’agit d’un Brahman, il ne sera pas envisageable
d’accepter le témoignage d’une Vaishya.
Nonobstant cette
première affirmation, une seconde consiste à insister sur l’importance de la
femme au sein du ménage. Le paradoxe est ainsi caractérisé.
L’importance de la
femme est également prônée par les Lois de Manou : Elle est comparée à Shri Lakshmi , la déesse à la fois
mère consolatrice et demeure universelle. « Là où la femme est honorée,
les Dieux sont contents ; là où elles ne le sont pas, tous les sacrifices
sont stériles[43] ».
Cette attitude à
l’égard de la femme tranche avec les récits du Ramayana et du Mahabharata. En
effet, l’analyse de ces épopées nous montre que la femme peut parfois célébrer
dans le sanctuaire domestique les rites sacrés ou se retirer même avec son mari
dans les forêts, unissant la piété de l’ascète au dévouement infini de
l’épouse.
Dès lors, la
perception du caractère de chacun dans le couple apporte une meilleure
compréhension quant à leur rôle au sein du couple et appelle des considérations
sur la qualité de leur union. En effet, lorsque chaque personne est investie
dans le couple, le couple devient alors absolu et peut être analysé comme un
une entité unique[44].
A ce titre, les Lois
de Manou précisent les types d’unions souhaitables ou répréhensibles.
Le mariage revêt une
signification dharmique, car il vise à promouvoir l’existence de devoirs
auxquels doivent s’attacher l’homme et la femme. Le premier rôle que le dharma
attribue à la femme est celui d’engendrer. A ce rôle principal s’adjoignent des
devoirs corollaires comme celui de servir avec docilité son mari ou
d’entretenir le feu sacré[45]. Elle est donc vouée à
procréer et à perpétuer le culte des ancêtres. Le mari est ainsi perçu comme
Dieu. La prégnance des textes védiques confère principalement un rôle divin à
l’homme et à la femme de manière occasionnelle[46]. Dès lors, quelle valeur
accorder au mariage dans la société de l’Inde ?
Si l’union de la femme
et de l’homme apporte une portée cosmogonique au texte des Manou, il n’empêche
que le législateur envisage des causes de séparation. Les modalités de cette
séparation envisagent les cas de répudiation dans l’hypothèse de maladie, de
blâme ou si elle est déjà déflorée ou s’il existe des circonstances dans
lesquelles le mariage a été conclu par ruse ou autres supercheries[47]. Les textes de l’Inde
constituent l’une des premières sources à reconnaître l’existence d’une erreur
dans les qualités substantielles relatives à l’un des époux.
En plus de la
répudiation, la séparation du couple peut résulter d’un ensemble de raisons que
les Lois de Manou exposent à l’instar les motifs professionnels qui poussent
souvent le mari à partir vers de nouvelles contrées[48]. Le cas échéant, le délai
d’attente par la femme varie en fonction des causes d’éloignement du mari[49]. Quant au mari, les lois
lui reconnaissent explicitement un droit légitime d’éloignement. Les délais
dans ce dernier cas sont plus courts notamment lorsque l’épouse est d’humeur
acariâtre ou lorsqu’elle éprouve un sentiment haineux à l’égard de son mari. La
sanction consiste alors à priver sa femme du douaire et d’acter la cessation de
la cohabitation[50].
Lorsqu’elle manque gravement à ses devoirs, le dépouillement matériel de la
femme reste une sanction certaine et efficace.
Toutefois, le douaire
de la femme ne doit pas lui être retiré lorsque la constitution physique ou
mentale de son mari ne lui incombe pas.
Les dispositions du
Dharmashastra visent donc à garantir une cosmogonie particulière qui s’articule
autour de l’homme et de la femme en assignant à chacun une destinée
particulière et symbolique. L’amélioration des cas de répudiation ou de
séparation du couple sera abordée dans
les textes qui succèdent aux Lois de Manou dans un sens favorable à la femme[51]. L’observance des règles appelle une rigueur quotidienne de la
part de chaque époux. Sans conteste, la notion de caste prend toute sa valeur
lorsque le couple est confronté aux relations sociales avec les autres castes.
Si les Lois de Manou
se contentent de définir les droits et les obligations du couple dans les
relations entre hommes et femmes, l’analyse des relations qu’entretiennent le
couple et les tiers fait apparaître un système de répression particulier
faisant intervenir le juge et en dernier ressort le roi du royaume[52].
Le couple à l’égard des tiers
L'adultère
Dans ses rapports avec
les tiers, la femme doit rester fidèle à son mari et ne doit pas avoir des
écarts dans sa conduite. Ces rapports peuvent être tantôt voulus, tantôt subis.
L’adultère est un délit exclusivement féminin. La situation est
particulièrement dangereuse, car Manou assigne aux femmes des penchants
négatifs[53].
Plus précisément, la boisson, les mauvaises fréquentations, l’absence de
l’époux, le vagabondage, le sommeil et notamment à des heures indues ainsi que
le séjour dans une maison étrangère sont constitutifs de l’adultère[54].
Dès lors, que faut-il
entendre par adultère au sens des Lois de Manou ?
Selon Manou, l'adultère
reste l'ennemi de la stabilité des castes, car elle entraîne la confusion à
l'intérieur de celles-ci[55]. L'adultère engendre un
mélange des castes déstabilisant la cosmogonie que les Manou ont voulu inscrire
dans leur ouvrage. De ce mélange résulte la violation des devoirs des membres
de la société. Aussi, la notion d'adultère est-elle envisagée de manière
extensive, l'acte sexuel ne matérialise pas l'infraction à lui seul. L'approche
se veut parfois plus sensuelle. A titre d'exemple, il pourra s’agir d’entretiens
secrets avec la femme du prochain, le fait d'entretenir avec elle un
comportement ambigu lors d'un bain dans une forêt ou dans un bois ou tout
simplement le simple fait d’entretenir une oaristys. Le fait également de
montrer de l'attention pour la femme du prochain, jouer avec elle, toucher ses
vêtements ou sa parure, s'assoir avec elle sur un lit[56], oser enfin soutenir
amoureusement le regard d’une femme.
Du fait de la
perturbation de l’ordre cosmique et des principes établis, la simple condamnation
morale que prévoient les Lois de Manou ne peut suffire[57]. Aussi, demeure-t-il
important de réprimer les comportements adultérins par l’exemplarité.
C'est la raison pour
laquelle, le droit pénal brahmanique se manifeste dans sa dimension la plus
significative. "Les châtiments
doivent inspirer la terreur à celui qui s'est rendu coupable d'adultère et qui,
par conséquent, doit être banni de la société[58]".
Le texte prévoit
également des peines en cas d'adultère caractérisé en fonction de
l'appartenance de la caste. En effet, l'infraction sera plus ou moins grave
selon l'appartenance des protagonistes à telle ou telle caste. Les peines sont
variables allant de la simple amende[59] dans l’hypothèse de
paroles échangées à la peine de mort dans celle d’une relation sexuelle. La
peine de mort prend ainsi une signification particulière lorsque celui qui a
commis l'adultère n'est pas un brahmane[60]. En effet, ce dernier ne
peut être tué que sur décision du roi, eût-il commis tous les crimes. Il subira
uniquement le bannissement en lui laissant ses biens et sans lui faire aucun
mal[61]. Dans d’autres cas, la
tonsure pourra remplacer la peine de mort.
Le viol
A propos du viol, des
observations similaires sont à formuler, quoique le Dharma śāstra
accorde une place importante au consentement de la victime qui permet de
neutraliser la matérialité des faits invoqués et donc, le fait pénalement
répréhensible. D’aucuns percevront ici l’office du juge qui doit qualifier
juridiquement et apprécier le lien de causalité entre l’individu et les faits
litigieux. L’agression sexuelle est également prévue lorsqu’il n’y a pas viol,
mais attouchements par les doigts. Dans ce cas, la pénalité consiste à punir le
délinquant là par où il a péché[62]. De telles mutilations
sanctionnent à titre principal les infractions de gravité moyenne ou servent de
peine accessoire pour le châtiment des crimes graves. Là encore, il convient de
prendre en compte l’appartenance de la caste pour le prononcé d’une telle
sanction[63].
La tonte est également une mutilation à sa façon, car on accorde de
l’importance à une chevelure longue et abondante, signe d’honneur et
d’appartenance noble. Ces mutilations avaient pour but de désigner le coupable
au vu de tous et donc d’assurer une publicité erga omnes de la peine.
Ces différents
exemples montrent bien la valeur symbolique de la pureté de la femme en
considération de la caste. Ces peines empêchent l’homme de se réaliser au sein
du couple et donc viennent sanctionner celui qui, consciemment ou
inconsciemment, a perturbé l’ordre du cosmos. Ainsi, plus la distance qui
sépare le coupable et la victime est grande, et plus contraignante se
manifestera la sanction. Par ailleurs, la détermination de la peine se fait en
fonction de la distinction entre pur et impur selon que l’auteur de
l’infraction a pu souiller la victime ; avec la particularité que lorsque
la souillure ne concerne que des protagonistes de basse condition, la dureté de
la sanction est atténuée. Les différentes solutions pénales ainsi proposées ne
visent qu’à sauvegarder la caste des Brahmanes.
Selon les Lois de
Manou, le système pénal touchant au couple y est particulièrement développé. En
effet, la répression est à la fois marquante pour les esprits et révélatrice de
la coercition dans les sociétés les plus primitives. La menace de la peine, qui
reste le talon de référence, est constamment présente au fil des schlokas et
dénote la nécessité de préserver l’équilibre cosmique instauré par les Dieux. A
ce titre, le droit est ainsi perçu comme « au mieux, un mal nécessaire[64] ».
PM.
II. La dimension Dharmique du couple dans l’Inde ancienne.
Il est remarquable
qu’entre les Lois de Manou et les Itihasa[65],
qui sont pourtant non seulement très postérieures à elles, mais encore
explicitement fondées sur une critique des Dharmaśāstra, il soit
possible de dégager une forme de cohérence dans la conception du couple. Sans
nier les ruptures idéologiques importantes qui s’opèrent entre ces deux grands
ensembles de textes, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle les lois de
Manou posent déjà la couple, d’une manière quasiment platonicienne, comme unité
dépassant la diversité de l’expérience[66], en
en faisant aussi l’incarnation de principes cosmiques. Au travers de ses
inspirations védiques, Manou reconnaît, même implicitement, qu’il y a du divin
dans le couple de l’homme et de la femme, qui, tout en étant profondément
humain, ouvre à l’Absolu. Cette perception se retrouve, dans une certaine
mesure poussée à son paroxysme, dans la Bhagavad Gita.
Si le Dharma change de
sens entre les lois de Manou et les Itihasa, le couple y conserve une place
centrale. En effet, tandis que pour Manou, le Dharma est une loi du monde
abstraite dans laquelle s’inscrivent les personnes par une position rituelle au
sein de laquelle l’union de l’homme et de la femme s’ancre, dans le Mahâbhârata
et la Ramayana le Dharma est une loi plus concrète qui s’actualise par une
imitation, pratiquement sympathique, de Dieu par l’Homme, le couple devenant
alors le moyen symbolique par lequel l’amour humain communique avec l’amour
divin[67].
Le couple dans l’ordre social du Dharma
Tel qu’il est conçu
dans les lois de Manou, mais aussi déjà dans le Rig Veda, le couple est à la
fois un symbole de l’harmonie qui régit le monde, et une partie, un rouage, de
ce tout harmonique. L’union de l’homme et de la femme a toujours cette qualité
particulière de participer au Dharma et d’en être en même temps une
représentation pratiquement parfaite. En effet, puisque le « Dharma »
est l’ordre cosmique, mais aussi une forme d’ordre personnel, qui s’exprime non
seulement dans la nature, mais encore en chaque personne, le couple se doit de
respecter, de façon rituelle, ce « droit naturel », et ce faisant il
semble devenir presque magiquement un cosmos lui-même dans les textes postérieurs
à Manou.
De quelques
manifestations de la valeur rituelle du mariage dans le cycle Dharmique
Si la notion de « Dharma » est
souvent traduite en Occident par celle de droit ou de Lois naturelles[68],
elle est pourtant plus riche, puisqu’elle inclut tout autant l’idée d’un ordre
nécessaire en chaque personne, que celle d’un cosmos social et universel. Sur
ce sens que la notion du Dharma développe, on peut être notamment éclairé par
la façon dont les indianistes traduisent « les dharma ». Ils sont en effet les attributs d’un être. Le
Dharma apparaît bien lui aussi comme attaché à l’essence de la chose, au point
de s’identifier peut-être parfois à elle, et il relève ainsi de l’ontologie. Il
est le support ou plus exactement le fondement de toute loi morale, et c’est en
ce sens qu’il doit être distingué du Karma, qui concerne quant à lui l’action
humaine et qui implique l’idée d’une responsabilité morale rétribuant chacun en
fonction d’elle[69].
Or, il apparaît
précisément que le mariage est à la fois,
assez évidement peut-être pour l’observateur occidental, une façon pour l’homme et la femme de trouver leur place en ce monde[70]
conformément aux règles sociales, et,
ce qui semble plus porteur a priori d’une originalité indienne, une façon d’actualiser une nécessité de leur
propre être. Ce n’est en effet qu’en épousant une femme, que l’homme peut
devenir ce qu’il est, c’est-à-dire un soutien du cosmos, prenant ainsi part à
un ordre universel. Son épouse le complète en quelque sorte, si bien que c’est
un devoir pour lui que d’en choisir une.
Si les Lois de Manou
posent un certain nombre de règles relatives à la caste à laquelle doivent
appartenir les époux, ainsi qu’à la manière même dont le mariage doit être
rituellement décidé, c’est bien parce que l’union des sexes s’inscrit
nécessairement dans le Dharma. L’ordre social et le devenir de l’être de chacun
des membres du couple est en jeu.
L’importance de la caste est, dans le mariage comme dans tout acte quotidien de
l’Homme, sensible. En ce domaine aussi, il convient de respecter les exigences
sociales et ontologiques que la caste porte dans l’Inde ancienne, afin de ne
pas contrevenir au Dharma, celui-ci étant l’une des causes de celle-là. Manou
impose ainsi à l’homme de choisir sa première femme dans la même caste que la
sienne, et s’il est poussé à en épouser éventuellement une seconde, « par
amour », selon les mots du sage lui-même, ce qui n’exclut pas l’affection
dans le premier mariage mais signifie simplement que cette seconde union puisse
être moins déterminée socialement, la caste de celle-ci doit ne pas excéder la
sienne, puisque la femme prend toutes les qualités de son mari[71].
En outre, plus la caste de l’homme est élevée, plus le choix d’une première
épouse dans la caste des Soudras précipitera sa déchéance ainsi que celle de la
famille toute entière[72].
Ce n’est pas en outre
seulement le destin de deux personnes
qui se joue dans le mariage, mais celui d’une
lignée. Au-delà même des considérations vers lesquelles il serait facile de
pencher, et qui sont celles relatives à la nécessité d’enfanter, le mariage
actualise l’homme, en l’intégrant véritablement au cycle Dharmique, et ce dès
avant qu’un enfant soit né de l’union qu’il aura contracté avec son épouse.
Certes, puisque la
descendance mâle est celle qui fera perdurer la famille, et qui entretiendra
les ancêtres, elle est d’une importance capitale dans le mariage hindou. Mais
cet aspect ne nous semble pas devoir absorber la totalité de ce qu’est ce
mariage. Il est vrai qu’en engendrant un fils, l’homme se réalise aussi
lui-même dans le sens où sa place dans le Dharma est liée à l’actualisation de
sa paternité. La mère de l’enfant, elle, sera le soutien de cette
actualisation, et, en quelque sorte, la force vive d’où l’enfant sera issue. En
tant que telle, elle est dépourvue d’autonomie vis-à-vis de son époux, ou même
vis-à-vis de son fils, sans qu’aucun d’eux ne puisse pourtant en principe
oublier qu’ils ont besoin d’elle.
L’épouse et mère est
soumise, mais soumise comme on doit soumettre par exemple le cours d’une
rivière pour irriguer des cultures. C’est en ce sens qu’elle est une déesse,
mais qu’elle est aussi entièrement attachée aux hommes de sa famille, et à son
mari en particulier. Manou indique d’ailleurs que le mari, sa femme et son fils
sont en fin de compte une seule et même personne[73].
L’impossible indépendance de la femme est donc inextricablement liée à ce pour
quoi elle est aussi vénérée, et véritablement perçue comme une déesse.
La désignation d’un but au mariage, lié
à la génération, doit donc être distinguée de celle qui nous est héritée en
occident des tenants de l’Ecole du droit naturel moderne[74]. En
effet, ces derniers ont pu faire de l’engendrement la visée première de l’union
de l’homme et de la femme, son sens ultime, et l’on pourrait être tenté
d’interpréter la place capitale de l’enfant (surtout de sexe masculin) dans le
couple de l’Inde antique de la même manière. Cela serait toutefois réducteur de
la vision hindoue du mariage telle qu’elle est développée dans les Lois de Manou.
Etant donné que l’Ecole du droit naturel moderne en Europe voyait dans la
possibilité d’enfanter la cause fondamentale de l’union des sexes, elle
oubliait, ou du moins reléguait au second plan, la rencontre de deux personnes,
et tournait leur amour entièrement vers les enfants qui étaient à naître de
leur rencontre. Il semble en aller bien différemment dans le mariage de l’Inde
antique où il existe d’abord une relation entre les époux, même s’ils ne
s’épousent pas apparemment « par amour », qui en tant qu’elle-même a
une valeur, bien qu’elle doive s’accompagner de la génération d’une
descendance. Les Lois de Manou semblent bien indiquer qu’une affection mutuelle
des époux est souhaitable. Le fait que cet élément soit expressément posé[75],
dans un ensemble de Lois qui plus est[76],
est édifiant : tandis que c’est à une égalité des époux qu’aboutissent les
jus naturalistes modernes de l’Occident[77],
c’est d’abord à un amour du couple qu’aboutissent les Lois de Manou. Dans
l’inégalité même que ces lois posent, elles posent le couple comme Un, et non
comme un rapport de deux différents, destinés à demeurer tels, que l’on peut
traiter d’une façon égale. Les époux
ne sont pas séparés l’un de l’autre comme deux individus, mais ils sont
pratiquement une personne, qui vit dans le couple qu’ils forment, et qui ne
peut exister qu’en actualisant l’unité à travers la diversité de leurs
expériences.
Cette unité à laquelle vise le couple interroge cependant
puisque les Lois de Manou évoque la possibilité de la polygamie[78] ; il devient
difficile de comprendre alors comment l’unité à laquelle le couple conduit
pourrait être plusieurs fois possible, entre l’époux et chacune de ses épouses.
Ou bien il faudrait alors que le mari puisse s’unir à chacune de ses femmes,
comme s’il avait, lui, autant d’êtres à combler que de compagnes, ou bien il
faudrait admettre que seule le premier mariage est l’actualisation de son être,
et que les suivants ne rempliront pas cette fonction, ce qui reviendrait
pratiquement à les disqualifier de la notion de couple telle qu’elle est posée
ici. Aucune de ces possibilités ne peut pourtant être admise. L’époux ne
pourrait être « plusieurs » et dissolu dans une série d’étants
incomplets chaque fois achevés par une femme, sans que cela anéantisse du même
coup son être, qui est bien une nécessité de la théorie indienne[79].
La possibilité de la
polygamie, moins expressément prévue par la société védique qu’elle ne l’est
dans les Lois de Manou ne peut qu’interroger, dès lors que la fonction
Dharmique est censée s’accomplir parfaitement au moment du premier mariage.
Faudrait-il donc en conclure qu’il est le seul à s’inscrire dans le Dharma, et
que les mariages suivants qui peuvent avoir lieu seraient tout à la fois
dispensés d’en respecter les codes, et relayer à des « non-sens » de
ce point de vue ? La question n’est pas illégitime, puisque Manou semble
indiquer lui-même qu’une plus grande liberté préside au choix de la seconde
épouse, pour laquelle il prend soin d’indiquer qu’elle peut répondre à un appel
du cœur. Mais si le problème se pose avec acuité, c’est parce qu’il faut
superposer à cette première vue explicite, celle d’un premier mariage qui
compterait plus que les autres, notamment dans la génération d’une descendance,
et qui suffirait surtout seul à faire advenir complètement l’être des époux,
lequel passe aussi par l’épanouissement du Kāma. La polygamie semble alors
loin d’être de principe, et l’on aurait tort de tracer une frontière trop nette
entre le devoir Dharmique auquel répond le premier mariage et l’amour qui y est
bien présent quoique de façon plus implicite pour le lecteur occidental.
Puisque le Kama, qui est l’amour, la vie charnelle en général, ou parfois plus
spécifiquement l’affection mutuelle que ne peuvent se porter que les deux
membres d’un couple, est l’un des buts de l’existence humaine[80],
en le réalisant, on réalise aussi son Dharma d’Homme. Devoir et amour ne
s’opposent pas[81].
Outre l’intervention de la caste dans le mariage lui-même,
elle joue encore sur la façon dont le mariage doit être ritualisé. En distinguant huit
modes de mariages, dont quatre sont purs et quatre impurs, Manou précise qu’ils
ne sont pas ouverts à qui le veux.
Ainsi, les modes de
Brahma[82],
des Dieux[83],
des Saints[84],
du Seigneur de la création[85],
des mauvais Esprits[86],
des Musiciens célestes[87],
sont ceux autorisés pour un Brahmane. Ceux des mauvais Esprits, des Musiciens
célestes, des Démons[88],
et des Vampires[89]
sont ouverts aux Kshatriya, et un Vaisya ou un Soudra peut se marier selon les
modes des mauvais esprits, des Musiciens célestes et des Vampires[90].
Parmi les modes de mariages offerts,
tous ne sont pas considérés comme purs, même entre ceux qui sont correspondant
à la caste dont ressort l’époux. Le pur et l’impur, division fondamentale du
monde hindou, ne semble pas intervenir de la même façon dans le mariage
qu’ailleurs. En effet, seuls les modes de Brahma, des Dieux, des Saints et du
Seigneur de la création sont purs, et ils sont ceux qui, rituellement,
soutiennent l’ordre du monde. Manou précise même que le rite des Vampires et
celui des mauvais esprits ne doivent pas être pratiqués[91]. Ce
dernier est blâmable en ce qu’il consiste pour les parents en une vente de leur
fille. Elle peut recevoir des cadeaux pour elle, mais ne doit pas faire l’objet
d’une transaction qui serait en faveur de ses parents. Au contraire, ils
doivent souvent l’honorer, c’est-à-dire lui faire des cadeaux, avant de
l’offrir en mariage à un jeune homme. C’est bien un système de dot qui semble
se dessiner derrière cette recommandation faites aux parents soucieux de marier
leur fille. Pour autant, l’interdiction qui est faite de vendre la jeune fille
à marier à son prétendant doit sans doute aussi faire l’objet d’une
interprétation plus méliorative, puisqu’elle revient aussi à rendre honneur à
celle qui va devenir une épouse. Il y a ainsi cette idée que l’épouse n’a pas
de prix, qu’elle se donne mais qu’elle ne s’achète point.
La prospérité de l’union, ainsi que les qualités des enfants
qui en seront issus, dépendent du rite pratiqué. Mais dans la mesure où ce rite
est lui-même dépendant de la caste, il s’avère qu’un Vaisya ou un Soudra ne
pourra de toute manière espérer une union sans tâches. En toute logique, si les
modes des mauvais Esprits et des Vampires sont de toute façon prohibés, il ne
reste à ces deux castes que la possibilité de célébrer un mariage formé selon
le rite des Musiciens célestes, qui est certes autorisé, mais impur. Ce mode de
mariage correspond néanmoins à celui dans lequel l’homme et la femme qui se
marient se seront plus. On est loin alors de l’image partout répandu de la
nécessité du mariage arrangé, puisque le code établi par Manou débouche sur la
consécration de la seule union choisie pour ceux qui seraient issus des castes
des agriculteurs et commerçants, et des serviteurs. Les enfants qui en seront
issus, ne pourront par contre qu’être « ennemis du Veda et de la Loi
sacrée »[92].
Le couple en tant que
réalisation du Dharma dans les Itihasa
Le Dharma, qui est à la fois un contenu et un contenant[93], n’est pas seulement
soutenu par l’union des sexes dans le droit de l’Inde ancienne, mais il est
encore tout entier représenté dans le
couple qui semble bien être en
lui-même un cosmos. Il y a dans l’Inde ancienne, cette idée que le couple
est une harmonie singulière, laquelle répond à l’harmonie que ce couple doit
entretenir avec le monde. On rejoint ici alors les vues poétiques d’un Tagore
sur le Dharma, pour qui il est comparable à une symphonie qui doit se jouer en
l’homme d’abord, et dans le monde ensuite[94].
Toutes les règles posées par les Lois de Manou, et qui sont relatives aux
conditions du mariage, dans sa valeur rituelle, prennent un sens différent
lorsque cette idée naît que, s’insérant dans le Dharma, le couple des époux est
aussi le Dharma lui-même.
Pour le comprendre, il est possible de se tourner vers les
mythes, qui, à travers l’histoire de Rama, septième avatar de Vishnu, et Sita,
réincarnation de Lakshmi[95],
exposent aux regards un couple exemplaire de la complémentarité du mari et de
sa femme. Il est une figure du Dharma, exposant une façon pour le couple d’être
Un. L’union de Rama et de Sita est bien un type de la relation conjugale[96],
ayant valeur Dharmique. Chacun des membres de ce couple mythique incarne un
devoir être des principes féminins et masculins dans le monde.
En effet, Sita est l’incarnation de La
femme, en tant qu’être complémentaire de l’homme. Elle est présentée comme une
femme idéale, possédant les qualités qui répondent à −et même d’une
certaine façon révèlent− celles de Rama.
Parmi ces qualités que
Sita possède en propre, nombreux sont les passages du Ramayana mettant en
relief la façon dont elle exécute l’un des devoirs Dharmique de l’être humain,
le Kama. Ce devoir, en tant qu’amour sensuel est présenté comme le swadharma
des femmes. C’est-à-dire qu’en ce domaine, et en lui seul, la femme a une
initiative, une existence propre, qui la rend plus apte à accomplir sa destinée
féminine[97].
Le Kama en tant que désir est la force
créatrice ; plus exactement il y a d’abord une connaissance sensorielle,
qui engendre un désir, et qui seul pousse l’homme, mais aussi d’ailleurs les
dieux de sexe masculin, à l’action. Le féminin est donc la source du dynamisme
du monde, ce qui implique aussi qu’il est inextricablement ce qui nous rattache
à lui. Comme faisant écho aux images de la femme chtonienne que l’on trouve
dans les mythologies occidentales, la femme du Vedanta est une amarre au monde matériel,
dont la présence est nécessaire, bien qu’elle soit en elle-même insuffisante.
Pour autant, cette position de la femme du côté de la Terre, du monde matériel,
et donc des émotions, ne saurait conduire à l’idée simplifiée selon laquelle il
y aura une scission nette entre ce qui relève du féminin matériel et ce qui a
trait au masculin spirituel.
Le non-dualisme de l’Inde antique ne saurait se satisfaire
d’une telle interprétation et commande d’accepter justement qu’au-delà du
partage qui est apparemment opéré dans le couple, c’est bien le couple lui-même
que l’on doit concevoir. Chacun ne devient lui-même que par l’autre, du point de
vue du Dharma entendu comme ordre du monde « social ». Il n’y a pas
ainsi un univers clos de l’émotion et un autre, superposé, de la cognition, ni
peut-être une matière et une forme, mais d’avantage un mouvement traversant qui
va de l’un à l’autre en toute occurrence, mais a fortiori dans le couple qui
représente ce lien de l’esprit et du corps.
On n’agit en fait
jamais, dans la pensée hindoue, à partir de soi, mais toujours par un désir
d’un objet, que la conscience éclaire ensuite pour lui donner une valeur
propre. Le fait que le Kāma soit associé à la femme suppose bien que c’est
elle qui est la source par laquelle toute action de l’homme s’accomplie. C’est
lui cependant qui donne sens à ses actes
Ce tout, cet univers,
qui est formé par l’homme et la femme dans leur couple, renvoi encore, dans
l’Inde ancienne, à sa valeur véritablement métaphysique, et théogonique. Le couple
n’est plus alors jamais seulement celui de deux être faits de chairs et de
sang, mais il devient l’union de tous les contraires dans un Absolu.
Le couple comme actualisation personnelle et métaphysique
du Dharma
En s’élevant contre la
suprématie des Brahmanes, les Itihāsa renouvellent les relations des
hommes et de Dieu, au sein desquelles le mariage semble obtenir une fonction
non plus d’abord rituelle et sacrificielle mais bien « sympathique »,
en ce sens qu’à travers lui, une immédiateté de l’amour divin semble devenir
sensible.
Analogie entre le
couple de l’homme et de la femme et celui de Dieu et de l’Homme
Dans les lois de Manou, la femme doit servir son mari comme
un Dieu, et lui doit l’honorer comme une déesse. Ces préceptes, loin
de n’être qu’une image, fondent une véritable analogie des rapports des membres
du couple entre eux et des relations qui existent entre l’Homme et Dieu.
Le Rig Veda, dont Manou s’inspire très
largement, compare déjà souvent, et de façon explicite, la relation de l’homme
aux dieux et celle de l’épouse à son mari, et l’étude de quelques uns de ses
hymnes permet de mettre rapidement au jour les racines où plonge l’ambivalence
de la position respective des conjoints dans les Lois édictées par le Sage. Le
Dieux prié doit ainsi se montrer bon envers celui qui prie, comme le serait un
époux pour son épouse : « Accepte nos offrandes, écoute nos
prières ; sois pour nous comme l’époux pour sa jeune épouse »[98];
dit le croyant en s’adressant à la divinité, ou encore : « aime notre
prière comme l’époux aime son épouse »[99]. La
bienveillance divine apparaît clairement comme une forme de compassion, dont la
dimension affective serait similaire à celle qui doit régner dans la
considération de l’époux pour les demandes que lui adresserait son épouse.
Si l’amour du Dieu pour sa créature est
semblable à celui de l’homme pour sa femme, en tant d’abord qu’il signe une
protection allouée à un plus faible,
c’est ensuite également parce qu’il manifeste une position d’accueil de l’Autre, où celui qui demande est écouté et entendu.
Et lorsque l’Homme dit
à Dieu : « Tu nous aimes, comme une épouse aime son mari »[100],
il serait sans doute légitime d’en tirer une confirmation de cette
interprétation. Successivement, la femme et la personne humaine demandent la
bienveillance divine pour eux, en priant l’époux ou la divinité ; mais il
n’en demeure pas moins que dans cette posture peut-être soumise, réside une
force tirée de l’amour infini dont bénéficie assurément celui qui est
demandeur. Cette dernière stance montre sans équivoque que Dieu est aussi bien
l’époux que l’épouse, parce qu’il est aussi bien celui qui entends les prières,
que celui qui aime infiniment.
C’est tout cela
semble-t-il qui irrigue le code de Manou, et qui résout l’ambigüité partout
relevée dans laquelle il paraît définir le statut de l’épouse. Si on l’observe
sous l’angle de cette analogie profonde avec la relation unissant l’Homme à
Dieu, on comprend mieux qu’elle soit en un sens esclave des demandes que seul
l’homme qu’elle adore peut combler, et en un autre sens concomitant du premier
déesse du foyer dans lequel elle sera aimée, entièrement et immédiatement.
A la rigueur, on retrouve ce cheminement de pensée dans la Bhakti,
c’est-à-dire la dévotion, et l’adoration d’un dieu personnel qui se définie
comme une relation d’amour entre Dieu et l’homme, et alors même qu’en principe
ce mouvement de la religion hindoue se développe par réaction à la caste des
brahmanes, et donc par une réaction aux Lois de Manou[101],
auxquelles il est postérieur. Tandis que la Bhakti s’oppose aux traditions
védiques et aux dharmaśāstra, il semblerait qu’elle puisse en avoir conservé
quelques aspects uniquement relatifs à cette manière de regarder le couple
comme analogiquement attaché à l’amour divin.
En effet, la bhakti
est bien une connaissance de Dieu à travers une « participation
d’amour », comme nous le dit Ramanoudja[102].
C’est une dévotion inconditionnée à Dieu, qui doit être aussi celle de l’épouse
pour son mari, mais en un sens également celle de l’époux pour son épouse. Les
rapports sont strictement les mêmes si l’on admet que d’une part la bhakti
implique une intuition de la connaissance de Dieu, laquelle est bien un
ébranlement d’ordre tout à la fois affectif et intellectuel de l’âme, qui agit
comme l’amour conjugal dont la qualité première et essentielle réside dans son
immédiateté, et que d’autre part la bhakti implique un don que fait la divinité
à l’homme, un don total de sa personne, qui est comparable à celui que se font
réciproquement les époux lorsqu’ils rendent leur engagement
« ontologique ».
Il en est ainsi
notamment lorsque, dans la Bhagavad-gita[103],
il est indiqué que le dévouement de l’épouse pour son mari est considéré comme
la seule voie de rédemption possible pour lui, qui est alors littéralement
« sauvé » par l’attitude pieuse de sa femme[104].
Dans ce cas là encore, il pourrait être suggéré de dire que l’épouse est
« divine », parce qu’elle a le pouvoir, en adorant celui qui est son
époux, de racheter ses fautes. L’amour sans condition qu’elle lui donne est une
ouverture vers son salut, en même temps que vers le sien propre. Comment ne pas
penser que l’homme pourrait, en adorant Dieu sans condition, se sauver
également lui-même ?
Plus particulièrement,
on trouve encore une illustration de l’analogie de rapports entre les membres
du couple humain, et le couple que forme l’Homme avec une divinité dans l’histoire d’amour que vivent Krishna et de
Radha, et qui est le cœur de la Bhakti. C’est l’attachement passionné d’une
âme à la divinité qui y est décrit.
Et cet attachement
passionné ne pouvait pas se raconter dans un mariage, parce que ce dernier doit
répondre aux lois du Dharma, tandis que les rapports immédiats de l’âme avec
Dieu les outrepassent. Si Radha avait été l’épouse légitime de Krishna, ils se
seraient aimés d’une façon très humaine, et répondant aux exigences sociales
qui s’imposent. Mais dès lors qu’ils sont attachés l’un à l’autre au-delà de ce
lien marital humain, leur amour devient un dépassement de chacun dans l’autre,
dont la nature est divine. Ce point est peut-être celui qui détache le plus
nettement la Bhakti des Lois de Manou, dans lesquelles nous avons vu que le
couple, même dans le symbole divin qu’il manifeste, était un rouage du Dharma.
Pour autant, l’attachement de Krishna et de Radha pourrait bien ne pas être
resté étranger à ce qui était moins explicite dans les Veda et dans les Lois de
Manou : la représentation du couple de l’homme et de la femme comme celui
de Dieu et de l’Homme[105].
Le couple charnel
comme accès à l’Absolu
Pour comprendre à quoi peut renvoyer l’idée d’Absolu dans
la philosophie de l’Inde, il est nécessaire de se tourner vers la pensée de Shankara[106],
l’un des premiers commentateurs du Vedanta, qui fût très marqué par le
Bouddhisme. Une profonde scission existe entre le système philosophique de cet
auteur et celui de Ramanoudja[107],
qui repose essentiellement sur leurs conceptions divergentes du non-dualisme.
Tandis que le premier le regarde comme une unité « simple », que l’on
atteint en dépassant les illusions du monde sensible dont les diversités sont
donc « fausses », le second fait du non-dualisme une pensée de l’unité
du divers. Les multiples êtres qui vivent dans le monde sensible, et qui sont
finis, peuvent connaître l’Absolu en l’aimant dans son infinité même[108].
Selon Shankara, il n’existe en fait qu’un seul être qui est
infini. La complémentarité du couple de l’homme et de la femme est celle qui
s’appliquerait à chaque essence ou existence finie, dans la mesure où ces
dernières ne peuvent qu’être des illusions derrières lesquelles c’est l’être
infini, l’absolu, qu’il faut parvenir à voir. Le couple est une notion qui n’a
de sens que dans la finitude de l’essence particulière de chacun de ses
membres, et l’on voit alors presque déjà poindre ce que sera la vision
bouddhiste de la différence des sexes comme une duperie. Ce qui distingue
pourtant encore l’hindouisme, tel qu’il résulte du védisme et tel qu’il se
présente encore en arrière plan dans les lois de Manou, c’est bien l’importance
qu’acquiert cette différence fondamentale, quoiqu’elle soit au plan
métaphysique « fausse ». En vérité, l’homme et la femme doivent être
d’abord chacun Autres, pour que l’Absolu puisse être atteint. C’est ce que nous
apprend la belle formule par laquelle l’homme achève l’une des récitations
rituelles du mariage :
« Ce que tu es, moi je le
suis !
Et toi tu es ce que je suis !
Je suis le Ciel, et toi tu es la
Terre !
Je suis la Stance, et toi la
Mélodie ! (…) »[109]
C’est la diversité des essences et des existences qui est
illusoire et qui fait du couple une unité finale et originelle en même temps[110]. Et il est Un entre
l’homme et la femme qui le forment, mais il est Un aussi avec le monde.
Shankara va même plus
loin, dans la mesure où il fait des couples de contraires, dont on verra qu’ils
sont si nécessairement dépassables pour le « tantrisme », les
non-êtres les plus vides, car les plus relatifs, et les plus insatiablement
mobiles[111],
quand le vedanta recherche expressément la plénitude[112],
et Shankara, à travers l’interprétation qu’il donne de lui, la paix et le
repos. Ce qui est réel en revanche, c’est la relation qui unit ce couple. Ce point
est d’importance car il nous montre comment, dans la pensée de Shankara, le
couple n’est qu’une illusion si on le regarde du point de vue du duo qui le
compose, mais il est au contraire une vérité si en lui on considère le lien. C’est ce qui unit ces deux
diversités qui est.
Pour Ramanoudja, le sensible n’est pas à proprement parler
illusoire et la diversité est en tant qu’elle-même unité. En fait, la
différence qui existe entre les membres d’un même couple est symbolique de
cette diversité des corps qui par cette multitude elle-même participe à
l’universalité de l’Être. Comme le couple est Un par-delà et au-delà de la
différence de l’homme et de la femme, l’Absolu est « non-dual »
par-delà et au-delà des diversités du monde. On pourrait ainsi émettre l’hypothèse
selon laquelle, parmi les termes qui peuvent renvoyer à l’idée de l’Absolu que
sont le Brahman et l’Atman, c’est le second qui est ici mis en avant, et d’une
façon qui n’est plus, comme pour Shankara, celle qui en fait une forme ultime
de dépassement des mensonges de l’émotion et même de la cognition. Si le
Brahman est Etre pur et illimité, et conscience pure, l’Atman est un principe
immortel qui se retrouve en l’Homme, et qui pourrait se caractérisé par un
mouvement de repli de l’âme sur soi, une intériorisation qui atteint à
l’Absolu, en s’identifiant à lui, et qui pourrait sans mal évoquer la notion de
« personne ». Pour Ramanoudja en effet, l’Atman est un tout dont la
diversité fait partie, parce que dans ce mouvement qu’il accompli du monde et
de ses diverses expériences vers lui, il retrouve l’Unité. Comme une
respiration, l’âme de l’homme ne cesse ce mouvement perpétuel de retour vers
soi après avoir été placé en dehors de soi.
Un lien entre cet aspect de la pensée de Ramanoudja et les images
signifiantes que portent les mythes hindous sur les relations entre Prakriti et Purusha, lien métaphysique
explicitement métaphorique des relations entre l’homme et la femme, peut
s’opérer. En effet, un mouvement comparable à celui qui unissait l’Ātman
au monde unit ces deux termes, et il doit s’analyser comme ouvrant à
l’universalité.
Si en effet, les
émotions de l’expérience sont des leurres ou au moins des événements à
« surmonter » pour atteindre à cette l’universalité, elles sont
aussi, en fin de compte les formes dynamiques de l’être. Les colorations
affectives des êtres sont donc des illusions qu’il faudrait dépasser, mais qui
sont pourtant, dans le même temps, la source du mouvement qualitatif ébranlant
l’être[113].
On retrouve assez nettement cette image de la non-dualité dans les conceptions
du couple en Inde ancienne, et qui font de la śakti la force première sans
laquelle l’être divin ne pourrait agir, parce que sa perfection est telle qu’il
ne peut qu’être « au repos ». Le féminin se positionne du côté de la
matière, qui est en Inde non pas une notion faible au dessus de laquelle
règnerait l’abstraction, mais une notion riche et féconde, dans laquelle l’être
puise sa vie[114],
et le masculin du côté de l’être lui-même, qui est essentiellement immobile et
contemplatif.
C’est ainsi que le
Purusha est le principe mâle, passif, qui représente aussi l’Homme, et la
Prakriti est la nature, féminine et dynamique[115].
Ces notions peuvent trouver une image dans les couples
divins formés par Shiva et Parvati[116],
ou par Vishnu et Lakshmi. Car, en effet, chacun représentent bien la façon dont les
concepts féminins et masculins se nouent l’un à l’autre, au point de devenir
une Unité. Il ne s’agit pas seulement de dire que l’un et l’autre se
complètent, mais surtout qu’ils sont essentiellement incomplets tant qu’ils ne
se sont pas retrouvés.
On peut s’étonner
d’ailleurs de ce que Vishnu et Lakshmi n’aient pas d’enfants, et de ce que les
deux fils de Shiva et Parvati ne soient pas en fait issus de Parvati. Cela nous
montre bien que la dualité des sexes dans le couple divin n’a pas la
signification qu’elle a dans le mariage Hindoue, en ce sens qu’ici l’harmonie
est atteinte dès l’union des deux divinités, et leur perfection ne passe pas
par leur descendance. Dans le divin, la dualité des sexes ne semble pas pouvoir
renvoyer à la maternité de la Déesse qui devrait être fécondée par le Dieu,
mais d’avantage au rôle de cette dernière, comme lien avec le monde. La Déesse
est à la fois l’énergie primordiale du Dieu, et sa médiatrice vers le bas
monde, grâce à laquelle il peut donc agir et répondre aux prières des hommes,
et sans laquelle il ne serait pas lui-même. Le féminin est ce qui est dans le
monde sensible, et est à ce titre à la fois une nécessité et une source
d’illusions qui doit être dépassée pour atteindre à la pureté. Le masculin de
son côté renvoi à une vérité constante, mais hors de ce monde. Ces deux
principes ne peuvent pourtant s’opposer au sens où ils seraient, au moins
potentiellement, radicalement distincts l’un de l’autre. Ils sont, dans l’Inde
ancienne, l’un et l’autre en communication perpétuelle, si bien qu’ils
diffèrent tout en étant au fond mêmes. La non-dualité de l’Absolu n’est donc
pas le dépassement des dualités de l’expérience, mais véritablement une création
permanente à partir d’elles.
MB.
Conclusion :
Les Lois de Manou demeurent une
référence sans comparaison pour la compréhension de la société actuelle, car sa
valeur bien que partiellement juridique, demeure ancestrale. Les textes qui
suivent les Lois de Manou varient quant à la nature des préceptes
établis : ils font ressentir l’influence directe du Jaïnisme et du
Bouddhisme. En effet, ces textes de la tradition post-védiques, communément appelés smriti
regroupant le Mahâbhârata, le Râmâyana, les Purâna et les Angama illustrent une
certaine amélioration de la situation de la femme dans le couple et aux
yeux des tiers. En effet, les épopées de cette période manifestent à l'égard de
la femme plus de considération et lui accordent plus de capacités.
Avec le temps du Code
civil de 1804, Napoléon instaure « l’ordre des familles[117] » se caractérisant
par l’apogée de la puissance maritale et l’inégalité marquée entre l’homme et
la femme[118]
inscrite en filigrane dans le discours préliminaire de Portalis dans lequel il
professe un langage de fermeture et de discrimination à l’égard du sexe féminin
et ce, conformément à la tradition luthéro-kantienne[119]. Dans nos sociétés
occidentales, les législateurs européens semblent parvenir à un consensus. La France
par exemple prévoit l’existence d’une solidarité patrimoniale et
extrapatrimoniale par le jeu de l’article 212 du Code civil[120].
L'ordre juridique des
Indiens semble immuable et son patrimoine juridique et philosophique s'inscrit
dans une ancestralité reconnue et parfois revendiquée par d’autres
civilisations. Sans conteste, l’histoire des Lois de Manou apporte des éléments
de fait permettant de conclure à leur utilisation en vue de leur conférer une
valeur de lois positives[121].
L'indépendance de
l’Inde en 1947 n'aura pas réduit cette ferveur traditionnelle à une simple
illusion. Véritable mosaïque juridique, le droit indien procède d'un savant
mélange alliant les éclairages juridiques les plus élémentaires de l’Humanité.
PM.
*Université de Bordeaux, doctorante en droit (Centre de
Philosophie du droit) et docteur en droit (CAHD)
__________________________________________________
©THÈMES, revue de la B.P.C., mise en ligne du 2 avril 2014
[2] L’union de l’homme et de la femme
s’identifie à l’ordre du monde.
[3] Recueil de chants, d’hymnes et de
traditions nationales, rites sacerdotaux en faveur du Dieu révélé.
[4] Recueil de prières, de mantras et
de conjurations magiques, formules mystérieuses. Cet ouvrage est considéré
comme un servum pecus, un ouvrage destiné aux besoins du peuple.
JACOLLIOT (L.), L’Olympe brahmanique. La mythologie de Manou, Collection
Lacroix et Cie éditeurs, Paris, 1881, p. 24.
[5] Livre sous forme de vers et de
prose qui contient des rituels liturgiques et qui établit la doctrine tout en
pensant la philosophie religieuse, la science et les rites.
[6] Chante Brahma, le Dieu manifesté.
[7] BOIVIN (M.), Histoire de l’Inde,
PUF, Paris, p. 8.
[8] MOURRE, Dictionnaire
encyclopédique d’histoire, t.2, d.h., V° Hindouisme, Larousse-Bordas, 1996,
p. 2667.
[9] Il y a quatre castes ou
varnas : les Brâhmanes, prêtres et savants ; les Kshatriyas,
guerriers et nobles ; les Vaîçyas, agriculteurs et marchands ; les
Shoudras, classe servile. Les Brâhmanes étudient et enseignent les Véda. Les
Vaîçyas élèvent le bétail, cultivent la terre et exercent le commerce. Les
Shoudras n’ont qu’une tâche essentiellement, celle de servir les castes
supérieures. Sur le système de castes, voir DUMONT (L.), Homo hierachicus : le système des castes et ses implications, Gallimard, Paris, 1979.
La caste repose sur une origine surnaturelle, sur la délégation de dons et
d’attributs distincts : on y entre que par la naissance, tout l'art
ou le mérite ne peuvent en forcer les portes ; chaque individu en naissant se
trouve fatalement encadré ; et c'est ainsi l'ordre de la nature qui décide
souverainement des capacités et de la fortune de chacun, selon la loi sacrée de
Manou. BENTZON (Th.), « Essais de psychologie sociale » in La
revue des deux mondes, 1829, t. 57e, p. 540 ; DUMONT et
SENART (E.), « Les castes dans l’Inde » in La revue des deux
mondes, 1er février et 1er mars 1894.
[10] L’auteur est considéré comme le
fondateur de l’orientalisme en France, il étudie l’arabe, l’hébreu, le persan
et s’initie à l’avestique en traduisant le Zend Avesta. Ses travaux ont
porté sur les livres sacrés de l’Inde d’après leurs versions persanes, mais
aussi sur la place de l’Inde avec son ouvrage, Recherches historiques et
géographiques sur l’Inde en 1786 et l’Inde en rapport avec l’Europe
en 1790 ; Oupnek’hat ox Oupanichad - théologie des Veda - traduction
latine de textes didactiques, védiques et postvédiques.
[11] Ses mots sont forts et témoignent
de cette volonté de rapprochement entre les deux civilisations, « Bientôt
le froid de l’âge va glacer mon sang dans mes veines : j’aurai au moins la
satisfaction de porter au tombeau l’espérance de voir l’Inde liée à l’Europe
par des rapports (la communication des esprits, des idées) plus dignes
de l’Homme que les vils objets de commerce (l’or, l’argent, les pierreries,
les étoffes, les épiceries) qui jusqu’ici ont uni les deux continents :
je mourrai content, en disant : les Indiens peuvent nous aimer »,
cité par BENOIT (Ph.), La découverte intellectuelle de l’Inde au XIXe siècle :
ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Inde1/Benoit.pdf, consulté le 15 septembre 2013.
[12] Pour une approche de la
redécouverte de la pensée orientale par l’Occident, voir SCHWAB (R.), La
Renaissance orientale, Bibliothèque historique, Paris, 1950.
[13] CALMETTE (J.), L’Ezour-Vedam :
ou, ancien commentaire du Vedam, contenant l’exposition des opinions
religieuses et philosophiques des Indiens, Nabu Press, 2011, 340p. Sur les
spéculations qu’engendre l’Ezour-Vedam et les certains Veda, voir notamment
CASTETS (J.), L’Ezour-Védam de voltaire et les pseudo-védams de Pondichéry.
Voltaire et la mystification de l’Ezour-Védam, découverte des pseudo-Védas de
Pondichéry, Société de l’histoire de l’Inde française, Pondichéry, 1935.
[14] RENOU (L.), Littérature
sanskrite, Adrien Maisonneuve, Paris, 1946, p.41.
[15] VARENNE (J.), Cosmogonies védiques, « Les belles Lettres », Paris,
1982, p. 18.
[16] Le thème de l’Inde est ainsi
analysé et comparé par rapport à d’autres concepts et notions. Les volumes
traitent des sujets suivants : La Bible dans l’Inde ; les fils de
Dieu ; Krishna et le Christ ; histoire des vierges ; la Genèse
de l’Humanité ; Fétichisme-polythéisme-Monothéisme ; le spiritisme
dans le monde, les traditions Indo-asiatiques ; les traditions
Indo-Européennes et Africaines ; le Pariah dans
l’humanité ; Les législateurs religieux Manou-Moïse ; les femmes dans
l’Inde ; les rois, les nobles, les guerriers et les castes ; la
mythologie de Manou, l’Olympe brahmanique. D’autres références sont à
citer à l’instar de PAUTHIER (G.), Les
livres sacrés de l’Orient, Société du panthéon Littéraire, Paris,
1875 ; BERGAIGNE (A.), Religion védique d’après les hymnes du Rigveda,
1878 ; PISCHEL (R.) et GELDNER (K.) Vedische Studien, 1889 ;
OLDENBERG (H.), Die religion des Veda, 1894 ; LEVI (S.), Doctrine de sacrifice dans les Brâhmana,
réed. 1966.
[17] LOISELEUR
DESLONGCHAMPS (A.), Lois de Manou, publiées en sanscrit, avec des notes
contenant un choix de variantes et de scholies, Levrault librairie, Paris,
1833.
[18] Friedrich Wilhelm Joseph Von SCHELLING, Philosophie de la mythologie, Jérôme
Million, Paris, 1994, 527 p.
Lorsque Schelling parle de « symbole », c’est
pour désigner l’union de l’être et de sa signification dans le mythe, et c’est
un peu en ce sens que nous emploierons nous aussi ce terme au long de ces
pages.
Cf. Xavier TILLIETTE, La
mythologie comprise. Schelling et l’interprétation du paganisme, Vrin,
Paris, 2002, 156 p. et Marc MAESSCHALCK, « La philosophie de l’histoire
dans la dernière philosophie de Schelling », cours de l’académie de
Louvain, 2007-2008, consulté en ligne le 20 septembre 2013, sur http://perso.cpdr.ucl.ac.be/maesschalck/etudiants/CoursFILO2290Schelling-2007_2008.pdf
[19] Friedrich Von SCHLEGEL, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, Librairie
Parents-Desbarres, Paris, 1837, 395 p.
[20] Pour une approche du sanskrit de la désinence radicale de certains mots, voir
FILLIOZAT (P.-S.), Le sanskrit, PUF, Paris, 2010. BERGAIGNE (A.), Manuel pour étudier la langue sanscrite.
Chrestomathie – lexique – principes de grammaire, Paris, 1984.
[21] Tradition mémorisée ou Mémorial, par opposition aux textes
védiques, Shruti « révélation ».
Smriti (du sanskrit : « mémoire », « se souvenir »)
ou smriti (devanagari est le nom donné à un
ensemble de textes appartenant à la tradition la plus ancienne de l'hindouisme mais dont l'autorité est considérablement
moindre que celle des Shruti (ou textes révélés).
[22] JACOLLIOT (L.), Manou, Moïse,
Mahomet : les législateurs religieux, Lacroix et Cie Editeurs, Paris,
1876.
[23] Ceci explique la pluralité des ordres juridiques en
fonction du contexte historique. Le droit naît postérieurement aux Lois de
Manou sous l’influence successive des conquérants musulmans, puis des
colonisateurs britanniques. Certains auteurs parlent ainsi de « technologie
juridique ». HALPERIN (J.-L.), « Le droit et ses histoires »
in Droit et société, 2010/2-n °75, p. 303.
[24] Le Shastra n’est pas
un code, mais « un mensonge sacré » présentant la loi comme
éternelle et immuable. Pour Nietzsche,
« les moyens d’assurer l’autorité d’une vérité longuement et chèrement
acquise sont radicalement différents de ceux qu’on utiliserait pour la prouver.
Un code ne raconte jamais l’utilité, les motifs, la casuistique dans la
préhistoire d’une loi : on perdrait là le bénéfice du ton impératif, le
« tu dois », ce qui permet de se faire obéir ». Cité par
FEZAS (J.), « Introduction de quelques idées reçues sur le droit
hindou » in Droit et Cultures, n°22-1991, p.7.
[25] Sur la place de la cosmogonie dans les poèmes spéculatifs
des Veda, voir notamment Ṛg Veda, 10.129 ainsi que VARENNE (J.) (dir.), Le
Veda, Textes réunis, traduits et présentés, Les deux océans, Paris, p. 331.
Sur les aspects cosmogoniques dans les Lois de Manou, voir JACOLLIOT (L.), la mythologie de Manou, l’Olympe brahmanique,
Collection Lacroix et Ce, éditeurs, Paris, 1881, p. 79. Les lois de Manou
représentent le résumé de toute la science brahmanique, étudier sa mythologie,
c’est étudier l’origine des mythes du monde entier, c’est « faire
sortir des Olympes celtique, germanique, scandinave, slave, latin et grec de
l’Olympe brahmanique ».
[26] RENOU (L.), L’Inde
fondamentale, études d’indianisme, collection Savoir, Paris, 1978, p. 176.
[27] Dans les textes qui
suivent le livre de Manou, à l’instar du traité de Yâjnavalkya, ces parties
sont distinctes et claires.
[28] Ibid., p. 177.
La Mimamsa
est une école de philosophie indienne dont le nom signifie
« recherche », « exégèse ». Celle-ci proposait à l’origine
de « réaliser le commentaire systématique des textes et rituels
fondateurs des cultes sacrificiels védiques ». La Mimamsa se divise en deux
système opposés : la purva-Mimamsa («
exégèse ancienne », celle des Veda), plus connue sous le nom de Mimamsa, adepte du ritualisme, et la plus tardive uttara-Mimamsa
(« exégèse ultérieure ou supérieure », celle des
Upanishad), aussi appelée Brahma-Mimamsa,
Sariraka-Mimamsa ou Vedanta, portée sur
la spéculation métaphysique.
[29] AMPERE (J.-J.), « Histoire des lois par les mœurs,
l’Orient et la Grèce, fragment 1e » r in La revue des Deux mondes, 1829, t.4,
3e série, p. 482.
[30] GELIBERT (R.), Philosophie
de la croyance, Bibliothèque de philosophie comparée, Editions Bière, 2012.
Héritier d’Olivier Lacombe, de Max Müller ou encore de Paul Masson-Oursel,
l’auteur n’aura de cesse durant sa carrière de nourrir les comparaisons entre
la philosophie occidentale et orientale.
Renvoyons d’ailleurs
également à MASSON-OURSEL, Etudes de
logique comparée, recueil de divers articles publiés entre 1911 et 1918,
consulté en ligne le 1er décembre 2013, http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html
[31] Le droit indien en
marche, Société de législation comparée, Paris, 2001, t.I ; 2009, t.
II.
[32] HALPERIN (J.-L.), Portraits
du droit indien, op. cit., p.7.
[33] Yajnavalkya dispensait son
enseignement dans la province de Mithila vers le Ve ou le Vie siècle après J.C.
Il a élaboré un traité de droit et de yoga. Avec Yajnavalkya, le droit est analysé
de manière autonome et non plus comme intimement lié au pouvoir politique. Le
code de Narada, quant à lui, contemporain au code de Yajnalvakya est
véritablement juridique. Il ne traite que du droit et adopte une vision
progressiste des points adoptés par Manou.
[34] Les traités postérieurs,
préciseront la notion de ces « biens spécifiques » de la femme,
ORIANNE (G.), Traité des successions, le Mitakchara et la Dattaca-Chandrica,
Benjamin Duprat, Paris, 1845. Cette notion de biens particuliers regroupe les
biens laissés par un homme ou ceux acquis par la femme pendant le mariage. Pour
une illustration de ces distinctions, voir Traité de Yâjnavalkya, 2, 144.
[35] Cette affirmation du principe d’hérédité se retrouve dans
les législations primitives comparées. En effet, un rapprochement peut être
effectué entre les Lois de Manou et celles de Moïse : « deux
peuples essentiellement distincts, qui n’ont eu les mêmes mœurs, ni les mêmes
goûts, ni la même religion. Ici, c’est l’inégalité dans la servitude et dans l’abaissement ;
là, c’est l’égalité dans la force et dans la liberté ; et cependant dans
l’Inde comme dans la Judée, les législateurs ont établi des règles semblables.
Le but cherché, c’est la perpétuité de la famille ; le moyen employé, c’est
l’inaliénabilité des biens patrimoniaux. Et pour arriver à ce but par ce moyen,
le législateur se charge de régler la transmission des biens. Il fixe
l’hérédité. Il donne au fils aîné un droit supérieur à celui de ses frères, et
il supprime, dans l’intérêt de l’avenir de la famille et de la nation, la
liberté du père », Royer (C.), Du droit de disposer par
testament : législations anciennes romaine…française, thèse droit,
faculté de Paris, Paris, 1870, p. 40.
[36] Les lois de Manou,
III, 69-70. « Pour expier dans l’ordre (les péchés encourus par
l’emploi de) tous ces (cinq instruments), les grands Sages ont
prescrit au maître de maison les cinq grands sacrifices quotidiens. La lecture
du Veda est le sacrifice à Brahme, l’offrande de gâteaux et d’eau est le
sacrifice aux Mânes, l’offrande au feu est (le sacrifice) aux Dieux,
l’offrande de nourriture (est le sacrifice) aux Etres, l’accomplissement
des devoirs d’hospitalité est le sacrifice aux hommes ».
[37] LBASHAM (A.-L.), La
civilisation de l’Inde ancienne, Les grandes civilisations, Arthaud, Paris,
1976, p. 180.
[38] BIARDEAU (M.),
MALAMOUD (Ch.), Bibliothèque de l’école des Hautes études, section des sciences
religieuses, volume LXXIX, Presses
universitaires de France, p. 34.
[39] Les Lois des Manou, III, 60-61.
[40] Ibid., IX, 2-3.
Cette dépendance est inscrite dans la littérature du XIXe siècle, JACOLLIOT
(L.), Les mœurs et les femmes de l'Extrême-Orient. Voyage au pays des
bayadères, 1876, E. Martinet, Paris, p. 168.
[41] Ibid., V, 155 « il
n’y a ni sacrifice, ni pratique pieuse, ni jeûne qui concerne les enfants en
particulier ».
[42] L’état de
subordination qui caractérise la femme en Asie n’est pas propre à l’Inde, car
il se retrouve dans d’autres pays à l’instar de la Chine, HENRY (L.), Qualités et conditions
requises pour contracter mariage, aperçus historiques sur les lois du mariage,
Nigault de Prailauné, Caen, 1867, p. 54.
[43] Ibid., III,
56. A ce propos, il est important de considérer ce rapport de respect que
l’homme entretient et doit à la femme comme une donnée solide des civilisations.
Ainsi, le constat est analogue lorsque Tacite signale chez les Germains que
« partout où les femmes sont honorées, les divinités sont
satisfaites ; mais lorsqu’on ne les honore pas, tous les actes pieux sont
stériles ».
[44] « Le mari ne fait
qu’une seule et même personne avec son épouse » ; Les Lois de
Manou, IX, 101 et s. « Dans toutes familles où le mari se plaît avec sa
femme, la femme avec son mari, le bonheur est assuré pour jamais » ;
Ibid., III, 32. « L’union d’une jeune fille et d’un jeune homme,
résultant d’un vœu mutuel est appelé le mariage des musiciens célestes ».
[45] Ibid.,
II, 67. « La cérémonie du mariage est reconnue (comme remplaçant)
la consécration védique pour la femme, les devoirs qu’elle rend à l’époux (comme
remplaçant) la résidence (du novice) auprès du maître spirituel, les
soins domestiques (comme remplaçant) l’entretien du feu sacré ».
[46] Ibid., X, 85.
[47] Ibid., IX,
Devoirs des époux. L’héritage. Suite des Lois civiles et criminelles, Shloka 72
« Même après avoir légitimement une jeune fille, on peut la répudier
(si elle est) entachée de blâme, malade, déflorée, (ou si on vous l’a) fait
épouser par ruse ».
[48] Ibid., 74. « Un
homme que ses affaires (appellent au loin) peut partir après avoir
assuré des moyens d’existence à son épouse ; car une femme même honnête
peut se pervertir (quand elle est) pressée par le besoin ». Le
mari en tout état de cause doit laisser à sa femme comme subsistance suffisante
afin qu’elle puisse vivre décemment. Dans le cas contraire, la femme devra
subsister en exerçant un métier honorable. Shloka 75 : « Si
(l’époux) avant de partir (lui) a assuré des moyens d’existence, elle
devra vivre en observant la chasteté ; s’il est parti sans rien lui
assurer, qu’elle subsiste par un métier honorable ».
[49] Ibid., 76. « Ainsi, si l’époux est parti pour accomplir un
devoir pieux, elle devra l’attendre huit ans ; (s’il est parti) pour
(acquérir) la science ou la gloire six ans, et trois (s’il est parti) pour
son plaisir ».
[50] Ibid., 77. « Un mari devra patienter un an avec une épouse
qui le hait ; mais au bout d’une année, il devra la priver de son douaire
et cesser de cohabiter avec elle ».
[51] Des détails nouveaux
sont en effet perceptibles dans l’Arthashastra, véritable traité de la
science des affaires publiques qui regroupent l’étude de l’administration, de
l’économie et de la politique en tant qu’elles visent le bien matériel des
citoyens. Les Lois de Manou traitent surtout du rôle cosmogonique de la classe
brahmanique à l’égard des autres classes, alors que l’Arthashastra analyse la
société dans son ensemble par l’étude de la science administrative. Sur cette
analyse, voir RENOU (L.), Politique et économie dans l’Inde ancienne in Le
Journal des savants, année 1966, Paris, p. 34.
[52] BONNAN (J.-Cl.), Le Roi souverain du
châtiment, l’exemple de l’Inde ancienne in Droit et cultures, revue
semestrielle d’anthropologie et d’histoire, t. 11, 1986, p.123-127. Le roi est compétent en dernier ressort pour les
décisions rendues par le juge, p.125.
[53] Les Lois de Manou, IX, 17. « (L’amour
de) leur lit, (de) leur siège, (de) la toilette, la luxure, la
colère, les penchants vicieux, la malice et la dépravation, (voilà les
attributs que) Manou assigna aux femmes ».
[54] Ibid., IX, 13.
« La boisson, les mauvaises fréquentations, l’absence de l’époux, le
vagabondage, le sommeil (à des heures indues) et le séjour dans une maison
étrangère, telles sont les six (sources de) déshonneur pour une femme ».
[55] Ibid., V, 353,
"car de (l'adultère) provient le mélange des castes parmi le monde, et
de ce (mélange) résulte la violation des devoirs qui coupe les racines mêmes
(de la société) et détruit toute chose".
[56] Ibid., VIII,
Lois civiles et criminelles, 357. « Etre aux petits soins (pour une
femme), jouer (avec elle), toucher ses parures et ses vêtements, s’assoir avec
elle sur un lit, tous (ces actes) sont considérés comme (entachés) d’adultère ».
[57] L'infidélité est un
mal qui ronge la femme même après la mort du mari avec la réincarnation. Ibid.,
V, 164 : « Par son infidélité à son époux, une femme encourt
le blâme dans ce monde; (après la mort), elle renaît dans le ventre d'un
chacal, ou bien elle est tourmentée par des maladies (en punition) de son crime ».
[58] Voir par exemple, en
ce sens Ibid., VIII, 352 « Ceux qui entretiennent des relations
criminelles avec la femme du prochain, que le prince les bannisse après les
avoir marqués de châtiments qui inspirent la terreur ».
[59] La récidive est
également prise en compte par le doublement de l’amende. Ibid., VI, 373.
« Pour un coupable (d’adultère) accusé de (récidive dans la
même) année, l’amende sera double ; il en sera de même pour avoir
cohabité (avec récidive) avec un Vratya ou une femme de caste
méprisée ».
[60] Ibid., VIII,
359. « Un non-Brahmane mérite la peine de mort pour l’adultère, car les
femmes des quatre castes doivent toujours être gardées avec soin ».
[61] Ibid., VIII,
380. « Que (le roi) ne fasse jamais périr un Brahmane, eût-il
commis tous les crimes ; qu’il le bannisse de son royaume en lui laissant ses
biens, et sans lui faire aucun mal ».
[62] L’analyse du système pénal dans
l’Inde ancienne induit une conception particulière du péché par contamination.
Cette dernière tendance concerne la femme adultère et son mari consentant.
Ainsi, la souillure se transmet par friction « celui qui est atteint
peut essuyer sa faute sur ceux qui devraient le châtier et restent indifférents ».
(Ibid., VIII, 317) ; FEZAS (J.), Faute et expiation dans les textes
normatifs sanskrits in Droit et cultures, revue semestrielle d’anthropologie
et d’histoire, 34, 1997/2, p. 15.
[63] La mutilation frappe
en principe la partie du corps qui a rendu le méfait possible. Ce type
d’amputation est justifié par une parole de l’Evangile : « Si ta
main droite te scandalise, retranche-la et jette-la loin de toi ».
(Matt., V, 30). Sur ces mutilations et leurs significations à l’époque féodale
en Occident, voir CARBASSE (J.-M.), Histoire du droit pénal et de la justice
criminelle, PUF, Paris, 2000, p. 268.
[64] ROULAND (N.), Anthropologie
juridique, PUF, Paris, p. 15.
[65] Ce sont les épopées, qui regroupent donc à la fois le
Mahābhārata et le Rāmāyaṇa.
[66] C’est parce que, dans le platonisme, on trouve cette idée
du réceptacle, qui est, selon Joseph MOREAU, « une matière incorporelle
offerte aux déterminations de la connaissance, le substrat indéterminé dans
lequel se dessinent les formes des objets » (in L’horizon des esprits, P.U.F, Bibliothèque de philosophie
contemporaine, Paris, 1960, p.88) et parce que le couple sensible des Lois de
Manou participe à l’Idée du couple intelligible, que l’on peut faire ce
rapprochement.
Le lien entre pensée hindoue et platonisme a été mis en
exergue déjà par Raymond GELIBERT. Voir notamment Philosophie de la croyance, Bière, 2012, 449 p.
[67] Pour une étude comparant le Dharma chez Manou et dans les
écrits postérieurs, voir R. M. STEINMANN, « La notion de dharma selon Manu
et dans la Bhagavadgita », Asiatische
Studien, volume 43, numéro 2, 1989, Bern, P. 164 à 183.
[68] « (…) the concept of Dharma
arose as designating the constitutive and permanent laws of the cosmos. These
are the warp across which the natural processes and, since man is not separate
from nature, the basic human activities woven. Their result, rightness and
righteousness, was also called dharma so that dharma was not only the warp but
also the woof of the universe », Richard DE SMET, « Natural Law and
The Dharma of Renascent Hinduism », Indian Law Review, 2/3, 1981, p.1 à
17.
Il faut ajouter sur la notion de Dharma qu’il s’oppose au
Karma. Le Karma concerne les actions que la personne peut accomplir tandis que
le Dharma est un ordre à la fois macrocosmique et microcosmique, qui est
extérieur à l’homme, tout en étant lié à sa nature. Chacun peut influencer son
Karma mais doit composer avec son Dharma.
[69] Olivier LACOMBE, selon
le Védânta. Les notions de Brahman et d’Atman dans les systèmes de Śaṅkara
et Rāmānoudja, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1937,
p. 332 : « La morale du temps comporte deux aspects : un aspect
intemporel et un aspect temporel, un aspect transcendant et un aspect immanent
à l’activité des créatures, la loi du dharma
et la loi du karman. Dharma signifie l’aspect ontologique et
la causalité substantielle de la loi morale, karman implique sa présence efficace au cœur de l’action humaine
pour lui faire porter un fruit proportionné à sa mesure ».
[70] On peut songer ici à un rapprochement,
quoiqu’anachronique, entre cette conception du couple est celle qui existe en
Chine. Les épousailles se font au printemps pour se rapprocher de l’ordre du
monde. On va du monde aux personnes. Les mots disent le sens des choses avant
de dire les impressions des autres sur la chose. C’est ainsi que dans le
mariage aussi, on fait vibrer des rythmes cosmiques dans l’union de l’homme et
de la femme. C’est un reflet du macrocosme dans le microcosme humain qui
interprète le cosmos. Cf. Marcel Granet, La
religion des chinois, Paris, 1922.
[71] Lois de Manou,
III, Sch 12 « Aux Dvidjas il est enjoint d’épouser en premier lieu une
femme de même caste ; mais pour ceux que l’amour pousse (à un second
mariage), voici suivant l’ordre (des castes) les (femmes) qui doivent être
préférées.
Sch 13. Il est déclaré qu’un Soudra (ne peut épouser)
qu’une (femme) Soudra, un Vaisya une Soudra ou une (personne) de sa propre
caste, un Kchatriya (peut choisir dans) les deux (castes) précédentes ou dans
sa propre caste, un Brahmane dans toutes ces trois (castes) et dans la sienne
propre.
Sch 14. En aucune histoire il n’est raconté qu’une femme
Soudra (soit devenue la première) épouse d’un Brahmane ou d’un Kchatriya, même
en cas de nécessité.
Sch 15. Les Dvidjas qui par folie épousent une femme de la
dernière caste, font bientôt tomber leur famille et leurs descendants à la
condition de Soudras.
Sch 16. Selon Atri et (Gotama) fils d’Outathya, celui qui
épouse une Soudra déchoit (immédiatement de sa caste) ; suivant Saounaka,
(il déchoit) à la naissance d’un fils, suivant Bhrigou, lorsque ce (fils) a un
enfant (mâle) ».
[72] Cette déchéance pourra intervenir dès la consommation de
leur union, à la naissance d’un fils, ou à la naissance d’un petit-fils. Lois
de Manou, III, çl 19.
[73] Lois de Manou,
IX, çl 45 : « Celui-là seul est un homme parfait qui se compose de
trois personnes réunies, à savoir : sa femme, lui-même et son fils ;
et les Brahmanes ont déclaré cette maxime : le mari ne fait qu’une même
personne avec son épouse ».
[74] PUFFENDORF, WOLFF, THOMASIUS. Ces auteurs, en même temps
qu’ils posent l’égalité des époux dans le contrat qui les unit voient le sens
du mariage dans la génération. S’il existe des différences théoriques profondes
entre ces trois jusnaturalistes, il nous semble possible de rassembler
rapidement leurs pensées autour de cette idée que le sens de l’union de l’homme
et de la femme, et de leur amour même, est de viser la procréation.
Alfred DUFOUR, « Autorité maritale et autorité
paternelle dans l’école du droit naturel moderne », in Archives de philosophie du droit, tome
20, Paris, 1975, p.89 à 125.
« (…), on peut
dire que la pensée matrimoniale jusnaturaliste est le théâtre sinon une
entreprise délibérée, de substitution d’une mentalité contractuelle à une
mentalité institutionnelle », p. 94.
[75] Lois de Manou,
III, çl 60 « Dans toute famille où le mari se plait avec sa femme, et la
femme avec son mari, le bonheur est assuré pour jamais
[76] Et bien que ces « Lois » ne ressemblent certes
pas à des lois telles que nous les connaissons plus tard dans l’histoire
indienne.
[77] Alfred DUFOUR, « Autorité maritale et autorité
paternelle dans l’école du droit naturel moderne », in Archives de philosophie du droit, tome
20, Paris, 1975, p.89 à 125
« (…) la thèse
de l’égalité des sexes ne trouvera sa pleine consécration juridique en Droit
matrimonial que dans la pensée de l’école wolffienne, dont les auteurs
insisteront sur la totale réciprocité des droits et des devoirs conjugaux, de
l’amour et de la fidélité à l’aide et à la gestion du ménage, en passant par
l’obligation de cohabitation et toute la casuistique relative aux conditions de
prestation du devoir conjugal », p. 98.
L’affection n’est donc pas totalement absente de ces
systèmes de pensée, mais il passe par une subjectivité de l’individu, par une
égalité arithmétique de lui à l’autre, tandis que les lois de Manou sont
profondément inégalitaires, mais visent d’abord à l’unité que forment l’homme
et la femme.
[78] Selon toute vraisemblance, la polygamie n’était pas aussi
répandue sous l’ère Védique qu’elle ne le fut apparemment à l’époque des Lois
de Manou.
Cf. Clarisse BADER, La
femme dans l’Inde antique : études morales et littéraires, 2ème
édition, Didier et Cie éditeurs, Paris, 1867, 595 p.
Sous l’ère védique, « l’importance du personnage de
l’épouse était un obstacle à la polygamie : aussi tout en n’étant pas de
précepte, la monogamie était-elle l’état du plus grand nombre ». p.88
[79] L’atman correspondant à l’âme suppose une unité de l’être,
qui est alors nécessairement autre que ses diverses étants.
Le purusa étant le
singulier qui fait résister à l’universel du monde de l’atman.
[80] C’est l’un des quatre Purushartha, et si le Dharma est
présenté comme l’un de ces Purushartha, il nous semble qu’ils peuvent être
interprétés les uns en relation avec les autres. Ainsi le Dharma est-il non en
opposition avec les trois autres buts de l’existence humaine, mais en
interdépendance avec eux. Il en va notamment de cette façon pour le Kama.
[81] Notons qu’en Europe, on a attendu la critique de Kant pour
émettre l’idée qu’amour et devoir pouvait ne pas être contradictoires, avec
notamment Maurice PRADINES, ou Max SCHELER en Allemagne.
[82] Lois de Manou,
III, Sch 27 : « (Quand un père) donne sa fille, après l’avoir vêtue
et honorée (par des cadeaux), à un homme instruit dans le Veda et vertueux,
qu’il a volontairement invité, (c’est ce qu’on) appelle le mode de
Brahma ».
[83] Lois de Manou,
III, Sch 28 « (Quand un père) ayant paré sa fille, la donne au cours d’un
sacrifice à un prêtre officiant qui accomplit dûment le rite, (c’est ce qu’on)
appelle le mode des Dieux ».
[84] Lois de Manou,
III, Sch 29 « (Quand un père) donne sa fille suivant la règle, après avoir
reçu du prétendant un taureau avec une vache, ou deux couples (de ces animaux)
pour (l’accomplissement) d’un sacrifice, (c’est ce qu’on) appelle le mode des
Saints ».
[85] Lois de Manou,
III, Sch 30 « (Lorsqu’un père) donne sa fille avec cette formule :
« Pratiquez tous deux vos devoirs ensemble », et avec les honneurs
(dus, c’est ce qu’on appelle) le mode du seigneur de la Création ».
[86] Lois de Manou,
III, Sch 31 « (Quand le prétendant) après avoir donné aux parents et à la
jeune fille des cadeaux proportionnés à ses moyens, reçoit sa fiancée de son
plein gré, (c’est ce qu’on appelle) le mode des mauvais Esprits ».
[87] Lois de Manou,
III, Sch 32 « L’union volontaire d’un jeune homme et d’une jeune femme doit
être regardé comme le mode des Musiciens célestes : elle nait du désir, et
a pour but final le plaisir sexuel ».
[88] Lois de Manou,
III, Sch 33 « Le rapt, avec effraction, blessures ou meurtre (des
parents), malgré les pleurs et les cris de la jeune fille, s’appelle le mode
des Démons ».
[89] Lois de Manou,
III, Sch 34 « Quand (un homme) se rend maître par surprise d’une jeune
fille endormie, ivre ou folle, c’est le mode des Vampires, le huitième et
dernier et le plus exécrable (de tous) ».
[90] Lois de Manou,
III, Sch 20 à 24.
[91] Lois de Manou,
III, Sch 25 « Mais ici (dans ce traité), sur les cinq (derniers), trois
sont déclarés légitimes et deux illégitimes : le rite des Vampires et
celui des mauvais Esprits ne doivent jamais être usités ».
[92] Lois de Manou, III,
Sch 41.
[93] Richard DE SMET, op. cit.
« (…)
the notion of dharma remains either an eternal, impersonal, or a theological,
Norm », p.2. Et plus loin, en commentant la théorie du Dharma développée
par Rabindranath TAGORE: « Hence, ethics is simultaneously ontonomic and
theonomic as in the best of Natural Law theories », p.10.
[94] Rabindranath TAGORE, The religion of men, 1931
« In the core of his being, man finds a unity
of being which he perceives not as a unity of uniformity but as an ultimate
harmony; he experiences it in joy and love », p.41.
[95] Cette histoire est relatée dans le Ramayana. Rama et Sita
forment l’un des couples emblématiques de l’amour parfait. Voici par exemple
comment leurs noces sont racontées :
« Quand Rama eut
par sa valeur mérité la main de la belle Sita, n’osant contracter ce mariage
sans l’assentiment de son père, il ne voulut pas offrir les libations d’eau que
prescrivait le rite des fiançailles. Devant la résolution si nettement exprimée
du prince que devait exprimer son attachement au devoir, Djanaka, le souverain
du Vidéha, n’hésita pas : dépêchant une ambassade au roi d’Ayodhya,
Daçaratha, père de Rāma, il priait son futur allié de sanctionné de sa
présence l’union de leurs deux enfants, de se faire accompagner de ses
brahmanes et escorter de son armée. Daçaratha s’est rendu avec empressement à
la cour Vidéhaine. », Clarisse BADER, op.
cit. p.81 et s. C’est le père de Sita qui prononce des paroles proches de
celles prescrites par Manou : s’adressent à Rama « Approche-toi le
premier de l’autel. Voici ma fille Sita qui va devenir ta compagne dans toutes
les obligations de la vie, prends sa main dans ta main, O prince (…) »,
Ramayana, Adikanda, chapitre LXXV. Notons au passage qu’ils sont alors mariés
selon le mode des Seigneurs de la création.
[96] « Rama et Sita, s’aimant d’une
pure affection, s’améliorant, se perfectionnant l’un par l’autre, confondant
leurs vies en une seule vie : voilà ce que Valmiki se plaît à
représenter », Clarisse BADER, op.cit.,
p. 174.
[97] Nous ne voulons pas dire que l’actualisation du Kama
dépendrait de son Karma, et donc de ses actions, puisque justement le Dharma a
ceci de spécifique qu’il n’est pas attaché aux actions particulières que chacun
pourraient accomplir. Il est supérieur à l’expérience, et constitue d’avantage
une actualisation de l’être déjà présent, qu’une réalisation créatrice d’être.
Attaché le Kama au Dharma de la femme, ce n’est pas tant dire qu’elle doit donc
accomplir une série d’action matérialisant ce devoir, que dire qu’elle est, par
essence pratiquement, liée à lui. C’est un déterminisme de la nature de son
sexe, dans lequel elle est libre d’agir, mais qui est déjà en elle de toute
façon.
[98] Rig Veda, section III, lecture III, hymne XIII
[99] Rig Veda, section III, lecture IV, hymne VII
[100] Rig Veda, section VII, lecture III, hymne VII
[101] La Bhakti serait apparue vers l’an 200 avant J.C dans
l’hindouisme, avec la Bhagavad Gita. Pour réunir l’ātman au Brahman, il
existe deux « voies » qui sont l’ascèse d’une part (il faut alors
s’abstenir d’intervenir dans le monde, et ne plus agir), et la Bhakti d’autre
part (il faut cette fois s’abandonner à un Dieu). Cf. Eva Rudy JANSEN, Iconographie de l’hindouisme, Les dieux,
leurs manifestations et leur signification, édité par Binkey Kok, Diever,
Hollande, 1995, p.76.
Elle ne se développe cependant que vers 1100-1200,
notamment pour remettre en question le pouvoir des brahmanes, et sur l’idée
selon laquelle la bhakti peut s’adresser aussi bien à Visnu et à Shiva.
Cf. aussi Galina ROUSSEVA-SOKOLOVA, « Le vol, le viol
et l’amour : la confusion des sentiments dans la bhakti krishnaïte »,
in Violentes émotions, approches
comparatistes, Anne-Caroline RENDU LOISEL et Philippe BORGEAUD (dir.),
Droz, Recherches et rencontres, vol. 27, Publications de la faculté des lettres
de l’université de Genève, 2009, p. 183 à 193. « Le propre de la bhakti,
en particulier la bhakti krishnaïte (la plus « sentimentale »), c’est
d’instrumentaliser les émotions dans une perspective de salut. Le constat qui
est à la base de cette transformation, c’est que pour arriver à cet état de
concentration extrême et permanente, le sentiment est une voie bien plus
naturelle, et donc plus fiable, que l’effort intellectuelle. L’esprit d’une
femme amoureuse est tout naturellement fixé sur son bien-aimé, de même celui
d’une mère sur son enfant : la difficulté serait de les en détacher. Dès
lors, la stratégie de la bhakti va consister à cultiver ces sentiments si
humains, en les orientant vers le seul objet qui en soit vraiment digne :
Kṛṣṇa, la personne divine », p.184.
« Ce n’est que huit siècles après la Bhagavad Gita que
l’exercice de la Bhakti devient une pratique religieuse généralisée, qui se
répandit au départ du Sud de l’Inde. Les Nayanar ou adeptes de Śiva et les
Alvar ou adeptes de Viṣṇu s’y livraient à une forme de joyeuse
dévotion extatique qui a pris depuis lors une place plus importante dans la vie
religieuse hindoue », Eva Rudy JANSEN, op.
cit. p.77.
[102] Cité par Olivier LACOMBE, L’absolu selon le Védânta. Les notions de Brahman et d’Atman dans les
systèmes de Śaṅkara et Rāmānoudja, Librairie
orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1937, 409 p.
« Or celui à qui le Soi est insurpassablement cher,
celui-là est très cher au Soi. Et le bienheureux en personne se dépense pour que
cet ami très cher atteigne le Soi ; Lui-même l’a dit : « A ceux
qui, toujours centrés sur l’absolu, m’adorent par amour, je donne cette
illumination unifiant grâce à laquelle ils parviennent jusqu’à moi ». Et
encore : « Car je suis extrêmement cher au Sage et lui-même m’est
cher ».
« Ainsi donc, celui pour qui la mémoire en forme de
perception intuitive est devenue, par l’excès d’amour qu’il porte à l’objet
remémoré, excessivement chère elle aussi, celui-là seul est digne d’être élu
par le Suprême Soi, et c’est lui qui atteint le Suprême Soi (…). L’exercice
continu et stable de la mémoire en la forme ainsi décrite est ce que l’on
désigne par le terme de bhakti, participation d’amour, car ce terme est
synonyme de pieuse méditation », p.365.
[103] La Bhagavad-gita fait partie du Mahâbhârata, et est
composée d’un dialogue entre Krishna et Arjuna, son dévot. Une grande bataille
pour la restauration du Dharma y est relatée, et qui oppose les cents fils de
Dhritarashtra, les Dhartarashtras, et les cinq fils de Pandu, les Pandavas.
[104] Mahâbhârata, CX XXVIème lecture : « L’époux
inconsidéré dans ses actions, déchu ou vicieux, est sauvé par sa femme, qui se
sauve en même temps que lui ».
[105] Il faudrait encore ajouter que dans ce couple formé par
Radha et Krishna, la part féminine ne représente pas comme ailleurs la Nature,
ou l’énergie primordiale du mâle ; elle est plutôt l’âme individuelle, qui
aime immédiatement et infiniment Dieu et qui fait donc partie de son être même.
C’est ce que relève Mircea ELIADE, dans Sur
l’érotique mystique indienne, L’Herne, Paris, 1997, 104 p.
« L’amour
exemplaire restait celui qui liait Radha à Krishna : amour secret,
illégitime, « antisocial », symbolisant la rupture qu’impose toute
expérience religieuse authentique (…).Radha est conçue comme l’Amour infini qui
constitue l’essence même de Krishna. La femme participe à la nature de Radha et
l’homme à celle de Krishna : c’est pour cela que la « vérité »
concernant les amours de Kṛṣṇa et de Rādhā ne peut
être connue que dans le corps même, et cette connaissance au niveau de la
« corporéité » a une validité métaphysique universelle », p.13.
[106] Shankara serait né au début du VIIIème siècle au Kérala.
On lui attribue un non-dualisme dans lequel le monde sensible n’est qu’illusion
relativement à l’Absolu, et le salut ne peut s’obtenir que par la connaissance
de notre identité à un Absolu indifférencié.
Cf. Olivier LACOMBE, op.
cit.
[107] Ramanoudja serait quant à lui né au début du XIème siècle
dans la région de Madras, et il s’opposa clairement à la pensée de Śaṅkara,
en prônant un non-dualisme du divers, dans lequel le monde sensible est une
partie du tout formé par l’Absolu. On peut signaler d’ailleurs que sa pensée
est concomitante de l’âge d’or de la Bhakti.
[108] Olivier LACOMBE nous dit ainsi : « L’on conçoit
que des penseurs profonds, soucieux de logique systématique, mais inavertis des
exigences historiques, aient vu de bonne foi dans un enseignement qui admet
ensemble l’unité indifférenciée de la cause universelle et la différenciation
réelle de cette cause en une pluralité d’effets, une expression provisoire (…)
l’un de son non-dualisme pur, selon lequel le divers n’a qu’une réalité
relative, illusoire dans la perspective de l’absolu, l’autre de son non-dualisme
du divers en tant que tel, où l’unité et la diversité jouent d’une manière
constamment soutenue leur partie dans le concert universel », op. cit. p.14.
[109] Rig Veda, Saṅkhayana Gṛhyasutra, 1.6, cité par
Jean VARENNE, Le Veda, Textes réunis,
traduits et présentés, Les deux océans, Paris, 1967, 451 p.
[110] Les liens avec la tradition biblique est peut-être ici
trop évident, mais sans chercher à calquer les lectures occidentalisées que
l’on peut nourrir sur cette mythologie indienne, il faut pourtant noter qu’un
dialogue au moins est possible entre les deux continents, dès lors que le
mariage réalise une unité par la différence qui existe autant que par delà
cette dernière. La différence de l’homme et de la femme est la voie de l’unité
en même temps qu’elle doit être transcendée. Il semblerait donc que nous
puissions, dans le mariage hindou comme dans le mariage chrétien, observer un
double mouvement d’immanence et de transcendance.
[111] Olivier LACOMBE, Op.
cit., « (…) l’univers entier, toute la hiérarchie des effets et des
causes n’ont par eux-mêmes aucune réalité profonde. Ce ne sont que « noms
et formes » (nāmarūpa), formes vides et passagères qui naissent
et meurent, mais ne sont pas, et toujours nous déçoivent. Sans doute il y a des
degrés, même dans l’illusion. Les plus décevantes de ces « formes »
sont peut-être les couples de qualités contraires (dvandva) tels le chaud et le
froid, le plaisir et la douleur, parce que dans leur structure même de formes
ils comportent une relativité interne toujours en mouvement et rupture
d’équilibre (…) », p. 41.
[112] Un mantra de la Brihad-aranyaka-Upanichad nous dit :
« Om! Plénitude est cela, plénitude est ceci. De la plénitude, la
plénitude procède. De la plénitude quand la plénitude a été recueillie, il ne
reste que la plénitude ». Cité par Olivier LACOMBE, op. cit. p. 38.
[113] Olivier LACOMBE, op.
cit. p.50: l’auteur y faut un lien –lointain néanmoins puisqu’il précise
bien que Śaṅkara en est encore assez loin- entre la philosophie
indienne et la définition que donna Bergson de l’émotion : « quelque
chose comme le premier et fondamental ébranlement ontologique et la source d’un
épanchement dynamique d’ordre qualitatif et même affectif ».
[114] Olivier LACOMBE, op.
cit.: « « Materies » se rattache au mot mater : sans doute ne faut-il pas s’abuser sur la portée
philosophique des étymologies ; il semble permis cependant de souligner
les implications philosophico-religieuses des doctrines pour lesquelles la
notion de matière est loin d’être affectée de la note de pauvreté que notre métaphysique
classique lui attribue, garde au contraire une dignité maternelle : source féconde et bienfaisante, urgrund et réceptacle, foyer inépuisable
de vie te lieu de l’éternel repos ». p. 53 et 54.
[115] « L’acte amoureux peut (…) être transposé dans le divin
pour exprimer l’union du Purusha avec le monde, ou plus précisément avec la
Nature originelle : le Purusha et la Prakriti s’oublient l’un dans
l’autre, mais il doit y avoir parallèlement une voie spirituelle pour l’homme
(et la femme) qui passe par l’acte amoureux. Il y a là un des points d’encrage
des pratiques tantriques dans la conscience Hindoue », Madeleine BIARDEAU,
op. cit., p.175-176.
[116] La non-dualité de l’absolu s’exprime peut-être plus
pleinement encore sous la forme hermaphrodite de Shiva, Ardhanarishvara, dans
laquelle les deux divinités sont clairement devenues une.
[117] HALPERIN (J.-L.), Histoire du
droit privé français depuis 1804, PUF, Paris, p. 82.
[118] Ibid., p. 91 citant
TROPLONG, « La force est au mari, la faiblesse à la femme…il reste, et
restera toujours, entre l’homme et la femme une inégalité naturelle plus ou
moins marquée ».
[119] TRIGEAUD (J.-M.), Droits
premiers, éditions Bière, 2001, p. 123.
Les critères dégagés des Lois de
Manou se retrouvent ainsi à propos de la subordination de la femme à l’égard de
l’homme : « la femme se retrouve privée de son individualité
citoyenne et judiciaire, des décisions administratives et politiques en matière
de vie familiale, des droits de successions et du douaire ».
[120] Article 212 du Code civil :
« Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et
assistance ».
[121] Sur ce point, voir l’exemple des
développements consacrés au droit de propriété indien, HALPERIN (J.-L.), La
détermination du champ juridique à la lumière de travaux récents d’histoire du
droit in Droit et société, 2012/2 – n°81, p. 410. Pour des exemples de
conflit entre droit originel et le droit colonial, voir le Temps du
jeudi 30 mai 1895.