Revue de la BPC                                                                   THÈMES                                                                                      II/2006

 

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mise en ligne le 17 novembre 2006

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Paradoxe de la puissance, paradoxe de l’infini

Les enjeux philosophiques, politiques et juridiques

de la question écologique

 

par Pierre Caye (*)

 

 

 

Introduction

 

                I. Le capitalisme souffre de contradiction. Ce qui au demeurant ne prouve rien contre lui. Car, loin de conduire à sa fin, les contradictions du capitalisme en expliquent l’évolution, les transformations et la perpétuation. Il est donc inutile soit de prophétiser la mort du capitalisme au nom de ses contradictions, soit au contraire de le justifier par une théorie de l’équilibre, de la main invisible ou du meilleur des mondes. Il suffit d’avoir une théorie correcte de la contradiction pour comprendre notre système économique et productif et, mieux encore, pour agir sur lui. Or, si la théorie dominante de la contradiction, celle-là même qui a défini le capitalisme comme le système contradictoire par excellence, à savoir la théorie marxiste du hiatus entre les rapports de production et les forces de production, a pu servir un temps, elle apparaît aujourd’hui caduque, insusceptible d’expliquer le rapport que notre système économique et productif actuel entretient avec le réel.

                Pour Marx , il existe donc une contradiction de fond entre les forces productives que met en oeuvre le système capitaliste et les superstructures qui en déterminent d’un point de vue politique, juridique et sociologique l’organisation.[1] L’organisation sociologique et juridique étouffe cette force, bien plutôt qu’elle ne la cultive, et c’est pourquoi, selon Marx, le capitalisme comme organisation politique, juridique et sociale est appelé à dépérir sous le poids de ses propres contradictions. L’avenir du système productif consistant, dans cette optique, à rapprocher constamment les rapports de production de l’état réel et spontané de la force de production. Il est clair que le capitalisme a entendu la leçon marxiste et a su renouveler, au cours de son histoire, ses superstructures pour surmonter ses blocages en un élan de “destruction créatrice” selon la fameuse formule de Joseph Schumpeter, économiste libéral fortement marqué par la lecture de Marx : une “destruction créatrice” qui concerne non seulement la production en elle-même, mais aussi ses cadres.

                Or, une telle théorie de la contradiction implique un certain nombre de postulats qui ne correspondent plus aux enjeux du système économique et productif à venir. De fait, la critique marxiste du capitalisme implique que :

                               – Le système économique et productif est au service d’une intensification de la force générique de l’homme, du déploiement de plus en plus puissant du pouvoir de l’homme sur, Paris, 1986, p.  conditions de la vie.

                               – Le système économique et productif est une totalité sans extériorité. Tout est mis à son service, de sorte qu’en retour toute action de l’homme est appelée à revêtir une dimension productive.

                Ce programme, le capitalisme contemporain l’a fait sien. Les héritiers de la théorie économique marxiste ne sont pas les partis marxistes et leurs épigones, ni même ce qu’on appelle l’altermondialisme, ni moins encore les intellectuels qui se réclament de toutes les révolutions, mais les économistes de l’école de Chicago (Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et al.), qui ont  renouvelé et réactualisé la théorie libérale sous le terme de “catallactique”, c’est-à-dire de théorie de l’échange généralisée.[2] Or, c’est précisément en cherchant à accomplir ce programme que le capitalisme contemporain bute sur de nouvelles contradictions, qui requièrent une nouvelle théorie.

 

                II. De fait, la question écologique, totalement absente de la pensée marxiste, remet radicalement en cause ces deux postulats. Pour Marx, les superstructures contraignent, bloquent et étouffent la puissance infinie de production des infrastructures : l’organisation des sociétés instituées entrave les potentialités infinies de la force productive. Or, la question écologique renverse ce rapport : c’est au contraire l’infrastructure fondamentale de toute production, la Terre, qui résiste au prométhéisme des hommes, opposant un certain nombre de limites infranchissables à la mobilisation totale par l’organisation politique, juridique et technique des sociétés contemporaines.

 

                “Le marxisme voyait dans l’insuffisant développement des forces productives une première source d’aliénation. Incapable de faire face aux défis de son milieu physique, assujetti à la misère et à la maladie, l’homme cherche refuge dans les superstitions du monde religieux. Une deuxième source d’aliénation est l’exploitation de l’homme par l’homme. L’exploité confond ici aussi les souffrances que lui inflige l’exploiteur avec la volonté d’un dieu et, endormi par l’opium de la religion, il en néglige de se révolter. Pour le marxisme, la libération de l’homme passait par la lutte contre ces deux fronts_ contre la nature et contre l’oppression. La question que l’analyse de la contreproductivité structurelle amène à poser est la suivante : à partir de quel seuil cette lutte pour la libération en vient-elle à se confondre avec le refus puéril et absurde de l’inévitable ? Dans quelles conditions la mystification qui consiste à faire passer pour naturel un mal dont la source est politique se transforme-t-elle en la mystification contraire : la finitude naturellement incontournable de la condition humaine étant perçue comme aliénation et non comme source de sens ?”[3]

 

                Ce renversement n’est pas le résultat d’une simple injonction morale qui nous commanderait de modifier nos fins au nom du primat de la Terre sur les hommes. Le système économique et productif lui-même en fait l’épreuve dans sa marche en avant. C’est sa propre progression qui d’une certaine façon initie ce renversement. En effet, plus il se développe, c’est-à-dire plus il réduit sa première contradiction entre rapport et forces de production, plus le système économique et productif rend patente une nouvelle contradiction, plus profonde, qu’engendre la résolution même dhiatus initial en faveur du déblocage des forces productives. De fait, le système économique et productif, dans sa logique d’intensification de la puissance matérielle des hommes et de mobilisation totale de la société, est affecté d’un double paradoxe, insoluble dans l’état actuel de la théorie : le paradoxe de la puissance et celui de l'infini.

 

                1) Paradoxe de la puissance : Plus nous faisons preuve de puissance, et en particulier de puissance technique, plus nous éprouvons notre impuissance vis-à-vis de ce que nous mettons en oeuvre, c’est-à-dire plus nous engendrons des effets pervers que nous ne savons pas traiter, pire encore que nous sommes incapables de prévoir si ce n'est même de nous imaginer, et l'on songe évidemment aux conséquences écologiques et climatiques de notre système productif.

 

                2) Paradoxe de l'infini : Plus notre inventivité technique ouvre d'horizons aux possibilités de notre agir, plus nous en découvrons les limites, c’est-à-dire plus nous éprouvons la finité du monde, son caractère épuisable et non régénérable, qui à son tour marque les limites de notre condition . En réalité, la conquête de l’espace nous fait éprouver la finité de la Terre plus que l’infini intersidéral. La première chose que Tintin découvre à travers le “périscope stroboscopique” du Professeur Tournesol, au cours de son expédition lunaire, ce n’est pas l’immensité spatiale, mais la Terre réduite à la  taille d’une orange saisissable dans le creux de la main. L’image est prémonitoire : elle annonce non seulement l’exploit de la NASA, mais mieux encore ses limites. Aujourd'hui, la promesse d'infini que portait la conquête spatiale s'estompe. Nous n'avons pas marché sur la Lune depuis plus de 30 ans, et il semble bien improbable que l'on puisse poser le pied sur une autre planète avant longtemps. Les possibilités de terraformation (c’est-à-dire de reproduction des conditions de vie terrestre sur une autre planète) semblent plus lointaines encore, comme si nous étions partis dans l'espace uniquement pour découvrir la petitesse et la finité de notre Terre, l'inaccessibilité de l'infini spatial, en tout cas son étrangeté radicale par rapport à la vie humaine. Loin d'ouvrir l'ère d'une nouvelle humanité, la conquête spatiale démontre bien plutôt les limites de la condition humaine que nous ne pouvons transgresser, malgré toute notre ingéniosité technique.

 

                III. A l’aune de cette nouvelle contradiction qui affecte le système économique et productif, la question de la puissance des hommes change radicalement de signification. Il s’agit de penser les conditions non plus de son intensification, mais de sa justesse. De la justesse de la puissance dépend la Justice. Encore faut-il définir ce qu’il en est de la justesse. La juste puissance, au sens de sa justesse plus encore que de sa justice, n’est pas la juste-mesure de la puissance, comme s’il suffisait de  doser et de restreinddre une puissance à la nature inchangée pour en désarmer les effets les plus nocifs. La justesse de la puissance n’est pas une simple affaire de quantité et de mesure. De toute façon, toute puissance va jusqu’au bout de ce qu’elle peut. Il n’est pas ici de juste milieu possible. Mais aller jusqu’au terme de sa puissance n’exclut pas sa justesse, si la puissance est conçue et éprouvée sans don quichottisme, avec lucidité et distinction. Pour accéder à la justesse de la puissance, il faut surmonter le plus dangereux malentendu[4] qu’expérimentent nos sociétés à hautes énergies, autrement dit savoir distinguer la puissance de son spectacle, sa possession de son désir, la plénitude de la vie de la vaine quête de la puissance pour la puissance, et reconnaître, derrière l’agitation effrénée des innombrables histrions montés sur la scène de l’histoire, le symptômes de l’épuisement et de la dégénerescence de la civilisation. Comment dénier le fait que notre modernité, avec ses révolutions délirantes, ses guerres absolues, son messianisme renouvelé ou encore sa frénésie du court terme et sa course effrénée en avant, est par excellence l’ére de la confusion de la puissance, de la puissance comme règne de l’indistinction  ? Faire la part des choses ici n’est pas simple : la bonne volonté et moins encore la bonne conscience de la politique “post-moderne” ne sauraient suffire. Le refus panique de la souveraineté, la peur de décider, la liquidation des institutions sont de l’ordre du symptôme, non du remède. Aucun programme politique, aucune idéologie sociale n’est à la hauteur de la question. Pour échapper à ce malentendu, il faut penser  les conditions de constitution de la force propre de l’homme sans référence à aucune des instances fondamentales qu’a forgées la métaphysique pour rendre compte de la dispensation de la puissance.

 

                IV. Le droit est, de tous les savoirs de l’homme, celui qui porte certainement le regard le plus lucide sur la puissance des hommes et sur ses limites, ne serait-ce que parce qu’il revêt, par sa position méthodologique, une dimension oraculaire à l’égard d’une puissance qu’il considère par essence comme actée, voire morte. Pluton, proclamait Maurice Hauriou, est le dieu des juristes. Par là même, le droit nous aide à faire la part des choses et à surmonter le  malentendu le plus dangereux. S’il ne permet peut-être pas à l'homme de résoudre les paradoxes de la puissance et de l’infini, – je crois qu'ils sont insolubles –, il lui donne les moyens de les assumer et de les rendre féconds. J'oserais même affirmer que le droit dès l'origine, – et je renvoie l’origine du droit non pas à d’improbables pratiques ethnologiques et primitives, mais au corpus fondateur du droit romain dans sa plus rigoureuse technicité –, a pressenti l'importance de ces deux paradoxes fondamentaux, qui forment l'horizon à partir duquel le droit est né et s'est développé. Il est clair que, si notre puissance technique était toute-puissante, sans négativité, sans risque, et en particulier sans risque de révéler au bout du compte l'impuissance essentielle de l'homme, le fait primerait le droit (ce qui est la négation même du droit), ou encore que la réussite du fait technique serait le seul critère pertinent pour le normer. De même, si notre agir était infini, le savoir des limites et de leur tracé qui caractérise si bien l'art juridique deviendrait parfaitement inutile, ou ne vaudrait que par notre capacité de transgression, comme si le droit n'était en définitive qu'une frontière contraignante, par nature provisoire, qu’il faudrait à chaque fois défier et supprimer.

 

 

Les deux paradoxes

 

                I. Vaincue, la nature continue à nous vaincre. Si nous dominons bien la nature partes extra partes, point par point, dans le détail, nous n'avons pas d'action sur sa globalité, alors que la mondialisation nous force aujourd’hui à poser les questions du pouvoir, de la maîtrise et de la domination en termes généraux et globaux, comme en témoigne le célèbre exemple du papillon dont le moindre battement d'aile propage son action par effet de boule de neige jusqu'à causer quelque catastrophe. Nous pouvons bien agir sur le battement d'ailes, mais pas sur ses conséquences qui nous échappent de plus en plus. Bref, plus nous sommes puissants dans le détail, plus nous engendrons des effets imprévisibles et pervers, d'ordre en particulier climatique, que nous sommes de moins en moins capables de maîtriser, plus nous sommes impuissants par rapport au fonctionnement global de la nature qui va en se complexifiant, et que notre propre intervention contribue à complexifier :

 

 "Si la catastrophe se présente comme un destin inéluctable, ce n'est pas qu'elle est une fatalité, c'est qu'une multitude de décisions de tous ordres caractérisées davantage par la myopie que par la malice ou l'égoïsme se compose comme un tout qui les surplombe, selon un mécanisme d'auto-extériorisation ou d'auto-transcendance.”[5]

 

                De fait, nous construisons nous-mêmes un nouveau pouvoir qui nous échappe et qui nous domine à partir de notre propre pouvoir de domination, et ceci non en raison de la malignité de l'homme ou de la nature, mais par une sorte de nécessité aveugle. Ce mal, en effet, n’est pas moral, fruit de la faute des hommes. On assiste en réalité au renversement de La fable des abeilles de Bernard de Mandeville pour qui l’égoïsme de chaque abeille contribuait, en s’additionnant et en se composant, au fonctionnement optimal de la ruche ; aujourd’hui, nous sommes témoins du processus inverse qui, à partir des meilleurs intentions humaines, transforme le monde en enfer.  Le mal n’est pas non plus naturel, parce qu'en elle-même la nature, indifférente à l'homme, n'est rien d'autre que le mur de rebond de nos actes ; c’est un mal systémique, qui traduit l'auto-aliénation de l'homme au moyen de sa propre action et de ses propres constructions. A mesure donc que l’homme cherche à acquérir de la puissance, il découvre et éprouve son impuissance au risque de ce que Nietzsche appelle le plus dangereux malentendu. C’est toute l’histoire du XXème siècle, de sa violence et de ses révolutions, qui est ici résumée. A son tour, notre rapport à la technique et à la puissance qu’elle nous procure  manifeste  de la façon la plus marquante ce type de malentendu et de confusion sur la nature de notre force.

                La technique moderne relève ainsi d’une dialectique de l'impuissance, que je qualifierai de machiavélienne, parce qu'elle correspond parfaitement à l'analyse du pouvoir que propose Machiavel dans son Capitolo de la Fortuna :

 

Car cette créature ondoyante  [ La Fortune, mais ceci vaut pour toute figure de l’extériorité, et en particulier pour  Terre]

aime souvent contrer avec plus de force

où elle voit l'homme posséder plus de force

Et son règne est toujours violent,

A moins que n'en triomphe une vertu excessive.[6]

 

                Tout fait sens ici. En effet, comme la Fortune machiavélienne, la Terre intensifie sa contrainte à mesure que l'homme la défie. La lutte, chez Machiavel, entre l'homme et le monde est une escalade sans fin. Plus l'homme est puissant, plus les forces qu’il affronte apparaissent insurmontables. Pour échapper à l’escalade des pouvoirs entre l'homme et l’extériorité, celui-ci, nous avertit Machiavel, doit faire preuve d'une force spécifique : une troisième force étrangère, aussi bien à son moi qu'à son non-moi, à sa Volonté de Puissance qu'à la résistance du monde. Cette force alternative, qui intervient entre la force ondoyante de l’extériorité et la force de l'homme, Machiavel la qualifie de virtu eccessiva. La virtu eccessiva n'est pas un surcroît de force humaine contre le pouvoir de l’extériorité. S'il en était ainsi, elle serait de nouveau prise dans l'escalade des pouvoirs et succomberait aussitôt sous une contrainte supérieure. La virtu eccessiva est, au contraire, la force qui nous permet de sortir du cercle vicieux créé par la lutte fantasmatique entre l'homme et la nature, et de le surmonter : là est son "ex-cès", ce en quoi elle "ex-cède".

                La question morale et politique de notre temps consiste à définir la nature de cette troisième force qui nous permet de sortir du paradoxe de la puissance, du malentendu le plus dangereux, du cercle vicieux qui nous rend de plus en plus fragile à mesure que nous intensifions notre énergie, une force qui ne cherche pas à maîtriser la nature mais, de façon plus réflexive, à maîtriser notre maîtrise de la nature _ une maîtrise de la maîtrise_ pour mieux surmonter ce paradoxe. Nous verrons que dans cette affaire, parmi toutes les prothèses mentales que l'homme a imaginées pour s'installer au monde et y assurer sa survie, le droit joue un rôle important, à la condition du moins qu'on prenne la mesure de sa signification et de son intelligence spécifiques.

 

                II. Pourquoi le local déchaîne-t-il le global ? Comment se fait-il que la moindre action puisse avoir des conséquences imprévisibles, voire catastrophiques ? Parce que notre exploitation du monde ne laisse plus de réserve, plus de jeu à la Terre : "L'homme ne dispose d'aucun reste, de  recul ni de recours où planter sa tente"[7]. Dans ces conditions, tout porte, tout a des conséquences, rien n'est en mesure d'amortir les coups. L'humanité forme aujourd'hui un groupe compact, parvenu aux limites strictes des forces objectives de la Terre qui n'offre plus, comme c’était le cas autrefois, un environnement large et libre, muni de réserves absorbant tout dommage. Pendant longtemps, on jugeait que l'action de l'homme était réversible, que la nature avait des capacités infinies de régénération. Or, faute de jeu, faute de réserve, on se rend compte non seulement que tout porte, mais plus encore que les coups sont irréversibles, irréparables, manifestant ainsi les limites de la capacité de régénération de la nature, et donc la fragilité et la finité de la Terre.

                L'infini de la conquête scientifique et technique conduit à la vision d'un monde fini. Toute l'histoire de la pensée humaine a été marquée jusqu’à maintenant par le dépassement du fini par l'infini ; mais, une fois ce dépassement accompli, le mouvement métaphysique se renverse de façon surprenante :  l'infini fait retour au fini ; au bout de l'infini, se découvrent la fragilité du monde et la finitude de notre condition.

 

"Nous devons apprendre notre finitude : toucher aux limites d'un être non infini. Nécessairement, nous aurons à souffrir de maladies, d'accidents imprévisibles ou de manques, nous devons fixer un terme à nos désirs, ambitions, volontés, libertés. Nous devons préparer notre solitude, face aux grandes décisions, aux responsabilités, aux problèmes croissant en nombre, au monde, à la fragilité des choses et des proches à protéger, au bonheur et au malheur, à la mort. Cacher cette finitude dès l'enfance nourrit des malheureux, entretient leur ressentiment devant l'inévitable adversité."[8]

 

                Advient ainsi une certaine fin de l'histoire, qui ici n'est pas politique (l'extension mondiale de la démocratie) mais métaphysique (les limites de la Terre, son point de rupture face à la Volonté de Puissance des hommes). Au XIXème siècle, c'est l'histoire globale qui entrait dans la Nature, la faisait travailler, entrer en gésine pour offrir de nouvelles conditions à la puissance des hommes et à leur capacité de transformation du monde , qui ouvrait le fini de la Terre à l'infini de la volonté des hommes et de leur désir d'histoire (comme en témoignent Hegel et Marx) ; aujourd'hui, inversement, c'est la nature globale qui entre dans l'histoire,  imposant de nouvelles conditions à la survie des hommes et renvoyant le désir d'infini à la nécessité de la finitude. En quelques décennie, le sens de l'homme et de son destin a radicalement changé.

 

                III. La finité est une idée nouvelle dont on n'a pas encore pris toute la mesure. Face à cette nouveauté qui étonne et questionne la pensée, se présentent quatre positions possibles : deux positions maximalistes, qui vont au bout de la logique l'une du fini, l'autre de l'infini, et deux positions dialectiques qui essaient de recomposer l'articulation du fini et de l'infini sur de nouvelles bases. Je commencerai par les deux positions maximalistes :

                1) La première position, qui est celle de la deep ecology, de l'écologisme radical, est une position malthusienne qui en appelle à la croissance 0, voire à la décroissance et à une réduction drastique de la population pour adapter l'occupation humaine de la Terre aux capacités de cette dernière. Cette logique radicale de la finitude de la Terre a quelque chose d'éminemment régressif mais aussi de despotique, étant donné les mesures de contrainte, en particulier en matière de natalité, que son application nécessite. Elle marque, dans certains cas, une véritable haine du genre humain.

                2) Inversement, il est toujours possible de défendre une position infinitiste maximaliste comme le fait Gilbert Hottois qui considère que notre patrie, notre nature, entendue dans le sens de sa racine latine, nasci, ce qui fait naître, ce qui fait éclore, n'est pas la Terre, mais le Cosmos (avec les processus de colonisation de l'espace et de terraformation qu’une telle position implique). A cette fin, la génétique et le génie biologique doivent servir à adapter l'homme à la dimension cosmique de son destin :

 

"C'est dans l'espace extraterrestre que les technosciences sont conduites à donner toute leur mesure. La prise en compte de ces ressources cosmiques potentielles relativise fortement tous les discours sur l'épuisement de la Terre comme devant sceller nécessairement le destin  de l'espèce humaine.[9]"

 

Cette position progressiste d’un point de vue technique, est philosophiquement conservatrice, puisqu’elle maintient la structure “infinitiste” de la métaphysique. On est même en droit de se demander si le maintien de la tradition philosophique n’est pas le but essentiel de ce genre d’utopie : “Pereat mundus, fiat philosophia, fiat philosophus, fiam...”[10] Quoi qu’il en soit,   plus nous progressons dans nos découvertes, plus ce genre de perspectives apparaissent lointaines.

                3) Heidegger, de son côté, essaie, à partir de l'expérience de la finitude et de l'impuissance de l'homme, de penser une nouvelle expérience métaphysique de l'infini, étrangère à la Volonté de Puissance et à son déchaînement techniciste, une expérience poétique, si ce n'est même mystique, au risque d’un retour du Théologico-Politique, qui n'est pas sans conséquence ni sans danger d'un point de vue politique.[11]

                4) Pour notre part, nous cherchons à redéfinir la dialectique du fini et de l'infini de façon plus pragmatique, dans un monde toujours marqué par le travail et la technique, par les exigences de la survie matérielle de l'homme ; il s’agit pour nous de penser la possibilité d'une croissance économique et technique à l'épreuve de la fragilité de la Terre, type de croissance qui renvoie à la notion de développement durable, dont la présente réflexion tente de définir les conditions théoriques. A cette fin, il faut d’abord procéder à un travail de critique, repérer et déblayer les obstacles qui soumettent aujourd'hui la notion de développement durable aux captures idéologiques de tous bords, et en empêchent une formulation théorique correcte, comme en témoigne, de façon symptomatique, la crise philosophique, épistémologique et politique qu'impliquent nécessairement le  paradoxes de la puissance et celui de l’infini.

 

 

La crise de la théorie

 

                I. De fait, notre culture philosophique, politique, scientifique ne permet pas de répondre aujourd'hui aux enjeux de ce double paradoxe. La philosophie comme la théorie politique traditionnelles ne sont pas en mesure d'assumer la finité du monde. Depuis un demi-siècle, nos philosophies sont devenues acosmique, sans cosmos, ne dissertant que de langage et de politique, d'écriture ou de logique[12], càd des moyens de maîtrise de l'homme sur son environnement. Les sciences de leur côté ont, par définition, une approche parcellaire, alors que l'on rentre dans un monde globalisé : une approche qui renforce donc la contradiction entre notre puissance partes extra partes et notre impuissance au niveau du tout. La science continue à produire des instruments de maîtrise, en particulier de maîtrise des effets pervers de sa maîtrise, mais, et c'est là où se joue véritablement la crise de la pensée, la pensée n'arrive pas à penser la maîtrise de la maîtrise.

                D'une certaine façon, l’impossibilité où nous sommes de penser le retour du fini manifeste une crise de la pensée mais sous une tout autre forme que ce que Husserl appelait, dans les années 1930, “La  crise des sciences européennes”, puisque Husserl de son côté reprochait aux savoirs de son temps l'incapacité à se ressourcer à l'origine de leur geste d'infinitisation.[13] Si Husserl a insisté sur l’importance de l’infini pour la constitution du savoir, j’insiste de mon coté sur l’importance du fini pour rendre raison de son effectivité ; et comment  ne pas questionner à son tour la constitution théorique du savoir sans tenir compte de son opérativité et des problèmes qu’elle soulève ?

                Le droit est, mieux que les mathématiques qui servent de paradigme à Husserl, le savoir le mieux adapté à cette situation. Chaque savoir a son intelligence propre, et il m’apparaît que l'intelligence du droit, mieux que toute autre approche théorique et pratique, permet de comprendre ces paradoxes, voire de les surmonter en pensant les conditions de ce que peut être une maîtrise de la maîtrise, une maîtrise politique et morale de la maîtrise technique ou, selon les concepts aristotéliciens, une maîtrise immanente de la maîtrise transitive, c’est-à-dire la maîtrise de notre capacité d’agir (immanence de l’action) sur les effets extérieurs de notre action (transitivité de l’action).

 

                 II. Pourquoi la philosophie, la théorie politique, l'épistémologie ne sont-elles pas à la hauteur de la question ? Parce qu'elles postulent toutes, d'une façon ou d'une autre, la toute-puissance. Notre civilisation souffre d’une illusion fondamentale. Parce que nous vivons dans une civilisation des hautes énergies, qui nous permettent de développer d'énormes moyens de transformation de la matière, il nous semble pouvoir accéder à la toute-puissance au sens métaphysique du terme, de sorte que l'on croit pouvoir passer directement du technique au métaphysique. J'appelle toute-puissance, au sens métaphysique du terme, la détermination d'une instance souveraine, – qu’elle prenne pour noms Dieu, l'Esprit, la Nature, la matière, l'Humanité, la Vie,  etc.–, dispensant au monde et aux hommes la puissance du système en une donation infinie, de sorte que l'homme semble assuré de ne jamais manquer de puissance. L'illusion de la toute-puissance n'est rien d'autre en définitive que cette assurance gratuite de ne jamais manquer de ressource. Illusion qui précisément laisse à penser que tout se régénère dans la Nature, que rien ne se perd mais bien plutôt se transforme, ce qui est perdu ici étant regagné là avec profit ; or, nous savons qu'il y a des espèces animales qui disparaissent définitivement, ou, d'un point de vue non plus naturel mais culturel, que des langues rares meurent sans qu’on puisse espérer tirer le moindre bénéfice de cette disparition. Certes, en d'autres points du globe, en d'autres domaines de la réalité, de nouvelles entités voient le jour, mais on ne saurait faire le bilan de ce qui naît et de ce qui meurt ; les deux ordres de la réalité sont incomparables, ils ne sauraient se compenser. Il n'y a pas d'économie de la mort. Nous le savons d’autant mieux, nous les hommes, nous les mortels, qui pratiquons encore le travail du deuil pour mieux assumer le caractère définitif et sans remède de la perte ; et de fait, à partir du moment où nous découvrons que la Terre ne peut se régénérer, il faut bien penser toute perte comme endeuillante. Ce qui est perdu est définitivement perdu, sans retour, d'autant plus que la perte souvent ne se fait sentir qu'insidieusement, avec le temps, dans un frayage souterrain dont on ne découvre que tardivement les dommages, surtout si on a cru assez fort pour se passer du travail du deuil.

                 L'illusion de toute-puissance dont nous sommes habituellement victimes est la cause de notre impuissance au niveau global de la réalité. Nous sommes impuissants, précisément parce que nous n'avons pas une vue lucide de notre pouvoir et de sa portée. Accéder à la maîtrise de la maîtrise ne consiste pas tant à développer un surpouvoir technique capable de maîtriser les effets pervers de la technique. Cette surtechnique menace à son tour d’engendrer de nouveaux effets pervers en une escalade sans fin. Pour accéder à  ce type de maîtrise, il suffit d’être au clair sur l'essence du pouvoir, ce qui passe par la remise en cause du postulat de la toute puissance sur lequel reposent notre tradition philosophique, nos idéologies politiques, notre dispositif technico-scientifique ; mieux encore, il faut partir du postulat inverse : le postulat de notre impuissance originaire, que les deux paradoxes de la puissance et de l’infini nous invitent de penser. De fait, si l'illusion de la toute-puissance nous rend impuissants, il semble, en sens inverse, qu'assumer notre impuissance originaire peut nous permettre de reconstruire un pouvoir, une force propre, capable d’assumer les deux paradoxes et de surmonter l’impuissance à laquelle ils condamnent l’homme.

 

                III. Remettre en cause le postulat de la toute-puissance engendre un certain nombre de conséquences, en particulier sur la nature du pouvoir des hommes et sur le régime de son exercice, remise en cause nécessaire si l'on veut surmonter l'impuissance qu'engendre l'illusion de la toute-puissance, et  assumer le retour du fini au cœur même de l'infini.

                Le pouvoir des hommes est à l'image de la Terre dont elle est au demeurant le soutien et sans laquelle il ne pourrait s'exercer. Il est fini, fragile, au bord de l'épuisement, jamais assuré de sa régénération. Dans ces conditions, le rapport de l'homme au pouvoir change radicalement de nature. Le pouvoir ne se donne pas libéralement aux hommes sans que sa provenance, son débit,  son régime ne fassent question. Il s'agit bien plutôt de le constituer, de l'accroître petit à petit et de le gérer parcimonieusement, ce qui définit le travail même de la civilisation. On a vu des pouvoirs, qui avaient mis des siècles et des siècles à se constituer, disparaître en moins d'une génération. La balance du pouvoir, en termes de temps et  d'efforts, est profondément inégale entre l'épargne et la dépense.

                La finitude de notre pouvoir entraîne un certain nombre de conséquences sur sa nature et sur le rapport que nous entretenons avec lui.

                1) Le pouvoir n'est donc pas une source, un flux pérenne qui se dispenserait en permanence aux hommes sur un mode infini sans autre souci pour l'homme que d'être à la mesure de sa dispensation, autrement dit d’être capable de recevoir ce qui est ainsi donné. Etre à la mesure de la dispensation : c'est là l'essence de la question anthropologique telle que la philosophie n'a en vérité jamais cessé de la formuler. Mais le pouvoir est autre chose, et donc la question anthropologique, elle aussi, est autre. A la lumière des deux paradoxes, il faut bien plutôt concevoir le pouvoir comme un stock, un patrimoine, qui se constitue à travers le temps, qui pour perdurer doit donc, faute de pouvoir se renouveler spontanément, se transmettre d'une génération à l'autre et que chaque génération a la responsabilité de maintenir et de préserver au bénéfice de la postérité. Ce qui requiert de déterminer les conditions de transmission des biens incorporels et symboliques.

                2) Patrimoine, transmission, responsabilité sont des termes, des verbo, bien connus du droit, aussi vieux que le droit romain et que l'on retrouve aujourd'hui dans un droit nouveau qu'est le droit de l'environnement. Ces notions sont essentielles non seulement pour fonder le droit de l'environnement, mais plus encore pour comprendre la situation philosophique et historique de la puissance et de l'impuissance humaines, dont dépend notre destin. C'est pourquoi la question du droit revient en force dans la culture de notre temps, et c'est en quoi le droit est aujourd'hui un savoir pertinent dont les enjeux théoriques dépassent le seul exercice du métier de juriste, par sa capacité à surmonter la crise théorique et politique actuelle. Nous verrons plus tard quel sens il faut donner aux notions de patrimoine, de transmission, de responsabilité à l’égard des générations futures et comment il faut comprendre le travail du droit dans nos civilisations. Encore faut-il, pour justifier la place privilégiée que nous accordons au droit et à ses notions les plus traditionnelles, clairement diagnostiquer la nature de la crise, à fois philosophique et politique, du projet occidental, et  repérer les impasses où elle nous conduit.

 

 

Les haut-fonds de l’odyssée ontologique et le naufrage de la surpuissance.

 

                I. La philosophie prétend être un savoir universel, capable de rendre raison de l'essence de toutes choses, puisqu'elle vise à dire l'être dans sa plus grande généralité ou, au moins, à dire les conditions de sa connaissance. Mais en réalité, sous le couvert de son universalité, elle ne pense, qu'à une seule chose : la quête de l'homme en vue de la puissance, et ceci dès l’origine, avant même que Plotin ait défini le principe, ce dont dépend le monde et sa croissance, comme apeirodunamon, puissance infinie, ou plus exactement  infinitisation de la puissance. A sa façon, le droit fonctionne, lui aussi, comme la philosophie : il est un savoir universel qui, selon la définition de  l’encyclopédiste latin Varron, concerne toutes les choses humaines et divines, et qui de même repose sur  une intuition fondamentale concernant également notre rapport à la puissance, mais selon une tout autre conception que la philosophie.

                Que dit la philosophie depuis au moins Plotin ? Que la puissance donc est infinie et que la tâche de la pensée, du savoir, des sciences est d'atteindre cet infini, mieux encore, comme nous y enjoint Husserl dans l'Origine de la géométrie, de réitérer le geste de l'infinitisation pour que l'homme soit à la mesure de l'infinité de la puissance et de sa dispensation en jeu dans l'origine même de son hominisation. Par ailleurs, la philosophie dit une deuxième chose importante non plus sur la nature de la puissance, mais sur son destin : pour accomplir son projet de puissance, pour rendre ce rapport effectif, la métaphysique se fait la ressource fondamentale de la civilisation technique selon une filière décrite par Heidegger qui conduit de Platon comme penseur de la présence de l'Etre,  – càd de la pensée comme arraisonnement de l'Etre sous la lumière de la mise en présence et de la mise à disposition –, jusqu'à la Volonté de Puissance nietzschéenne qui organise la mobilisation totale de l'Etre et l'exposition universelle de ses étants pour la seule nécessité de son propre ressourcement, de la pure et simple intensification de la mise en présence, en passant par le couple cartésien et kantien, du sujet et de l'objet qui abstrait les choses de leur terreau (sous la forme objective) pour mieux les soumettre à la manipulation de la raison (sous la forme subjective).

                Cette double dimension du geste philosophique comme pensée de l'infinité de la puissance et comme devenir technique de la métaphysique est clairement signifiée par la révolution cartésienne de la pensée qui vise, comme Descartes le proclame, à rendre l'homme maître et possesseur de la nature, et qui repose sur 4 postulats :

 

                1) Il existe une différence ontologique fondamentale entre l'homme et le reste du monde, entre la pensée et ce que Descartes appelle les res extensae, entre ce qui est de l'ordre de l'immatériel, du spirituel d'une part, et, de l’autre, ce qui est de l'ordre de l'extension matérielle, du géométrique, du mécanique :  différence qui justifie la domination de l’homme sur la nature.

                2) Les hommes sont maîtres de leur destinée ; il leur appartient de se fixer à eux-mêmes leurs fins et d'y adapter les moyens comme ils l'entendent.

                3) Le monde est infini et contient ses ressources en quantité illimitée.

                4) L'histoire de l'humanité est un progrès constant. A chaque défi, existe une réponse technique.

 

                Or, ce projet clair et simple de la métaphysique est rentré en crise en raison de sa contradiction inhérente que traduit bien le paradoxe de l'infini que nous avons décrit tout à l'heure. De fait, le devenir-technique de la métaphysique possède un double sens : il est à la fois la condition pour la pensée de l'intensification de sa puissance, mais il est aussi le symptôme de son épuisement, tant il est vrai, nous l'avons vu, que le Gestell reconduit la pensée à un horizon doublement et contradictoirement fini : limitation des conditions d'exploitation technique de la Terre, mais aussi inanité, vacuité de la mobilisation totale des ressources, de la Volonté de Puissance, de la puissance à seule fin de la puissance. Il y a une limite externe au projet cartésien qui est la limite des conditions empiriques du déploiement de la Technique, à savoir l'épuisement de la Terre. Cette limitation externe peut être, en principe du moins, surmontée par la conquête spatiale et par l'appropriation cosmique qui marque le dépassement de la Terre et de ses limites par les ressources infinies qu'offre le cosmos : c'est la thèse d'Hottois. Mais quand bien même ce projet de science-fiction serait-il possible, il ne pourrait en lui-même surmonter la limite interne du devenir-technique de la métaphysique, que soulignent sa perte du sens, et plus radicalement encore son monisme : la confusion de l'homme, du monde et de l'être en une masse indistincte qui, à mesure que ses échanges internes se multiplient et s'intensifient, devient de plus en plus statique et inerte, ce qui nous renvoie à la fin de l'histoire.

 

                II. Cette crise de la philosophie, sa difficulté à assumer un rapport lucide à la question de la puissance, son inadaptation à penser les conséquences du double paradoxe que nous venons d'énoncer se développent en 4 étapes : 1) l'étape cartésienne ; 2) l'étape idéaliste, et je pense, en particulier, à l'idéalisme allemand d'un Hegel, d'un Fichte, voire d'un Schelling ou même, j’oserais l’affirmer, d'un Marx qui par maints traits reste tributaire de ce qu’il ne cesse de dénoncer ; 3) l'étape heideggérienne, qui renvoie à ce que Heidegger appelle lui-même la destruction de la métaphysique ou Jacques Derrida sa "déconstruction" ; 4) Enfin  l'étape nietzschéenne qui nous offre une première possibilité de résolution. Chaque étape marquant à la fois : 1) Une tentative de surmonter la crise de l'étape précédente ; 2) Mais une tentative vouée à l'échec, qui ne fait qu'aggraver les pathologies qui affectent notre rapport à la puissance, renforcer les 2 paradoxes, et accentuer le plus dangereux malentendu entre le spectacle de la puissance et sa réalité. Chaque étape cherche donc à résoudre les apories de la précédente, mais au prix de nouvelles difficultés plus problématiques et périlleuses encore.

 

                1) Le cartésianisme donne certainement la formule la plus simple et la plus évidente de la puissance de l'homme par rapport au monde et à sa matérialité, une formule qui encore aujourd'hui rend raison, pour le sens commun du moins, de l'action des hommes sur le monde, sans trop se poser de problème, comme si les choses allaient de soi. La formule est simple : d'un côté un sujet (l'homme), de l'autre un objet (la nature), les deux formant face-à-face, se constituant dans le jeu même du face-à-face : la subjectivation de la pensée déterminant sa puissance d'objectivation, tandis que le sujet à son tour se constitue par l'exercice même de cette puissance.

                La nature en elle-même est un chaos, mais il est possible, par les schèmes de la raison et, en particulier, par ses schèmes mathématiques, de simplifier la nature, de la réduire à ses dimensions géométriques, à sa simple extension, et ainsi de la rendre inerte, ouvrable et manipulable à volonté, par le jeu de la mécanique qui se contente de déplacer les formes pour les reconfigurer à volonté. La nature est réduite à sa matière, et sa matière à son tour réduite à son extension géométrique, ce que les philosophes appellent une matière intelligible, en tant que telle, parfaitement adaptée à l'intelligence, au travail de la raison qui à son tour garantit le processus de subjectivation de l'homme. Par le travail de l'objectivation, l'homme se fait “maître et possesseur de la nature”, selon les termes mêmes de Descartes, maîtrise et possession par laquelle il affirme sa subjectivité sous la forme de la domination de sa raison sur la matière, de sa capacité à transformer et reconfigurer le monde, selon le projet qu'il en a, pour sa plus grande utilité et longévité. On reconnaît bien là les fondements de l'idéologie technicienne habituelle, telle qu'elle se dit encore aujourd'hui. La domination du monde que procure à l'homme l'esprit scientifique pénétrant les lois de la nature pour mieux en exploiter les ressources pose deux ordres de problèmes :

                Elle postule une parfaite inertie de la matière, son obéissance et sa soumission totale aux injonctions de l'esprit. Ici se manifeste à l’évidence la naïveté de ce modèle opératoire. De fait, la mathématisation de la nature chez Descartes a pour but précisément de rendre inerte la nature, de l'insérer dans une physique purement statique. Cette détermination de la matière, qui faisait fortement problème chez Aristote évoquant la résistance, la surdité de la matière, va de soi chez Descartes, précisément parce que Descartes prétend, grâce à la fois à l'outil mathématique et aux processus d'objectivation, avoir dissipé ce qu'il appelle les vertus occultes, càd les forces que les Anciens attribuaient aux êtres pour en expliquer la consistance et la vie. Cependant, nous savons que si les vertus occultes ont disparu, il reste néanmoins vrai que cette question des effets pervers de l'action mentale des hommes sur  le monde est toujours d'actualité, par le passage du local au global. Alors que Descartes, au nom de la géométrie de son temps, a une conception de la matière partes extra partes, parataxique, purement additionnelle, sans possibilité d'une assomption des parties dans un tout sinon supérieur, du moins autonome, on sait aujourd'hui par la cybernétique ou mieux encore par la théorie de la complexité que la nature n'est pas partes extra partes, mais qu'il y a toujours deux niveaux, celui du tout et celui des parties, deux niveaux en permanente interaction, en boucle récursive, en hiérarchie enchevêtrée, selon les formules de la théorie de la complexité, et c'est précisément dans ce jeu d'interaction que peuvent advenir les effets pervers, non moins occultes que les vertus mystérieuses que prêtaient aux choses les vieilles conceptions magiques de la nature.

                Certes, la conception géométrique de la matière permet de penser l’infinitisation de la nature qui s’ajoute à elle-même ad libitum et, par contrecoup, de penser aussi l’infinitisation du pouvoir de la pensée qui s’étend à la mesure de son champ d’action. Mais c’est, comme le dit Hegel, un mauvais infini, un infini extensif dont la prolifération est dépourvue de sens, un infini condamné à l’épuisement, au contraire de l’infini intensif, dont témoignent les systèmes autonomes, qui font preuve de plus en plus de puissance à mesure qu’ils se complexifient.

                – Il existe un second problème plus important encore que Descartes, au demeurant, a clairement repéré (mais sans l’avoir résolu), et qui me semble être le nœud de la crise : le problème de la force qui règne dans le monde et sans laquelle aucun mouvement, aucun déplacement, aucune action ne sont possibles. Car Descartes, pour instaurer ce face-à-face du sujet et de l'objet,  de l'homme et de la nature, a été contraint de procéder à un suspens radical de la question de la puissance : postulat de l'inertie du monde réduit à de simples figures géométriques, impuissance aussi de l'esprit limité à la seule méthode logique. Pour résoudre ce problème, Descartes en appelle à la théorie de la Création continuée où Dieu apparaît surtout comme un dieu de théâtre, un deus ex machina. De fait, selon la conception cartésienne de la création divine, Dieu est obligé, à chaque instant, de remettre du jus dans sa création pour rendre raison du mouvement des choses au risque sinon de voir le   monde s'effondrer. Le cartésianisme, qui part de la conception la plus triviale de l'humanisme (comme maîtrise et domination de la nature par l’homme) s'achève ainsi dans une théologie de la toute-puissance (où point le plus dangereux malentendu nietzschéen, la toute-puissance comme symptôme de la faiblesse et de l’épuisement du monde), philosophie d'autant plus insatisfaisante que l'articulation entre le point de départ et le point d'arrivée, la logique de leur transition, le sens de ce renversement de l'homme à Dieu, n’apparaît pas clairement.

 

                2) C'est la grandeur de l'idéalisme allemand d'avoir tenté de résoudre l'aporie cartésienne sur l'origine de la puissance, sur son intégration dans le couple sujet/objet, sans laquelle la question de la technique reste impensable. Cet effort de la pensée vise à relancer la puissance de l’homme et l’infinité de ses possibilités, mais, encore une fois, ce genre de relance tourne court, et reconduit l’homme aux paradoxes de son action.

                A cette fin, l’idéalisme refonde à nouveau frais la notion de système. Le nom fait peur, mais la chose est simple. Le système philosophique, c’est tout simplement l’articulation de l’homme, du monde et du principe. Le principe est le tiers exclu du couple du sujet et de l’objet, sans lequel pourtant le rapport de l’homme au monde ne fonctionne pas ; c’est pourquoi il était philosophiquement nécessaire de le réinscrire clairement dans le jeu métaphysique, sans en faire un Dieu de contrebande, un deus ex machina ; ici réside tout l’intérêt de cette conception à trois éléments qu’est le système philosophique.

                – En passant de 2 à 3 protagonistes, la règle du jeu change. Le jeu métaphysique n’est plus le face-à-face statique et finalement stérile de l’homme et de la nature, où chacun campe sur ses positions, mais il devient un processus où chaque élément interagit l’un sur l’autre. Le monde  conditionne l’homme certes, mais l’homme, par sa relation privilégiée au principe (quel que soit son nom), est aussi en mesure de transformer le monde, transformation qui à son tour est susceptible de modifier le rapport que l’homme entretient au principe. Changer le monde ne sert à rien si l’homme n’est pas à son tour modifié, car l’homme lui-même doit être à la hauteur des transformations du monde qu’il opère, et il est clair qu’ainsi transformé, l’homme conçoit et vit l’être, la vie, l’histoire tout autrement. La notion de transformation change de sens : il ne s’agit plus d’une transformation technique comme chez Descartes, où  l’on opère sur la matière au moyen des schèmes de l’esprit, mais d’une transformation métaphysique où tout se modifie à la fois : l’homme, le monde, voire le principe. La transformation métaphysique est une transformation au niveau des conditions même de la production technique, càd au niveau même de la constitution de la subjectivité et de l’objectivité, ce qui définit proprement, chez Marx, la Révolution. La philosophie du système, ainsi définie, s’élève à un niveau supérieur de conscience de la réalité.

                Le procès des 3 instances crée du mouvement par le jeu même de leur articulation             : nous passons d’un schème statique à un schème dynamique. Le système est non seulement un cercle où chaque terme interréagit l’un sur l’autre en une boucle infinie sans point de départ ni d’arrivée, mais il est aussi une spirale qui progresse en accédant au niveau supérieur par la seule dynamique de son procès interactif. Ce mouvement à la fois circulaire et spiralé définit ce que le philosophe idéaliste appelle l’histoire.

                – Le procès  met en place une logique qui rend raison de sa progression et transforme le cercle en spirale. Cette logique est celle de la transparence et de la présence. Le but du système est, par son mouvement même, de rapprocher de plus en plus les éléments entre eux, de renforcer leur présence mutuelle, je dirais même leur promiscuité, afin en particulier de donner à l’homme plus de moyens d’action et plus de puissance sur les conditions de son existence. Le mouvement de la spirale va vers de plus en plus de transparence ; chaque passage d’un niveau à l’autre se traduit par un plus grand degré de transparence des modes de fonctionnement du système et par un plus grand degré de proximité de l’homme au monde et au principe qui lui apparaissent de moins en moins étrangers. La puissance du système dépend elle-même de cette transparence conçue comme la victoire sur l’entropie. L’homme se fait plus présent au monde tandis que le monde lui est de plus en plus familier, jusqu’à devenir le miroir de l’homme, reflétant son image sans distorsion, ni effet pervers ; il faut aussi que le principe soit de plus en plus compréhensible, de moins en moins imprévisible et obscur ; il faut de surcroît mieux connaître les lois par lesquelles le principe dispense sa puissance à la nature et aux hommes, par exemple pour mettre fin aux guerres ou pour prévenir les catastrophes naturelles. Par cette assomption du système à la transparence, on passe de la nécessité obscure d’un principe insaisissable et d’un monde aliénant au système de la liberté où tout est à la disposition de l’homme sans réserve ni malentendu ; bref, un ordre parfaitement réconcilié entre l’homme, l’être et le monde.

                Le problème, c’est que cette logique a une fin qui conduit à la transparence totale du système, à la parfaite réconciliation des éléments au risque de leur assimilation mutuelle, de leur parfaite identification en un système purement immanent où il n’est plus possible de faire la différence entre le monde, le principe et l’homme, ce que Hegel appelle la fin de l’histoire. Pourtant, la force du système dépend de sa dynamique, du mouvement de son procès ; or, ce qui déclenche le processus systématique, c’est la différence qui existe entre ses trois éléments. Placer le système sous la logique de la réconciliation entraîne nécessairement la réduction de la différence et donc la fin de son mouvement, ce que Heidegger, à la suite de Schelling, appelle le blocage du système : le système se bloque, se met à l’arrêt.[14] Or le système fonctionne comme la révolution dont il est au demeurant la matrice métaphysique : telle une bicyclette, elle tombe dès qu’elle cesse de rouler. Autrement dit, il n’y de révolution que permanente. La remise en cause permanente des conditions de la vie est l’essence même de la révolution.

                Par conséquent, la réconciliation, la fin de l’histoire ne signifient nullement le paradis d’un monde entièrement libre, stabilisé et pacifié, mais renvoie au contraire à l’enfer d’un monde parfaitement vain et indifférencié, disposé, dans son indifférenciation et dans sa désinstitutionnalisation, à toutes les aventures et à toutes les errances. En effet, une fois le système réconcilié, il est condamné à sombrer immédiatement dans le chaos de l’indifférenciation, et donc à nouveau dans l’impuissance (encore une fois fait retour ici le plus dangereux malentendu qui, sous le couvert de la toute-puissance, masque une faiblesse et une fragilité insondables). C’est cette contradiction fondamentale du système idéaliste que la philosophie heideggérienne de l’Etre, qui en réalité est encore et toujours une philosophie du système et de sa relance, va s’efforcer de résoudre, au prix , encore une fois, de nouvelles apories.

 

                3) Heidegger a eu le génie, en particulier dans la dernière période de sa réflexion, de rassembler sa pensée autour de la question de la technique (“La question de la technique” in Essais et conférences, Le principe de raison, “La Volonté de puissance en tant qu’art”, in Nietzsche I, mais aussi, plus précocement, “De l’essence et du concept de physis,  Aristote, Physique II, 1 in Questions II,  ou encore le cours de 1939 Kunst und Technik, sans oublier enfin le le court essai tardif et suggestif Langue de tradition et langue technique). Il affirme que l’essence de la technique moderne et de son ordre, de ce qu’il appelle le Gestell, n’est ni l’utilitarisme ni le positivisme ni le pragmatisme qui, à ses yeux, ne sont que des épiphénomènes du sourd travail de la pensée, mais ce qu’il y a de plus profond et décisif dans  la métaphysique, le destin de l’Etre et en particulier de l’Etre considéré comme présence : un destin qu’il repère dès Platon définissant l’Etre comme ousia, càd comme présence et substance de ce qui est sous la main, disponible, sans oublier de préciser que le terme ousia peut aussi signifier en grec les richesses, le patrimoine, ce qui est visible, solide, appropriable. Or, pour Heidegger, cet état de l’Etre conduit inexorablement au monde de la technique, en passant par les étapes de l’objectivité qui n’est finalement que le renforcement de la mise en présence et de la mise à disposition des choses par un traitement préalable, une préparation de la chose par la raison de l’homme, puis par sa Volonté de Puissance, ultime instance qui manifeste la vérité de cette mise à disposition du réel dont le but n’est ni la connaissance de la chose ni sa garde et sa préservation, mais uniquement l’accroissement de la puissance sans autre fin qu’elle-même. Cette histoire qui conduit de la présence de l’essence à la volonté de puissance explique bien, aux yeux d’Heidegger, le devenir technique de la métaphysique ; il accomplit le geste métaphysique, dit la vérité de ce qui se joue depuis l’origine dans cet exercice singulier de la pensée qu’on appelle métaphysique.

                Dans ce cadre, évidemment, les philosophies du système qui ont pour but la transparence pour l’homme de ses propres conditions de possibilité, de ses propres conditions d’existence, et qui visent à instaurer la présence de l’homme à l’ensemble des données qui le conditionnent pour qu’il en prenne plus facilement la maîtrise, font entièrement partie de ce devenir-technique de la métaphysique, qui est aussi l’histoire d’une tromperie, d’un malentendu, le malentendu d’une puissance d’autonomisation, de liberté (que marque la capacité de l’homme à agir sur ce qui le conditionne, car il s’agit bien là, à mon sens, du projet essentiel de la technique de l’homme jusqu’aux bio-technologies actuelles) qui s’achève par l’aliénation de l’homme dans le dispositif technique et dans sa mobilisation totale, au risque de la perte de son humanité, de sa réanimalisation. Eternel malentendu donc entre la présomption de l’homme, le spectacle qu’il donne de sa puissance, et l’épuisement qui ne cesse de le menacer.

                Pour parer à ce danger, Heidegger va essayer de réinstaurer dans le rapport entre l’homme, le monde et le principe de l’écart, de la distance, de la profondeur, ce qu’il appelle aussi de son maître mot, de la différence. Ce qui ne peut passer que par un bouleversement du sens même du système. Le système idéaliste, celui donc que reprend et critique Heidegger, est un dispositif proprement humaniste qui intègre le principe et le monde pour permettre à l’homme de mieux les maîtriser, et qui organise la maîtrise de l’homme sur le monde et le principe pour faire accéder l’homme à son autonomie et à sa liberté ; se met ainsi en place une filière que l’on peut résumer en trois termes : intégration=maîtrise=liberté. C’est cette filière humaniste que la relance heideggérienne du système vise à détruire.

                A l’intégration du système et de ses éléments, Heidegger substitue la différence. La différence n’est pas opposée à l’intégration ; le contraire de l’intégration c’est l’absence de système ou sa totale désarticulation, le non-rapport absolu de l’homme, du monde et du principe, un athéisme doublé d’un dandysme, une figure limite de la pensée, perspective que Heidegger rejette absolument ; la différence n’a en réalité de sens que dans un système intégré. Simplement, la différence dit que l’intégration absolue, la réconciliation sont impossibles, que le système se trouve toujours sous la menace de l’entropie, et que cette impossibilité et cette menace sont le moteur même de la dynamique du système ; en tant que telle, la tâche de l’homme n’est pas une tâche solipsiste d’autonomisation de soi, mais bien plutôt une tâche altruiste d’articulation, de mise en relation des éléments entre eux à la fois pour les intégrer, pour empêcher que le système se défasse sous l’effet de ses forces centrifuges (c’est le moment de l’identité comme le qualifie Heidegger dans son fameux essai Identité et différence) mais aussi pour les tenir à distance, pour empêcher que le système se défasse sous l’effet, ce coup-ci, de ses forces centripètes (c’est le moment de la différence). Le travail d’articulation et de mise en relation a pour nom dans l’histoire de la métaphysique depuis la Renaissance la copula, la copule dont l’homme a le privilège de remplir la fonction : copule que Heidegger thématise sous le terme de Dasein, d’être-là, mieux encore d’être le là, qui définit l’homme comme le point privilégié du système, ouvert ou exposé au monde et au principe, et qui par cette ouverture les relie. La filière donc change radicalement de nature : à l’intégration se substitue la différence et la distance, à la maîtrise, la relation et l’articulation, et à la liberté, l’exposition et l’ouverture.

 

                Mais quel est le sens d’une telle modification ? Il s’agit bien de relancer le système, de le débloquer,  de le remettre en mouvement en lui donnant du rythme, le rythme même de l’identité et de la différence, par le jeu de la proximité de l’homme, du monde et du principe, et de leur éloignement, de leur mise à distance mutuelle. Or, débloquer le système, le   remettre en mouvement ne signifie rien d’autre que relancer sa puissance, voire l’intensifier, puisque dans le cadre du système, mouvement et puissance s’identifient. Dans cette relance, la puissance prime sur la maîtrise et la liberté. Ou plus exactement, et tel est le raisonnement d’Heidegger, placer la puissance dans la liberté et l’autonomie de l’homme, c’est nécessairement la réduire, et réduire la puissance à laquelle l’homme peut avoir accès c’est au bout du compte réduire aussi la maîtrise et la liberté de celui-ci. Bref, la seconde filière (différence, articulation, ouverture) conditionne et intègre en réalité pour Heidegger la première par un effort supplémentaire d’intégration qui, en une sorte de ruse de la pensée, passe par la remise en cause de ce premier niveau d’intégration, son niveau primaire, que représente la réconciliation.

                Il semblerait donc que les apories de la systématique idéaliste soient résolues, et qu’on puisse ainsi concilier l’intégration du système et son mouvement, en passant à un niveau supérieur de puissance où la puissance de chacun des éléments du système, loin d’être captée et résumée par l’un d’entre eux, se stimulent et s’intensifient les uns les autres, par une sorte d’émulation, sans rien perdre de leur singularité. Mais c’est au prix  d’une modification radicale du statut métaphysique de cette puissance. De fait, on ne peut concilier intégration et mouvement qu’en passant du régime de l’effectivité de la puissance à celui de sa virtualité.

                La puissance effective, l’effectivité de la puissance, c’est la puissance, qui s’inscrit  dans le réel, le marque et l’informe, bref s’y réalise.  La puissance effective est donc de l’ordre de ce que Nieztzche appelle des Herrschaftgebilds, des formations de souveraineté, ou plus exactement des formations de domination où la domination se traduit par  un ordre, des institutions, des Etats, des superstructures évidentes et pesantes. On sent alors la puissance et elle se donne à voir. En tant que mise en forme qui donne à voir la puissance, l’effectivité apparaît donc comme le mode fondamental de la mise en présence, de la présentification. Dans ces conditions, l’on comprend pourquoi la puissance qui concilie l’être et le mouvement ne saurait être une puissance effective, puisque l’effectivité est précisément ce qui risque à chaque fois de pétrifier le mouvement en ses formes et ses formules, de réduire l’être à une simple exposition universelle d’étants statiques, d’écraser le système et d’en provoquer le blocage.

                Face à l’effectivité de la domination qui conduit au blocage du système, il faut penser ce que peut être une puissance virtuelle. Une puissance virtuelle est une puissance insaisissable, inutilisable, irreprésentable. Il s’agit d’un virtuel pur, non pas d’un potentiel appelé, à un moment ou à un autre, à passer à l’acte ; le virtuel pur caractérise une puissance destinée à ne jamais se concrétiser, à rester en permanence dans le retrait de sa non-réalisation. La dialectique de l’intégration et du mouvement se définit alors comme une mise en réserve, la constitution d’un horizon infini de puissance qui à la fois retient nos coups et les maintient : retient nos coups parce que, dans le cadre de son indisponibilité, la puissance ne va jamais au bout de ce qu’elle peut ; mais les maintient aussi parce qu’ils gardent précisément une réserve, une garantie, qui pour être indisponible n’en est pas moins là, et qui les préservent de l’épuisement.

                Il n’est pas plus bel effort de la pensée que cette réouverture de la systématique, je veux dire le système défini comme ouverture, comme conciliation de l’intégration et du mouvement, pour résoudre les paradoxes de la puissance et de l’infini, et leur donner  une explication intéressante, féconde, destinale. D’une certaine façon, les paradoxes semblent même renversés, retournés de leur pôle négatif en leur pôle positif. Et c’est dans ce retournement que se joue leur solution. De fait, il ne s’agit plus de penser comment la puissance s’épuise et s’achève en impuissance, mais au contraire comment en retenant sa puissance, en assumant pleinement notre finitude nous garantissons notre force ; de même, il ne s’agit pas de partir à la conquête de l’infini pour découvrir au bout du compte notre finitude, mais au contraire de jouer de notre finitude même pour nous ouvrir et accéder, en un degré supérieur d’intensité, à la plénitude du système et de son mouvement. Bref, la métaphysique détiendrait donc en elle les solutions des apories qu’elle a contribué à mettre en place.

                Cependant, une certaine ambiguïté plane sur ce type de puissance. Les philosophies de la destruction ou de la déconstruction de la métaphysique qui constituent moins une remise en cause de la métaphysique que de son effectivité, jugent que parce qu’elle est ineffective et virtuelle, la puissance est innocente et non-violente, étrangère à toute domination comme si la domination ne pouvait se concevoir que dans ses formations, comme si seul l’ordre informé, structuré, étatique était susceptible d’imposer une domination. En réalité, la virtualité de la puissance engendre elle aussi de la violence : un type de violence spécifique, inordonné, désinstitutionnalisé certes, mais qui ne fait pas preuve pour autant de moins de domination. Nous touchons ici au sens profond de l’engagement politique d’Heidegger.

                Walter Benjamin, dans sa Critique de la violence, un texte de 1921, distingue trois types de violence : la  violence économique, la violence politique et la violence divine.[15] La violence économique est assimilable au monde de la technique, au Gestell, càd à ce type  d’extériorité qui, bien que nous en soyons nous-mêmes les auteurs, nous asservit et nous aliène, se perpétuant et se reproduisant sans fin ni projet par le simple effet de notre patience ; violence quotidienne qu’inflige l’ordre factuel des choses. Contre cette première violence empirique, factuelle, animale, dépourvue en tout cas de toute signification, la philosophie traditionnelle a essayé de penser un autre ordre rationnel et institué qui puisse surmonter la jungle sociale au nom des principes d’égalité et de justice, ce qu’on appelle en un mot la politique. Evidemment, ce deuxième ordre ne s’impose pas de soi ; il doit pour régner faire preuve lui aussi de violence, et probablement d’une violence supérieure, nécessaire pour imposer à la fourmilière économique son processus d’hominisation. Ce second type de violence, Benjamin la qualifie de violence de la fondation, puisqu’elle contribue à fonder une formation de souveraineté, et à donner un règne au sans-règne de la fourmilière. Cette violence est, pour Benjamin comme pour Heidegger, la violence effective par excellence, celle qui marque les corps, les dompte et les éduque pour les hominiser : violence donc de l’humanisme qui, loin d’affranchir l’homme de la contrainte économique, ne fait qu’ajouter une contrainte à une autre, une surcontrainte qui finalement force l’homme à subir la première contrainte plus qu’à s’en libérer. C’est le sens en particulier de la critique que fait Marx de la philosophie du droit de Hegel. Pour Hegel, il ne s’agit moins de révolutionner la société civile et son fonctionnement économique que de lui donner un sens par rapport au travail de l’Esprit et au frayage de l’histoire, tâche dont l’économie en elle-même ne peut, en raison, de son animalité sous-jacente, se charger, mais qu’il appartient à la politique et à la construction juridique de l’Etat d’accomplir. Pour Marx, le système hégélien, fondé sur la souveraineté, càd sur la différence constamment maintenue de l’économique et du politique, n’est qu’une ruse conservatrice qui, sous prétexte de la rénovation politique de l’économique (au sens théologique du vieil homme qui devient l’homme nouveau par la venue du Christ, du logos, de l’Esprit, et qui symbolise, du point de vue philosophique, l’homme-animal, initialement polarisé par ses seuls besoins et sa pulsion de conservation, accédant au statut de l’homme  historique ouvert au système et à son procès) maintient l’ordre économique au prix d’une surédification politique de la domination, sur le modèle, par exemple, du Chili de Pinochet où la dictature politique s’est mise au service de la libéralisation de l’économie et de sa gestion monétariste.

                C’est pourquoi, pour Benjamin, l’authentique révolution, celle capable de nous affranchir de la factualité de l’ordre quotidien et animal des sociétés, ne saurait emprunter sa force à l’effectivité. La véritable force capable de renverser le quotidien est indécidable, indisponible, insaisissable ; elle ne tranche pas, ne produit aucune forme, ne crée aucun ordre et, en tant que telle, est dépourvue de toute effectivité ; cette force singulière et virtuelle, l’authentique force révolutionnaire, Benjamin la qualifie de " violence divine" pour la distinguer de la violence humaine :  violence ineffective, qui ne fonde rien, qui plus encore ne laisse aucune trace, aucune blessure ouverte, la violence sans règne, ou plus exactement sans règne visible et efficace : violence de la transience divine, du Dieu de l'Exode, du Dieu qui court. Affleure, chez Benjamin comme chez Heidegger, l'idée que seule l'effectivité, l'effectivité en acte, fait preuve de violence, tandis que tout ce qui est ineffectif serait inoffensif.

                Or, il existe à mon sens une violence de l'ineffectif et du virtuel, d'autant plus dévastatrice qu'elle est invisible et souvent insensible. Comme en témoignent l'apocalypse discrète de la théologie médiévale ou les bombes à neutrons de l'industrie militaire contemporaine, la violence peut maintenir en état l'apparence de la substance tout en la dévastant de l'intérieur. Face d’ombre de l’hégélianisme et de son spiritualisme, qui en cherchant à vivifier notre animalité, y introduit la mort. Violence de la révolution permanente, qui transit et dévaste tout sans reste, violence messianique de la guerre, de l’embrasement et de la purification. Ou plus simplement encore imprévisibilité, incertitude et immaîtrisabilité des risques systémiques qui, en tant que tels, sont eux aussi de l’ordre de la pure virtualité. Fait ainsi retour, sous sa forme la plus radicale, le plus dangereux malentendu : à nouveau, l’homme laisse percer dans sa quête de la puissance, en ce qu’elle a pourtant de plus authentique et innocente, un immense désarroi, une pulsion de mort incompressible. Il se peut bien que la métaphysique soit finalement sans remède pour soigner ses propres maux.

 

                4) Il existe une dernière voie, celle que Nietzsche a empruntée ou en tout cas qu’il nous permet d’emprunter. Cette voie est celle de la désarticulation du système que Nietzsche a signifiée par son fameux mot : “Dieu est mort.” Comme le note très justement Heidegger dans l’analyse de cette formule appelée à connaître un grand succès, la proposition “Dieu est mort” n’a rien de théologique, de sociologique ou d’historique.[16] Elle ne signifie, en aucune façon, le déclin des religions ou l’inanité de la Révélation. Ce mot a essentiellement une résonance métaphysique, fortement anti-hégélienne, qui signifie deux choses :

                1) Le système est caduc, l’articulation de l’homme, du monde et du principe est une fiction ;

                2) Ce qui entraîne pour corollaire que le lien entre religion et métaphysique, ou plus précisément, que la métaphysique comme accomplissement du religieux sous la figure du théoligico-politique, ou mieux encore, de l’onto-théo-politique, tel que Hegel l’a mis en place, est infondé.

               

                 III. Je ne discuterai pas de ces questions qui nous entraînerait au-delà de ce que livre s’est fixé et qui remettent en cause les notions même de l’homme, du monde et du principe, nous contraignant à repenser les principes fondamentaux de l’anthropologie, de la sociologie et de la métaphysique sur de toutes nouvelles bases, que sont l’absence de la potentialisation de la systématique, son défaut de puissance originaire, son manque radical, ce que Nietzsche de tous les penseurs occidentaux a médité le plus profondément. Je dirais simplement qu’il faut trouver le moyen, – et c’est là toute la difficulté de cette pensée de la désarticulation du système, que j’appelle son “désarmement” –, de ne pas retomber dans la confusion et l’indifférenciation des instances au risque de soumettre l’homme encore une fois au monde de l’économie et de la technique qui est l’organisation même de la confusion et de l’indifférenciation. Il faut alors penser une désarticulation du système qui maintienne à la fois à distance et en relation l’homme, le monde et le principe, mais sans que ce jeu de relations à distance entraîne un procès producteur et dispensateur de puissance, puisque toutes les difficultés, toutes les apories, tout le malentendu proviennent de cette puissance d’autant plus perverse qu’elle se veut innocente. Difficulté d’autant plus ardue à résoudre que le principe qui assure cette relation à distance des éléments dans le système n’est rien d’autre que le mouvement même de ce procès. Il nous appartient donc de penser une fonction qui se substitue au procès pour tenir et maintenir à distance mutuelle, dans le suspens du système et du mouvement de sa puissance, l’homme, le monde et le principe. Cette fonction alternative au procès ou au processus, Nietzsche, encore lui, lui donne un nom, très tôt, dès Les Secondes considérations inactuelles (1874), un nom qui ne cessera de faire retour jusqu’au Crépuscule des Idoles (1889), celui d’héritage et de transmission, termes au demeurant bien plus familiers au juriste qu’au philosophe.

 

 

La remise en cause du contrat social.

 

                I. La théorie politique se trouve dans la même situation aporétique que la métaphysique ; d’une façon générale, les catégories de la théorie politique traditionnelle semblent de moins en moins capables non seulement d’expliquer la réalité des fonctionnements institutionnels et sociaux, mais, plus gravement encore, de nous fournir des armes pour affronter les menaces qui obscurcissent l’avenir ; et ce, pour deux raisons :

                1) D’une part parce que les catégories politiques doivent beaucoup à la formalisation philosophique (comme en témoignent les notions de liberté, de changement, de progrès, etc.) ; il est clair que la crise de la philosophie entraîne nécessairement la crise théorique de la politique. De fait, notre théorie politique dérive, dans l’ensemble, de deux sources du XIXème siècle : l’économie politique anglaise représentée par l’œuvre d’Adam Smith et de  Ricardo (dont les principes et les schèmes structurent encore fortement l’idéologie libérale), l’idéalisme allemand dont Hegel est la figure emblématique ; Marx a essayé de faire la synthèse entre ces deux courants. Heidegger a lui aussi essayé de penser le surmontement de l’antinomie entre la culture économique et technique de son temps et les réquisits du système ; et en cela, il est à mon sens l’héritier le plus authentique de Marx, même s’il conçoit les rapports de la puissance, de l’homme et de l’Etre autrement. La pensée de la technique qu’il défend n’est pas une pensée réactionnaire, nostalgique des temps de l’artisanat (nostalgie au demeurant qui affleure de temps à autre chez Marx), mais annonce les grandes révolutions technologiques des nouvelles techniques de communication et d’information et leurs utopies.

                C’est précisément parce qu’ils ont essayé de faire la synthèse de ces deux savoirs que les pensées de Marx et d’Heidegger ont eu une position aussi dominante et que, malgré le discrédit politique qui les menace, leur influence reste en réalité inentamée. Par ailleurs, il ne faut pas non plus sous-estimer le retour du libéralisme qui marque clairement les limites d’une telle synthèse, si ce n’est même son impossibilité. Si la philosophie politique essaie de faire la synthèse entre d’une part l’approche économique, sa réalité pragmatique, et d’autre part l’approche spéculative qui lui donne sens, la théorie politique ne saurait cependant se résumer à cette synthèse illusoire. Une théorie politique qui se réduirait à la poursuite de cette synthèse, est appelée à se fourvoyer dans les mêmes apories que la philosophie, à souffrir du même don quichottisme qu’elle, et d’une façon d’autant plus aiguë que la question de la puissance est évidemment centrale pour la théorie politique. Nous sommes donc amenés à sortir de la synthèse.

 

                2) L’incapacité de la théorie politique à répondre aux défis de notre temps provient de son don quichottisme, de ses promesses merveilleuses et intenables : l’abondance infinie, les lendemains qui chantent, la communion des saints, le paradis sur Terre, et que sais-je encore ! Les plus modestes ne parlent que d’idéal régulateur, mais que vaut une régulation dont le principe n’est qu’une illusion : une simple mystification. Quoi qu’il en soit, la théorie politique, qu’elle soit libérale, réformiste ou révolutionnaire, reste entièrement sous le couvert de la promesse philosophique de l’infini, de la promesse infinie de la philosophie. Pas plus que notre culture philosophique, la théorie politique ne semble adaptée aux enjeux que pose la dimension finie de la Terre.

               

                II. Pour prendre la mesure de cette crise de la théorie politique,  Le contrat Naturel de Michel Serres, dont les implications politiques me semblent plus importantes encore que les implications écologiques et scientifiques, fournit un certain nombre de notions pertinentes, même si l’idée d’un contrat naturel, l’appel à une “physiopolitique”, càd à une politique où “les institutions que se donnent les groupes dépendront désormais des contrats explicites qu'ils passeront avec le monde naturel”[17]  posent des problèmes juridiques insolubles que nous exposerons un peu plus loin.[18] L’idée du Contrat naturel  vaut en réalité non pour ce qu’elle propose mais pour ce qu’elle rejette, autrement dit pour sa critique du Contrat social qui est à la base de notre politique aussi bien libérale que réformiste depuis 3 siècles. Remise en cause donc de 3 siècles de théorie qui me semble  nécessaire pour affronter les enjeux d’aujourd’hui.

                Mais quelle est la signification de cette critique du Contrat social, de la démonstration de son inutilité, voire de son impossibilité ? Qu’est-ce qui mérite d’être ainsi dénoncé dans le Contrat social ? Michel Serres remet en cause la définition de la politique comme auto-affection du social, comme enfermement du social sur lui-même ; l’idéologie de l'intersubjectivité est ainsi ramenée à un simple symptôme de l’incommensurable narcissisme des hommes ; remise en cause qui nous conduit, en contrepartie, à assumer, avec courage et lucidité, la violence de l'extériorité, càd le défi de la finitude du monde et des hommes ; les hommes n’ont plus à cultiver leur jouissance ou leur bonne conscience, mais, de façon plus urgente, à assurer la sauvegarde de leur condition de vie, à se soucier de leur survie, d’où ce terme de “physiopolitique”, qui discrédite toute politique comme auto-développement matériel, culturel ou spirituel du genre humain (politique qui ne fait que traduire la logique du système), minimisant l’importance de l’interaction humaine et des rapports sociaux au profit de l’interaction symbiotique des hommes et de la Terre.

 

                "Aucun des discours de l'administrateur ne parle du monde, s'entretenant indéfiniment des hommes. Une fois encore, la publicité, comme le veulent les règles de formation d’un tel mot, se définit comme l'essence du public : ainsi donc, plus qu'aucun autre, le politique ne s'adonne à aucun discours ni geste sans les plonger dans la publicité. Plus encore, l'histoire et la tradition récentes lui enseignaient que le droit naturel n'exprime que la nature humaine. Fermé dans le collectif social, il pouvait splendidement ignorer les choses du monde. Tout vient de changer. Désormais nous réputerons inexact le mot de politique parce qu'il ne réfère qu'à la cité, aux espaces publicitaires, à l'organisation administrative des groupes”.[19] 

 

                Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de critique plus violente et radicale du politique, puisque c’est l’ordre politique dans son ensemble, tel qu’il se définit depuis trois siècles, qui se trouve ainsi dénoncé. Ici, pas de différence entre libéraux, réformistes ou révolutionnaires qui tous conçoivent identiquement le politique au service exclusif de l’homme, de sa puissance et de sa liberté, de façon autistique, sans considération de l’extériorité.  Luc Ferry ne s’y est pas trompé. Le Contrat naturel date de 1990 ; Luc Ferry publie, en réponse à Michel Serres, son essai sur le Nouvel ordre écologique en 1992. Se noue ici un différend fondamental digne d’attention. Le Nouvel ordre écologique n’est certes pas le livre le plus philosophique ni le plus abouti de Luc Ferry, mais c’est probablement son ouvrage le plus important, là où se joue l’ensemble de son geste politique. Luc Ferry, avec Alain Renaut, à la suite d’Habermas, font partie de ceux qui en France ont tenté de justifier philosophiquement l’idéologie sociale-démocrate, telle qu’elle domine  la vie politique française et européenne depuis la mort du général de Gaulle. Et ceci, à partir d’une interprétation partiale de la tradition kantienne, privilégiant l’intersubjectivité comme condition de la subjectivité, et soulignant le primat de l’être-ensemble sur la fondation de soi.[20] Le narcissisme des hommes qui se fondent dans le regard des autres n’en est qu’infiniment redoublé par le jeu de miroir qu’instaure l’intersubjectivité. Il est clair que l’exigence écologique, telle que Michel Serres la définit sous le terme de Contrat naturel, remet radicalement en cause ce type de fondation du politique, et c’est pourquoi il est apparu nécessaire à Luc Ferry de défendre la Sociale Démocratie contre l’écologie qui lui apparaît comme la menace la plus radicale de l’ordre politique établi. Mieux encore, dans une logique du front uni, Luc Ferry étend le concept de Sociale Démocratie à ce qu’il appelle une Libérale Sociale Démocratie, comme s’il acceptait entièrement les conséquences de la critique “naturaliste” du politique, qui, renvoie à la même origine, à savoir le Contrat social, les divers régimes et les différentes idéologies reconnus aujourd’hui dans le débat politique.

                Luc Ferry note, à juste titre, que le droit n’a de sens qu’au sein de la communauté des hommes, et qu’intégrer des minéraux, de végétaux, ou des animaux à l’ordre juridique constitue en réalité son déni. Par conséquent, on ne peut substituer le contrat naturel au contrat social, tout simplement parce qu’on ne peut contracter avec la nature. Le droit et la politique restent l’affaire des hommes pour la cause des hommes.[21] L’argument est imparable ; aucune refondation du politique ne peut en faire l’économie. Mais il ne justifie en rien le narcissisme social démocrate, ni ne nous permet de minimiser les menaces et les urgences écologiques de notre siècle. Nous verrons que c’est précisément à travers le droit, dans ce qu’il a de plus technique et de plus autonome, que l’on peut répondre au double paradoxe que pose l’écologie, tout en surmontant les effets pervers du contrat social et de son idéologie intersubjective. Au demeurant, on a tôt fait d’atteindre aux limites de ce type  d’argument qui vise à assurer le salut de l’idéologie intersubjective plus que le maintien du droit dans la vérité de sa discipline. C’est pourquoi, Luc Ferry est contraint d’opposer un autre type d’argument, purement politique, qui assimile, au nom des lois écologiques en vigueur dans le régime nazi, le vert au brun, identifiés tous deux à la lutte contre l’humanisme que représenterait la Libérale Sociale-Démocratie.[22] L’outrance d’une telle accusation suffit à la disqualifier. L’assimilation au nazisme ou au fascisme n’est que trop souvent l’ultima ratio d’une pensée à court d’arguments. La paranoïa politique est, elle aussi, une passion d’extrémiste. La préservation de l’autochtonie végétale, l’interdiction des plantes et des essences allogènes, ne présupposent évidemment, chez ceux qui gèrent nos Parcs Nationaux, ni racisme ni xénophobie. L’art du jardinage, aussi rigoureux soit-il, n’est pas à l’origine des camps de rééducation. Il y a entre la flore et l’humanité, une solution de continuité, une dissociation des ordres de réalité que respecte, dans l’ensemble, l’écologie.. Depuis 15 ans, la question écologique, qui ne cesse de prendre de l’importance à la fois dans le débat politique et dans l’ordre juridique, ne laisse soupçonner la moindre nostalgie de sa part pour les idéologies de l’entre-deux-guerres. Elle manifeste bien plutôt l’extension du souci démocratique. La menace fasciste en Europe, pensons à l’Europe de l’Est, a pris depuis de tout autres formes, étrangères au souci écologique.

                Michel Serres répond par avance à ce type d’argument en retournant l’accusation de totalitarisme. Ce n’est pas l’écologie qui conduit à la mort de l’homme, mais paradoxalement le narcissisme du contrat social ; autrement dit, le “jeune Fichte” de l’intersubjectivité, conduit nécessairement au vieux Fichte de l’Etat commercial fermé et de l’Appel à la nation allemande, ces textes fondateurs de l’idéologie allemande et italienne du XXème siècle.

               

                “Que signifie cette belle totalité, sans exception ni lacune, qui concerne la composition du groupe et les occupations de chacun ? Ceci, considérable, que le savoir du citoyen vertueux et son activité de chaque seconde consistent à connaître en temps réel tout ce que font les autres citoyens et à s'en occuper. Tout le monde sait de tout le monde qui s'occupe de tout ce que tous pensent, disent et font. Voilà le savoir absolu ou, plutôt l'information absolue, l'engagement total, obligation contractuelle ou système de cordes et de chaînes parfait, intégrale transparence visée par ceux qui font et lisent les journaux, écrits, parlés ou visibles, voilà l'idéal des sciences sociales [et en quoi les mass média sont la vérité des sciences sociales : parfaite adéquation des SS, du système de communication et de la gouvernance des sociétés sociales-libérales]. Hegel ne se trompait que de peu : le philosophe qui lit le journal fait bien sa prière, mais à l'information absolue : rien en principe ne lui échappe [...] Que tous sachent actuellement tout de tous et en vivent, voici la ville de rêve et de liberté à l'antique, voilà l'idéal des philosophes modernes depuis Rousseau, celui des médias et des sciences sociales de la police et de l'administration : sonder, clarifier, informer, faire savoir, montrer, rapporter.”[23]

 

                On retrouve donc, au niveau politique, le fantasme de transparence qui affecte la logique originaire, la logique hégélienne du système, une transparence qui est aussi un aveuglement absolu face à la Terre, à tout ce qui est extérieur à l’homme mais dont dépend pourtant sa survie.

                               Or, il y a deux façons d'échapper à la logique du contrat social et à la totalité du système de la communication absolue, càd au monde de la transparence, que produit l’auto-polarisation aveugle de l’homme sur lui-même. A cette fin, il est en effet possible de se référer :

 

                – soit à Dieu, à un pouvoir transcendant, à la prophétie, à la révolution, au jugement dernier, au messianisme et finalement à une sorte de surpuissance (d’Übermacht, écrit Heidegger), une surpuissance dont le sens du sur- reste ambigu et indécidable entre la surpuissance comme au-delà de la puissance, surmontement de la puissance en une sorte d’ataraxie de l’agir, d’agir impuissant car gracieux et innocent,  et la surpuissance comme un plus de puissance, le plus de la puissance, l’intensification qu’apporteraient l’innocence et la grâce elles-mêmes. Ce qui renvoie à l’achèvement du système métaphysique, sous sa forme théologico-politique, telle qu’elle domine le XXème siècle.

                – soit à une refondation ou, au moins, à une redéfinition juridique du rapport de l’homme à la Terre, comme en appelle Michel Serres. Seconde voie que nous suivrons, mais selon des principes politiques et juridiques  radicalement différents des siens.

 

 

Refondation juridique et refondation du juridique

 

 

                I. Michel Serres propose une redéfinition radicale du bon gouvernant, qui accorde plus d’importance aux relations de l’homme à la Terre qu’aux relations des hommes entre eux. A cette fin, il procède à une double dichotomie :

                1) Dans un premier temps, il assimile le politique et l’administrateur des sociétés contemporaines à une sorte d’ingénieur social, qui gère la question politique  comme un expert en relations publiques et en sciences sociales, bon connaisseur de la dynamique des groupes, et habile à utiliser les mass media comme régulateur psychique des populations : un médiateur des interactions humaines. Ce à quoi M. Serres oppose une nouvelle figure, qui se réfère en réalité à un très antique modèle de la politique, mis en valeur par Platon, le pilote, modèle plus conforme aux urgences de notre temps, et en particulier à la situation des hommes face à l’épuisement de la Terre et aux dangers imprévisibles que cette situation fait courir aux hommes. La nature de la cité se modifie : l’ingénieur social règle une machine productive, le pilote, quant à lui, gouverne un bateau, semblable à l’arche de Noé perdu au milieu du déluge. La situation des hommes dans leur rapport à la Terre n’est-elle pas comparable à celle d’un équipage perdu au milieu de l’Océan ?[24]

                 La métaphore du bateau illustre bien le type de symbiose que nous entretenons aujourd’hui avec la nature, une symbiose minimale, limitée et fermée, affectée par la très forte extériorité qui nous sépare de la nature et par notre incapacité à intérioriser l’extériorité malgré notre bonne volonté. Elle signifie aussi clairement l’absence de jeu et de réserve dans notre rapport à la nature, de sorte qu’ici la moindre erreur de manœuvre peut être fatale. La métaphore du pilote et du bateau est complétée par celle de l’Océan, qui signifie bien la situation de chaos que produisent la complexité, la fragilité, l’instabilité de notre état de symbiose minimale avec la Terre.

 

                La triple  métaphore de l’Océan (qui signifie l’errance et la perte de repères de l’homme par rapport à l’extériorité), du bateau (qui représente l’état de la cité et de ses institutions) et du pilote (qui représente le nouveau savoir politique requis) renvoie à une conception du politique ancienne, si ce n’est même archaïque, en tout cas antérieure aux philosophies politiques des XVII & XVIIIème siècles fondées sur le Contrat social : une conception politique qui vise à assurer moins le consensus et l’autonomie sociale que son salut, ce que Platon appelle la Sôteria.

                De fait, la question écologique nous reconduit à l’origine du politique càd à la lutte contre la nécessité. Hans Jonas, dans Le principe Responsabilité, souligne la faiblesse de la conception idéaliste de la morale, et en particulier de la morale kantienne, qui marque exagérément la séparation entre le royaume de la liberté et celui de la nécessité, séparation que l’on retrouve dans la plupart des idéologies politiques de la modernité. Hans Jonas de son côté refuse l'idée que la liberté commence là où prend fin la nécessité, que la liberté se situerait au-delà la nécessité, alors qu’il s’agit au contraire de penser leur rencontre et leur articulation. Il n’y a pas de liberté qui n’assume la nécessité. L'essence de la liberté consiste dans le fait de s'affronter à la nécessité.

 

                “En rompant avec le royaume de la nécessité, la liberté se prive de son objet ; sans lui, elle devient aussi vaine que la force sans la résistance. Une liberté vide, tout comme un pouvoir vide s’abolit elle-même [...] Il n’y a aucun “royaume de la liberté” en dehors du royaume de la nécessité.[25]

 

                C’est qu’aujourd’hui la politique a à faire autant au survivre qu’au   bien vivre :

 

"Que les hommes vivent d'abord ; qu'ils vivent bien ne vient qu'après. Le fait ontique brut qu'ils existent comme tels devient pour ceux  à qui on n'avait pas demandé leur avis auparavant un commandement ontologique : qu'ils doivent encore exister ultérieurement [...] commandement qui oblige désormais l'humanité une fois qu'elle s'est mise à exister effectivement à se maintenir même si c'est un hasard aveugle qui l'a fait apparaître au sein de la totalité des choses".[26]

               

                2) La première dichotomie, entre l’ingénieur spécialiste des interactions humaines et le pilote, qui de son côté pense et gère notre rapport à l’extériorité, renvoie à une seconde dichotomie, moins pertinente, que Michel Serres trace entre le juriste et le scientifique. Le contrat social réduit le droit à un savoir de la régulation sociale, qui s’oppose au savoir du scientifique, du physicien, spécialiste de la symbiose entre l’homme et la Terre. La politique, pour Michel Serres, en raison de sa dimension à la fois cosmique et cybernétique (la gestion du chaos), est de nature physique. Le nouveau politique doit d’abord être un physicien :

 

                “Désormais le gouvernant doit sortir des sciences humaine, des rues et des murs de la cité, se faire physicien, émerger du contrat social, inventer un nouveau contrat naturel en redonnant au mot nature son sens originel des conditions dans lesquelles nous naissons _ ou devrons demain renaître. Inversement le physicien, au sens grec le plus ancien, mais aussi le plus moderne, s'approche du politique. Dans une page mémorable où il décrit l'art de gouverner, Platon dessine le roi tissant des fils de trame rationnels à ceux d'une chaîne qui transporterait des passions moins raisonnables. A ce jour, le nouveau prince devra croiser la trame du droit à une chaîne issue des sciences physiques : dès ce matin, l'art politique suivra ce tissage-là. Jadis j'ai nommé passage du Nord-Ouest le lieu où ces deux types de sciences convergeaient, mais je ne savais pas, ce faisant, que je définissais la science politique d'aujourd'hui, la géopolitique au sens de la Terre réelle, la physiopolitique  au sens où les institutions que se donnent les groupes dépendront désormais des contrats explicites qu'ils passeront avec le monde naturel, jamais plus notre bien ni privé ni commun, mais notre symbiote."[27]

 

                II. Pour ma part, je juge qu’on n’aura rien à gagner à substituer une nouvelle élite scientifico-technocratique à nos administrateurs actuels. Il me semble que la question reste éminemment juridique pour deux raisons :

                1) Parce que la notion de Contrat naturel et sa théorie apparaissent insuffisamment fondées du point de vue juridique,

                2) Parce que le droit, à partir du moment où il fondé sur lui-même, càd sur son propre savoir, et non sur le Contrat Social, càd sur les petits arrangements entre les hommes, est tout à fait en mesure d’assumer ce changement radical de l’action politique que décrit M. Serres.

                En réalité, il ne s’agit pas tant d’opposer l’interaction sociale à la symbiose entre les hommes et la Terre, le Contrat social au Contrat naturel, que de reconfigurer le rapport entre ces deux types de contrat, pour repenser l’interaction sociale non pas dans le cadre d’un processus d’auto-développement de l’humanité, mais dans l’esprit de la garde, du maintien et de la transmission, ce qui relève précisément de l’esprit du droit et des compétences du juriste.

                En réduisant le juriste à un ingénieur social, on ignore que le droit s’est en réalité constitué non seulement en dehors des sciences sociales émergentes, mais en grande partie contre elles, comme en témoigne la constitution des droits publics français et allemand dans la seconde moitié du XIXème siècle.[28] Son Isolierung, son alietas met le droit au niveau des autres grands savoirs fondamentaux sur lesquels s’est construite la civilisation. Ce sont les régimes sociaux-démocrates, qu’un vieil instinct marxiste rend toujours méfiants à l’égard du droit, qui  visent à le réduire à une simple technologie pilotée par les sciences humaines.

                Il existe, entre les hommes et la Terre, un conflit qu’entraîne le développement technique, conflit donc nécessaire et objectif tandis que les conflits entre les hommes sont volontaires et subjectifs.  Il ne s’agit pas de supprimer le conflit, mais de le délimiter dans un cadre juridique, bref de transformer, sur le modèle du conflit inter-humain la violence pure en guerre ordonnée.

 

"S'il existe un droit, donc une histoire pour les guerres subjectives, il n'en existe aucun pour la violence objective sans limite ni règles [...] Il nous faut donc , à nouveau, sous menace de mort collective, inventer un droit pour la violence objective, exactement comme des ancêtres inimaginables inventèrent le plus ancien droit qui amena, par contrat, leur violence subjective à devenir ce que nous appelons des guerres".[29]

 

Une telle position n’a rien d’utopiste. Michel Serres n’en appelle ni à un retour à l’état de nature, ni à la croissance 0. Il s’agit simplement de juridifier le conflit entre la Terre et les hommes. De fait, ce conflit, si on le laisse à sa pure violence, menace la destruction de tous, de la Terre et par conséquent des hommes qu’elle porte. De même que le contrat social a juridifié le conflit entre les hommes, il importe donc de juridifier le conflit de l'homme et de la nature, ce que Michel Serres nomme le Contrat naturel.

                Cependant, s’il est effectivement nécessaire de juridifier nos rapports avec la Terre, je ne suis pas sûr que la théorie contractualiste soit le bon instrument juridique pour remplir cette fin. Cette théorie souffre en effet de deux défauts :

 

                1) Le Contrat naturel, le fait que nous considérions la Terre, ses habitants et ses ressources comme cocontractants en vue d’une conservation mutuelle des parties, implique évidemment la personnification juridique de la terre, des arbres, des animaux etc. Il n’est pas nécessaire de rappeler les circonstances de la fameuse affaire du Sierra Club vs The US Forest Service pour la défense de Mineral King Valley dans la Sierra Nevada où, faute de pouvoir prouver devant la cour un intérêt à agir suffisant, l’association écologique Sierra Club chercha à démontrer, pour contrecarrer les projets de développement d’un parc Disney autorisé par l’office des forêt américain, que les arbres eux-mêmes et d’une façon générale les “objets naturels” ont un statut juridique et que la vallée est une personnalité morale au même titre qu’une entreprise, en droit de bénéficier, en tant que telle, de la protection de ses intérêts par la justice. Cette théorie de la personification, de la subjectivisation de notre environnement pose évidemment un certain nombre de problèmes théoriques. Le droit en effet est une construction purement humaine, à l’usage exclusif de l’homme dont l’extension à d’autres acteurs que l’homme ne témoignerait en réalité que de l’éternelle propension humaine à anthropomorphiser tout ce qui l’entoure.  Les animaux, selon Aristote, peuvent avoir le sens du bien et du mal, de ce qui est bien et de ce qui est mal pour eux, mais seul l'homme a le sens du juste et de l'injuste. L'homme est l'animal juridique par excellence, le seul qui sache construire et  s'appareiller de prothèses juridiques, de sorte qu’il apparaît difficile, du point de  vue de la théorie, de remettre en cause l’exclusivité de la personne humaine comme détentrice de droits.

 

                2) La thèse du Contrat naturel prétend renverser la construction juridique sur laquelle repose la civilisation. Si le Contrat social marque l'abandon de l'état de nature au profit de l'état civil, le Contrat Naturel inverse le rapport : ce n'est pas l'état de nature qui menace l'institution civile de l'homme, mais au contraire l'état civil de l'homme qui menace la nature.  A l'état civil, la théorie  du Contrat naturel substitue la "communauté biotique", la "communauté juridique naturelle" ou d'"état naturel". Je défends pour ma part une position totalement différente qui va jusqu’au bout de la logique de l’état civil, càd jusqu’au bout des prothèses que le droit fournit à notre agir pour surmonter les 2 paradoxes de notre système économique et productif. Certes, le Contrat social n’est plus l’instrument adéquat pour régler l’organisation des  hommes dans le monde (si tant est qu’il l’ait jamais été), mais il en est ainsi parce que le contrat social est une théorie politique superficielle et insatisfaisante pour fonder le droit ; si le droit permet de fabriquer des contrats, en revanche aucun contrat, même fictif, n’est à l’origine du droit. Je m’oppose fortement à l’idée que le droit puisse découler d’un consensus des volontés ; une telle conception de l’origine du droit le réduit au rôle d’une simple  technique d’auto-organisation des hommes, sacrifiant ce qui fait l’intelligence propre du droit qu’il est nécessaire de méditer et d’approfondir pour surmonter l’antinomie des deux contrats, le social et le naturel, contrats qui, aussi opposés soient-ils, marquent tous deux, – et c’est en quoi il faut précisément surmonter cette antinomie –, un excès d’anthropomorphisme dans notre rapport à l’extériorité.

 

                III. Le droit de l’environnement propose un certain nombre de notions juridiques importantes qui permettent de nous passer de toute théorie contractualiste. Il s’agit d’abord de la notion de patrimoine, que nous retrouvons dans le syntagme de “patrimoine commun de l’humanité” et qui joue un rôle fondamental dans le droit de l’environnement. Cette notion concerne le patrimoine aussi bien culturel que naturel  comme l’indique clairement l’arrêt du Conseil d’Etat de 1971 (conclusions Braibant) qui introduit cette notion dans le droit français,  : “Il faut, éviter que des projets même utiles viennent aggraver la pollution ou viennent détruire une partie du patrimoine naturel et culturel du pays”. La notion de patrimoine a pour corollaire la question du droit de propriété auquel elle donne son épaisseur théorique. Importe non moins à notre question la théorie de la responsabilité, sous la forme, en particulier, de la responsabilité à l’égard des générations futures qui, nous le montrerons, découlent directement de la notion de patrimoine.  Dans un premier temps, nous expliquerons ces deux notions, puis, dans un deuxième temps, nous verrons quelle influence ce type de notion juridique peut  avoir sur la philosophie et sur la théorie politique. La question écologique permet de renverser, en faveur du droit, le rapport de force qui le soumet  habituellement à des savoirs qui lui sont exogènes – philosophie, sociologie, science politique, etc. –, au détriment de la conception autonome, savante et réglée du monde et de son ordre qu’il représente.

 

 

Du patrimonium romain au patrimoine commun de l’humanité

 

                I. Il existe deux notions fondamentales en droit romain qu’on retrouve dans tous les autres droits : la personne et les biens, en latin, la persona et le patrimonium : chaque famille citoyenne dans la Rome antique est comme une petite institution constituée par une personne le chef de famille, le paterfamilias, gérant un patrimoine. C’est là, comme le dit Cicéron, la pépinière de la cité.

                En ce qui nous concerne, faute de pouvoir subjectiver la nature, il ne nous reste plus qu’à la ranger dans le domaine des biens. Mais, nous objectera-t-on, n’est-ce pas parce que la Terre est considérée comme un bien qu’elle est appropriée sans limite et exploitée sans vergogne par l’homme ? Le droit des biens et, plus précisément, le droit de la propriété ne serait-il pas la cause du développement du capitalisme ? Et n’est-il pas étonnant , dans ces conditions, qu’un tel droit puisse servir à la protection de l’environnement. On comprend alors pourquoi les tenants de la deep ecology, de l’écologie radicale aient préféré emprunter la voie de la personnalité et des droits subjectifs plutôt que la théorie du patrimoine. 

                Néanmoins, en approfondissant le rapport entre droit de propriété et capitalisme, il est possible de montrer en quoi une théorie du patrimoine bien comprise est tout à fait apte à assurer la défense de l’environnement. Gilles Deleuze  et Félix Guattari ont montré, dans l’Anti-Oedipe, que si le droit de propriété et le capitalisme avaient historiquement partie liée, il existait en réalité une contradiction de fond entre ces deux notions, ce qu’ils appellent la schizophrénie du capitalisme. La propriété est la schizophrénie du capitalisme, ce  par quoi le capitalisme échappe à lui-même.

 

"A l'idée même du code, le capitalisme a substitué dans l'argent une axiomatique des quantités abstraites qui va toujours plus loin dans le mouvement de déterritorialisation du socius. Le capitalisme tend vers un seuil de décodage qui défait le socius au profit d'un corps sans organes, et qui, sur ce corps, libère les flux du désir dans un champ déterritorialisé [...] Le décodage des flux, la déterritorialisation du socius forment ainsi la tendance la plus essentielle du capitalisme [...] Mais le capitalisme ne cesse pas de contrarier, d'inhiber sa tendance en même temps qu'il s'y précipite [...] Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou symboliques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder, de tamponner les personnes dérivées des quantités abstraites [à savoir la propriété].[30]

 

                Ce paradoxe mérite d’être médité. La dissociation entre ces deux notions que l’histoire semble pourtant avoir indissociablement liées peut emprunter deux voies bien différentes : on peut évidemment chercher à libérer la force productive du capitalisme de sa superstructure juridique que représente le droit de propriété, et c’est à quoi s’attachent les auteurs de l’Anti-Oedipe. Mais cette première dissociation en implique une seconde, symétrique, qui affranchit le droit de propriété de son utilisation par le système capitaliste. C’est sur cette seconde dissociation que se porte notre intérêt.

                 Il est clair que pour Deleuze, comme pour Marx, le capitalisme possède une puissance de transformation révolutionnaire des forces et des rapports de production, et mieux encore qu’elle nourrit sa dynamique productive de sa puissance de transformation, bref que le capitalisme est une puissance de “destruction créatrice ”. Le droit de propriété, dans ce cadre, est considéré non plus comme un fondement, mais comme une instance régulatrice et conservatrice qui a pour but de garantir au long terme les droits et bénéfices acquis pour mieux stabiliser un mouvement dont le processus menace toujours de déborder la société, un conservatisme organique visant au premier chef à assurer l'ordre social que le mouvement du capitalisme est toujours susceptible d’ébranler. La conséquence en est que le droit de propriété entraîne une forte dissociation entre d’une part les rapports de production et d’autre part la force de production. Les rapports de production forment le cadre institutionnel qui structure le système productif, tandis que la force de production correspond au mouvement dynamique qui entraîne le procès productif, ce qui oppose en un mot la propriété, structure juridique qui gouverne l’ordre contractuel des affaires, au travail qui seul modifie le monde et en intensifie les potentialités. Cette première distinction de nature économique se traduit d’un point de vue social par une autre opposition, entre la bourgeoisie détentrice des moyens de production d’une part, et d’autre part le prolétariat détenteur de la force de travail. Ce schéma, fortement marqué par les conditions culturelles et sociales du XIXème siècle, prend tout son sens dans le cadre d’une société où règnent encore la rente foncière et le faire-valoir indirect, et qui se veut l’héritière de l’otium, du loisir aristocratique, dont l’Europe est restée imprégnée jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement, pour Marx, que si la propriété  fonde le capitalisme d’un point de vue social et politique, elle ne le fonde pas d’un point de vue économique et théorique ; loin de contribuer à la puissance du capitalisme comme transformation du monde, la propriété apparaît bien plutôt comme un frein, d’où le sous-titre que Deleuze et Guattari donne à l’Anti-Oedipe : “capitalisme et schizophrénie”. Et c’est parce qu’il existe un hiatus aussi net entre rapport de production et force de production que le capitalisme connaît des crises, et risque même, selon Marx, de s’effondrer, comme la bicyclette du Che. La révolution pour Marx consiste à libérer la dynamique du capitalisme de l’entrave que constitue le droit de propriété, et d’unifier rapport de production et force de production, en soumettant entièrement les rapports de production à la logique de la force de production, de sorte qu’il n’y ait plus de différence entre eux, donc plus de crise, en  une sorte de mouvement continu et infini de la croissance. On peut ainsi résumer la théorie économique de Marx à 3 objectifs :             

                1) refonder la science économique sur le travail et non sur la propriété.

                2) assurer une croissance permanente, continue et infinie.

                3) mettre en valeur la dynamique de la transformation sur la statique de l’accumulation patrimoniale.

                Or, de tous ces objectifs, la perspective écologique est  totalement absente.

                Les théoriciens de l’économie libérale du XXème siècle sont loin d’avoir ignorés le message marxiste ; en réalité, le capitalisme contemporain, qui n’est plus tant du capitalisme que de la catallactique, est hantée par l’utopie de la mobilisation totale du monde et de sa croissance infinie. De fait, la catallactique implique une révolution épistémologique radicale de la théorie économique en vigueur jusqu’alors, et constitue aujourd’hui la doctrine dominante en économie et en politique ; elle s’inscrit bien dans le processus de mondialisation qui au demeurant est moins un processus géographique que la généralisation  de la logique économique à l’ensemble de nos actes.

 

                 La théorie classique de l’économie affirme l’existence d’une catégorie d’actions spécifiques, les actes économiques, tournés vers l’enrichissement et la gestion du patrimoine, qui renvoie à une rationalité non moins spécifique, la rationalité économique proprement dite. La détermination d’une catégorie spécifique d’actes économiques présuppose en contrepartie d’autres catégories d’action, de nature extra-économique, étrangères à la gestion du patrimoine, et qui règlent en réalité la majeure partie de nos vies : apprendre et enseigner, jouer du piano, faire du sport, pratiquer un culte, et que sais-je encore ? Dans ce cadre, l’économie propose donc une rationalité forte, mais limitéee à une certaine catégorie d’actions, celles à visée exclusivement patrimoniale,  ce qu’il faut bien appeler le capitalisme.

                La catallactique remet un tel partage en cause. Le terme de catallactique vient de katalattein, qui veut dire en grec ancien “échanger” : la catallactique se définit ainsi comme une théorie de l’échange généralisée. Compte ici moins l’accumulation de capital (et c’est en quoi le terme de capitalisme devient  impropre aujourd’hui pour définir les systèmes économiques et politiques), que la vitesse des échanges. La généralisation de l’échange implique une mercantilisation générale de la vie et de l’ensemble de nos actes. De fait, pour la théorie catallactique, il n’existe pas à proprement parler d’actes patrimoniaux spécifiques, ni de rationalité économique clairement identifiable ; la plupart des actes n’ons aucune visée patrimoniale, mais en revanche tous les actes sans exception ont un effet économique ; et c’est pourquoi tous les actes doivent être pensés en fonction de leurs conséquences économiques. S’il n’y a plus de rationalité économique pure, en contrepartie il n’existe plus de sphère extra-économique. Tout finit par relever du marché et de l’échange. Autrement dit, il n’y a plus de réserve, de retraite où notre agir puisse se retirer du marché, se déployer dans l’innocence d’une dimension non-mercantile de la vie ; le marché gouverne l’ensemble de nos actes, sans exception, de la  naissance (on paie l’obsétricien et la clinique) à la mort (on paie les pompes funèbres).

                La conséquence principale de cette révolution épistémologique de la théorie économique est la dévaluation totale de la notion de patrimoine dans son double sens à la fois économique et symbolique : le patrimoine est économiquement nié comme capital, puisque la vitesse de l’échange importe plus que l’accumulation comme le montre clairement la logique des marchés financiers ; mais le patrimoine est aussi nié dans son sens symbolique, comme domaine de biens imprescriptibles et inaliénables, càd comme mise en réserve qui échappe à l’échange et à sa logique de destruction créatrice. Il existe, entre ces deux dimensions du patrimoine, un rapport dialectique : c’est parce qu’il y a du capital inaliénable et imprescriptible, que l’essence de l’enrichissement se fait sur le mode de l’accumulation et non sur celui de l’échange et de la vitesse de circulation,  expression privilégiée de la force de production. De même, en supprimant tout domaine extra-économique, la catallactique rend impossible le maintien d’un domaine de biens imprescriptibles et inaliénables, puisque tout bien est nécessairement mobilisé dans le jeu de l’échange ; cette suppression implique l’assouplissement du droit de propriété soumis aux impératifs de la circulation, de la liquidité des échanges, plus encore qu’à ceux de l’accumulation et de la conservation : un droit de propriété qui aujourd’hui se résume un faisceaux de droits variables et modulables, dont il est parfois difficile d’estimer la mesure, comme en témoignent le droit des actions ou le droit d’auteur.[31]

                Marché et patrimoine sont aujourd’hui des notions qui d’un point de vue théorique divergent de plus en plus. De même qu’on peut construire une théorie du marché sans en passer par la notion de patrimoine, de même peut-on théoriser le patrimoine à l’écart du marché C’est cette seconde voie que nous allons emprunter. Une fois le patrimoine dégagé de ses compromissions avec la logique de l’échange, il nous reste à montrer dans quelle mesure il contribue à surmonter les 2 paradoxes fondamentaux de notre système économique et productif.

 

                II. Qu’est-ce que le patrimoine ? Le patrimoine est l’institution des biens, de même que la personnalité juridique est l’institution des hommes. Le patrimonium, dans le droit romain, est ce qui relève du père de même que le matrimonium, le mariage, est ce qui relève de la mère, le dominium ce qui relève du dominus, du maître, ou encore l’heredium, l’héritage, ce qui relève de l’heres, de l’héritier. Le suffixe -monium signifiant la condition juridique, ou plus exactement le prolongement juridique et social de la personne. Le patrimonium a un sens à la fois objectif et subjectif : objectif en tant qu’il est précisément tout ce sur quoi le sujet de droit, à Rome le paterfamilias, exerce son pouvoir (potestas) ; subjectif par les biens et les droits qu’il détient en la personne de son représentant qu’est le sujet de droit : un sujet de droit qui est donc d’un point de vue objectif le propriétaire du patrimoine, mais du point de vue subjectif son représentant.

                Cette ambiguité me semble décisive pour comprendre la double dimension à la fois économique et extra-économique du patrimoine, sa place dans la circulation des biens, mais aussi et surtout dans leur conservation.

 

                “Le mot patrimonium illustre bien l’enracinement du "bien" dans le statut personnel [...] Ici les aspects réels et personnels ne s'opposent pas en deux visions séparées mais se complètent.”[32]

 

La grande idée juridique du droit romain consiste donc non pas à opposer le sujet et l'objet comme deux plans irréductibles, le plan des sujets libres, titulaires de droits subjectifs face aux choses extérieures sur lesquels ces droits s'exercent, mais à les lier et à les articuler dans un même ensemble de réalités juridiques.[33] Autrement dit, le patrimoine est l’ensemble des ressources mises à la disposition du paterfamilias pour assurer la mission de l’institution dont il est à la tête, et qui consiste en rien d’autre, au demeurant, qu’à son maintien et à sa perpétuation. Le patrimonium romain correspond à une société d’offices et de magistratures de tous ordres et de tous rangs, dont il constitue la dotation.

 

"Nous imaginons que le contrat social associa purement, simplement des individus nus, alors que les droits, parce qu'ils traitent de causes et reconnaissent l'existence de choses, font entrer ces dernières comme parties intégrantes de la société, donc stabilisent la société, en alourdissant les sujets, inconstants, et leurs relations, labiles, au moyen d'objets, pondéreux. Il n'existe pas de collectif humain sans choses ; les rapports entre les hommes passent par les choses [d'où évidemment l'importance  du statut juridique du patrimonium], nos rapports aux choses passent par les hommes."[34] 

 

                Il est clair que la séparation sujet/objet, dont témoigne le Code civil, facilite la circulation des biens au détriment de leur conservation. Le Code civil marque ainsi le passsage d'une richesse statutaire et politique, à une richesse purement économique et commerciale. Vient le temps où le vocabulaire des biens rompt avec toute connotation personnelle ou statutaire pour s'objectiver dans la sphère autonome de la marchandise.

                Aujourd’hui, dans le cadre de l’évolution générale du droit des biens, l’esprit du droit romain fait retour. Nous assistons non seulement à une patrimonialisation de droits extrapatrimoniaux, élargissant le patrimoine à des droits qui auparavant n’étaient pas de l’ordre des biens, ce qui est la conséquence évidemment de la mercantilisation de la société, mais surtout, en contrepartie, à une moralisation et à une subjectivisation des droits patrimoniaux (v. le droit d’auteur qui implique de la part de l’acheteur de l’œuvre d’art un devoir de conservation). Le patrimoine voit donc se développer toute sa part incorporelle, immatérielle, symbolique, développement qui favorise en retour la moralisation juridique de la notion de patrimoine. L’exemple d’une telle évolution est donné par l’entité juridique fondamentale de l’ordre économique et social contemporain, l’entreprise, qui est à la fois un bien et une personne morale.

                Le retour à la dimension patrimoniale des biens permet ainsi de faire une  synthèse équilibrée entre l’échange généralisée et la nécessité de la mise en réserve, entre la circulation et la conservation. Le patrimoine enchevêtre principes de droit privé (l’échange, la financiarisation, la fongibilité) et de droit public (la théorie de l’institution). C’est une notion qui fait pont, fonction d’où elle tire son opérativité et sa pertinence.

                La notion de patrimoine apparaît comme le garant matériel de la pérennité du groupe, famille, entreprise, nation, voire humanité, mais aussi comme le support symbolique de son identité. Autant de points très importants dans la constitution actuelle de la notion de patrimoine commun de l’humanité. Nous avons donc vu que le patrimoine est étroitement lié à la notion d’institution. Mais avons-nous aujourd’hui une théorie de l’institution qui soit à la mesure de cette extension de la notion de patrimoine à l’ensemble de l’humanité ? Je réserverai ici ma réponse, me contentant de fournir seulement certains éléments de compréhension pour éclaircir la question.

 

                III. La bonne gestion du patrimoine requiert l'appropriation du bien par un  sujet, qu'il soit privé ou public. La notion de patrimoine conduit donc naturellement à celle de propriété.  La protection de l’environnement ne peut faire l’économie d’une bonne théorie de la propriété. A cette fin, je vais questionner non seulement les fondements philosophiques du droit de propriété, mais plus radicalement encore ses fondements théologiques.      L’école franciscaine et l’école dominicaine se disputent sur ce point.[35] Les uns et les autres partent pourtant des mêmes prémisses, s’accordant pour reconnaître une seule et même origine à la propriété : à savoir Dieu, qui est le  seul à posséder ce que les théologiens appellent, à la façon des juristes, le dominium, la propriété pleine et entière sur le monde, et ceci parce qu’il en est le créateur et que nous sommes Ses fils, sur lesquels, en tant que Père, au sens romain du terme, Il a tous pouvoirs. A partir de ce point de départ commun, les positions divergent. Les Franciscains déduisent de la propriété pleine et entière de Dieu sur le monde l’impossibilité d’un quelconque droit de propriété pour les hommes. Les deux droits de propriété, le divin et l’humain, sont exclusifs l’un de l’autre. Seul est accordé par Dieu aux hommes un droit d’usage, un usus sur sa création. Dieu est le propriétaire, et l’homme l’usufruitier. On voit clairement ici comment la théologie se sert des catégories du droit romain pour justifier sa propre conception.

                Cette conception, qui réduit les droits de l’homme sur le monde semble fournir les plus grandes garanties pour la protection de l’environnement. Mais, en réalité, il n’en est rien. Le modèle usufructuaire, dont certains mouvements écologistes se servent pour justifier le rapport de l’homme au monde, est à juste titre critiqué par ce qu'on appelle le free market environnementalim pour qui le droit de propriété constitue un bien meilleur instrument juridique de préservation de l'environnement. Cette critique s’appuie en particulier sur “la tragédie des communaux” théorisée par G. Hardin en 1968.[36] Imaginons une prairie ouverte à tous. Chaque berger essaie de placer un maximum de bêtes sur les communaux. Arrive un moment où il y a trop de bêtes par rapport aux ressources qu'offrent les communaux. Les bergers s'en rendent compte, mais ne font aucun effort tant que leurs collègues s’abstiennent d’en faire. Au contraire, chaque berger, pour compenser la perte de rendement par bête, a tendance à augmenter le nombre des bêtes. Et voilà comment la liberté du bien commun conduit à la ruine de tous."[37]

                De fait, nombre de biens sans maître, de res nullius,  la mer par exemple, font l’objet, pour les mêmes raisons, d’un usage négligent et nuisible. Ce type de problème n’avait pas échappé aux théologiens franciscains, qui exigeaient d’eux-mêmes la pratique de l’usus pauper, l’usage pauvre, càd un usage minimum du monde et de ses biens. Mais il s’agissait de la règle interne à l’ordre qui ne peut s’appliquer à tous les hommes, et qui renvoie à une conception plus mystique que productive ou politique de la vie.

                Face à l’irresponsabilité de l’usufruitier, Aristote de son côté souligne le sens de la responsabilité dont fait preuve le propriétaire en tant que tel  :

 

"Ce qui est commun au plus grand nombre fait l'objet de soins les moins attentifs. L'homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre. Il a tendance à négliger ce qui lui est commun”.[38]

 

Dès que les avantages sont privatisés et les coûts socialisés, il y a peu d'incitations à préserver les ressources. Ce type d’argument légitime l’existence d’un courant libéral de l’écologie qui considère que la propriété assure mieux que tout autre régime juridique la protection de la nature, affirmant que l’appropriation privée peut être aussi conservatoire que  circulatoire ou transformatrice, que l’économie dirigée, la planification soviétique, voire la PAC européenne, engendrent des dangers écocides redoutables, et que de façon générale la propriété privée engage plus fortement la responsabilité écologique que la propriété publique. Encore faut-il un peu mieux justifier, du point de vue de la théorie, le droit de propriété que ne le fait le libéralisme.

 

                Il n’est pas nécessaire d’abandonner la fondation théologique de la propriété pour résoudre cette difficulté, comme en témoigne la solution que propose l’école dominicaine. Certes Dieu possède le dominium premier sur le monde, affirme-t-elle en substance, mais l’homme est en mesure d’instaurer son dominium second ; dans ce cadre, l’homme n’est plus l’usufruitier des biens du monde, mais leur propriétaire en second. On voit bien, en droit, comment s’articule la nue-propriété avec l’usufruit, mais l’articulation entre un droit de propriété premier et un droit de propriété second est moins évident à comprendre ; c’est toute la difficulté de  la notion de secondarité qui joue pourtant dans le thomisme un rôle si important.[39] Pour éclaircir cette notion, saint Thomas d’Aquin, dans la Somme Théologique, est amené à justifier l’invention juridique de la propriété seconde, d’un point de vue purement philosophique. On peut parler de propriété seconde lorsqu’il y a de la part de l’homme une superadditio rationis sur le dominium premier, càd lorsque l’homme ajoute quelque chose de son cru par sa raison à la création de Dieu.[40]

               

                IV. La notion spécifiquement thomiste de superadditio rationis satisfait à la fois les points de vue philosophique, juridique et écologique.

                  D’un point de vue théorique, elle permet de rendre compte de la constitution du droit de propriété dans la philosophie moderne.

                – Elle correspond à la conception patrimoniale des biens que nous venons de définir.

                – Enfin, elle permet d’assurer la protection et la conservation de l’environnement.

                Encore faut-il bien comprendre ce que signifie la superadditio. La tradition philosophique dominante en ce qui concerne la théorie du droit de la propriété, qui va de Locke à Marx, donc du libéralisme à son contraire, a défini ce surajout de la raison à la création comme le fait du travail humain. C’est au nom de la forte emprise de sa rationalité sur la nature, telle que la manifeste par excellence le travail, que l’homme s’approprie la nature en la transformant à son image. De fait, puisque les théologiens légitiment la propriété divine du monde par l’acte de Création, tout ce par quoi l’homme modifie la Création divine modifie le rapport de propriété en sa faveur. Défini sous le couvert du travail de l’homme et de la transformation de la nature, le droit de propriété apparaît peu propice à la défense de l’environnement. Dans cette perspective, la propriété-transformation prime évidemment sur la propriété-conservation.

                Pourtant, la superadditio rationis ne saurait se limiter à la seule forme du travail. En réalité, dans l’esprit de saint Thomas, la superadditio est totalement étrangère à toute idée de transformation, car il ne saurait mettre sur le même pied Création divine et intervention humaine, ni, moins encore, défendre l’idée d’une co-création du monde entre l’homme et Dieu, au risque sinon de sombrer dans des abîmes théologiques insondables. L’action de la raison humaine, telle que la suppose la notion de superadditio, est d’abord une action sur  et non pas dans ; elle ne peut donc être assimilée à l’introduction de la forme dans la matière, comme le requiert la notion de travail. Sur, c’est-à-dire sans contact direct, en différence, en retrait par rapport au substrat de l’appropriation, mais une différence et un retrait qui apportent quelque chose, comme l’indique l’additio. En tant que cet additio est paradoxalement le fruit d’un retrait , elle est par essence le fait de la raison, superadditio rationis, tant il est vrai que l’essence de la raison consiste à marquer le retrait de l’homme par rapport à son milieu.

 

                Kant est peut-être celui qui a le mieux compris le sens de la superadditio thomiste en matière de propriété, lui qui a fait de la distance, de l’absence et du retrait l’essence du droit de propriété.

                 La fondation théorique de la propriété chez Kant cultive le paradoxe. En effet, le fondement de la morale, à partir duquel Kant déduit le droit dans la Métaphysique des moeurs, est la volonté pure et libre, affranchie de tout déterminisme, une volonté à l’origine de toutes les démiurgies. Pourtant, du point de vue juridique, Kant propose, pour définir le droit de propriété, une voie radicalement étrangère à l’esprit de transformation et de mobilisation du monde qu’inspirent habituellement les philosophies de la volonté.

                Dans la seconde partie de la Métaphysique des Mœurs, Kant est amené à déterminer la façon dont la volonté pure et inconditionnée de l’homme peut s'exercer dans le monde empirique et faire preuve d’efficace. Or la volonté s'applique au monde empirique par la médiation de l'espace et du temps. C'est dire que l'autonomie de la volonté passe par la maîtrise de l'espace et du temps. La propriété est le nom de cette maîtrise : par l'instauration du régime de la propriété, le droit fournit à la volonté un instrument qui lui permet de maîtriser les cadres du monde sensible. De quoi dépend aux yeux de Kant la liberté de l'homme par rapport à la nature. Une telle conception peut sembler parfaitement correspondre au mot d’ordre de Descartes qui fait de l’homme le maître et possesseur de la nature. Mais, en réalité, elle prend une tout autre tournure.

             Pour assurer la maîtrise du monde sensible par la volonté pure, Kant distingue de façon radicale l'occupation, ce qu'il appelle la possessio phenomenon, (qui correspond à la prise factuelle, sensible, empirique du bien, et qui renvoie l’homme à une condition d’usufruitier  soumis à la loi inexorable des travaux et des jours) de ce que Kant appelle la possessio noumenon, la possession intelligible qui seule définit pour Kant la propriété proprement dite.[41] Mais comment définir cette possession intelligible ? Quel  sens donner à cette intelligence singulière du bien qu’implique l’absence de sa possession et de son usage sensibles et qui légitime l’appropriation du monde par l’homme ? Mieux encore comment passe-t-on de la possession sensible à la possession intelligible ? Ce ne saurait être par le moyen du travail qui, pour Kant, reste de l’ordre de l’usus et donc soumet plus que jamais la volonté de l’homme à la nature et à ses restrictions spatio-temporelles. Pour Kant, on accède à la possession intelligible non en se confrontant et en se commettant avec le bien mais, au contraire, en s’en éloignant, en le mettant à distance de façon à la fois spatiale et temporelle. La propriété humaine chez Kant est de l’ordre non pas de la production comme chez Locke ou Marx, mais du retrait. Ce retrait est d’abord spatial : la possession intelligible, l’intelligibilité de l’appropriation, s’apparente au faire-valoir indirect, à l’exploitation du bien par fermage ou métayage, selon une possession que détermine l’absence même du propriétaire  ; mais ce retrait et cette différence sont aussi temporels et s’expriment alors comme transmission du bien à travers le temps, autrement dit comme héritage. Nous verrons  plus loin comment ce geste à la fois théorique et juridique nous aide à mieux comprendre notre responsabilité à l’égard des générations futures.[42]

             Notons simplement que la distinction kantienne permet de mieux comprendre le sens de la définition romaine du droit de propriété comme jus utendi et abutendi, comme usus et abusus. La notion de possession intelligible nous amène à comprendre l’abusus de la définition  non pas comme le droit d’abuser du bien, de commettre des abus, de piller, de le surexploiter, de le détruire, mais tout au contraire, comme en témoigne l’étymologie même du préfixe ab-, de s’en séparer (comme le signifie en droit la cession), s’en retirer, s’en absenter de sorte  que tout  usage à son seul profit personnel s’en trouve suspendu.

             Le geste de mise à distance qui, à mon sens, constitue le moment fondateur du droit de propriété chez Kant, appelle un certain nombre de remarques :

 

             1) La propriété apparaît chez Kant comme la condition fondamentale de la liberté de l'homme par rapport aux choses.

 

             2) La maîtrise des conditions spatio-temporelles du monde dont dépend la liberté humaine passe par la mise à distance, voire le retrait de l'homme vis-à-vis de l'extériorité que créent ces conditions. La maîtrise n'est pas une surprésence aux choses mais au contraire une absence par rapport à celles-ci. Kant reste donc étroitement tributaire de la morale stoïcienne dont il s'inspire si souvent, et en particulier de la fameuse devise abstine ac sustine, qui conditionne le maintien des choses par l’abstention que nous respectons à leur égard.

 

             3) La distance spatio-temporelle qui distingue la propriété de la simple occupation trace la frontière qui sépare l’homme de l’animal, à partir de leur rapport respectif au monde et à son espace-temps : rapport spatio-temporel immédiat pour l'animal dans son umwelt (occupation) ; rapport médiat pour l'homme qui, par sa médiation même, fait monde (propriété).

 

             4)  Le régime de la propriété apparaît ainsi comme le droit par excellence, puisqu’il exprime le pur travail de mise à distance du fait par rapport au droit, le parfait symbole de la différence du fait et du droit, ce par quoi précisément se définit le droit. Chez Kant donc, la construction du droit de propriété mêle indissolublement l’hominisation de l’homme et l’instauration de l'ordre juridique. Dans ces conditions, on comprend mieux le paradoxe de la superadditio, càd de cette singulière addition qui opère par soustraction, car, dans le droit de propriété kantien, par le geste même de retrait, s’inscrit du surplus, à savoir de l’ordre et de la liberté, de l’institution et de l’hominisation. Ce qui légitime l’appropriation du monde par l’homme

            

                V. A partir de ces données théoriques, on peut tenter une première synthèse sur la notion de patrimoine commun de l’humanité.

                La notion de patrimoine renvoie à la question de la mise à distance qui est aussi et surtout une mise en réserve, car la mise à distance de l’usage entraîne de facto une mise en réserve du bien par rapport à la circulation. Le recul du régime de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité des biens est sensible dans les sociétés occidentales. C’est la conséquence de la mondialisation et de sa logique catallactique. Le droit semble se soumette à la norme technico-scientifique, à l’état de fait socio-économique, au risque de se transformer en “coutume”. A l'illimitation technologique  s'ajoute l'illimitation du marché qui repose sur la force du désir et l'extraordinaire effet de désymbolisation et de désinstitutionnalisation, que produit l'échange monétaire. Or, le droit n'est légitime que s'il réussit à opposer à l’état de fait ses  propres fictions et ses propres constructions, pour préserver en particulier  les notions d'inaliénabilité et d'imprescriptibilité du patrimoine commun de l'humanité.[43] L'essence du droit consiste à  fixer des limites, à espacer de la distance, à organiser le régime de mise en réserve. Le droit a pour tâche fondamentale de transformer les richesses économiques et matérielles en patrimoine juridique, statutaire et symbolique.

                La difficulté consiste donc aujourd’hui à  rendre imprescriptible, indisponible ce qui est en réalité le résultat du travail de l’homme et non le fruit d’une transcendance initiale. Il y a moins en moins de donné, de plus en plus de transformé. On comprend aisément au nom de quoi on peut imposer des servitudes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité à ce qui vous a été donné ; mais l’homme juge injuste de ne pas avoir la pleine disposition de ce qu’il a transformé et produit. D’où la difficulté dans les systèmes productifs contemporains d’instaurer un régime juridique d’inaliénabilité et, d’une façon générale, un régime de droit public tant la légitimité du droit public est étroitement liée à l’instauration de l’inaliénabilité bien plus qu’aux principes, de moins en moins pertinents, du commandement.

                Il faut donc faire  en sorte que ce qui est transformé reste de l’ordre de ce qui a été donné, comme s’il s’agissait d’un bien donné à l’homme, non par Dieu ou la nature, mais par l’homme lui-même. Cette donation de l’homme à l’homme est  aussi antique que le droit auquel son histoire est étroitement liée : elle a pour nom “la transmission”. Le transmis est ce que l’homme donne à l’homme, par l’action même de la différence temporelle espaçant l’immanence de notre être-au-monde productif.

 

                Kant conçoit cette différence doublement, de façon à la fois spatiale et temporelle. La différence spatiale entraîne la séparation radicale entre l’usus et le dominium tandis que la différence temporelle fonde la transmission en tant précisément que la transmission met en réserve des biens pour les faire passer dans le temps, d’une génération à l’autre. Pour ma part, je privilégie la différence temporelle au détriment de la différence spatiale (première pour Kant) parce que, dans ce jeu de différence, le temps conditionne l’espace. De fait, la différence spatiale, càd l’absence, sans la différence temporelle, sans la volonté de transmettre, risque tout simplement de laisser les biens en vacance, en déshérence. La distance par rapport à l’usus ne vaut qu’en fonction de la postérité. Ménager ce qui est à notre disposition n’a de sens que si l’on vise l’avenir. Si au contraire tous les matins un nouveau soleil s’élève à l’horizon comme le promet l’épicurisme inspirant l’idéologie économique contemporaine, pourquoi s’interdire de consommer immédiatement ce qui de toute façon ne sera plus ou sera radicalement autre demain ? Se  manifeste ainsi le lien très étroit  entre la propriété, telle que Kant la définit, et la responsabilité à l’égard des générations futures, responsabilité par laquelle notre époque s’engage à transmettre un patrimoine naturel et culturel suffisant pour assurer les processus d’hominisation des générations suivantes.

                Il existe un débat, dans la théorie économique contemporaine, particulièrement vigoureux aux Etats-Unis, sur la place des biens transmis et hérités dans le procès économique moderne. Notre logique économique, fondée sur un intense renouvellement des biens et des produits, sur un processsus de destruction créatrice, sur une très forte prédominance de la circulation sur la conservation, donne l’impression de ne donner à la transmission qu’un rôle minime. Ce qui est certes le cas si l’on s’en tient simplement à la part des biens hérités, càd à la part des successions dans le patrimoine d’un couple, ce qui doit tourner en moyenne, aux USA dans les années 70 je précise, sans considération de classe sociale, autour de 10%. Mais un certain nombre d’économistes font cette remarque très judicieuse, à savoir que les successions ne représentent que la partie émergée du vaste iceberg de la transmission. De fait, l’économie de la transmission commence au premier nounours que les parents achètent pour leurs enfants, voire aux frais de clinique pour l’accouchement et se poursuit jusqu’aux études coûteuses qu’ils leur assurent, et au-delà, si bien que la transmission reste un des gestes fondamentaux de l’activité économique moderne et, plus généralement encore, de notre anthropologie. Ce qui démontre de surcroît que les gestes de conservation ne sont pas anti-économiques mais au contraire s’inscrivent au cœur de la logique économique. C’est pourquoi, toute théorie économique qui privilégie la circulation sur la conservation néglige les conditions même de la perpétuation de la vie, autrement dit ses propres conditions de possibilité.

               

                Le droit romain et, d’une façon générale, tous les droits antiques, font clairement la distinction entre le patrimonium, qui correspond aux biens qui se transmettent, et la pecunia càd la richesse personnelle du paterfamilias.  La pecunia relève de ce que les Grecs archaïques appellent les agalmata : étoffes, bijoux, armes, etc. qui suivaient leur possesseur dans le tombeau.  Avec le temps, la pecunia a fini par recouvrir l'ensemble des biens considérés non plus d’un point de vue statutaire, mais selon leur seule valeur économique et marchande. Il serait erroné d’en déduire que la notion de patrimonium renvoie  une conception archaïque et dépassée des biens dans l’histoire de la civilisation. Au contraire, elle représente dans l’ordre juridique un progrès et une sophistication par rapport au régime de la pecunia, car, en réalité le régime du patrimonium est chronologiquement postérieur à celui de la pecunia ; le patrimonium se construit à partir de la pecunia qu’il transforme d’un point de vue à la fois juridique et symbolique, ce dont témoigne clairement l’histoire du droit de succession en droit romain.

                En réalité, l’échange, la circulation représentent le degré 0 de la transmission : une transmission qui se fait de main en main sans assumer le temps. Transmettre à travers le temps, c’est d’abord et avant tout risquer un saut, une rupture, une perte, et c’est pourquoi la transmission patrimoniale d’une génération à l’autre est un acte plus complexe que l’échange contractuel. La preuve en est que le mode archaïque de succession dans le droit romain, ce qu’à Rome on appelle le testament libral, fonctionne comme une vente fictive : dans ce cadre, le patrimoine est mancipé au profit d'un acheteur du patrimoine qui n'est autre que l'héritier désigné ; ce n'est que plus tard que les juristes ont mis en place une autre fiction appelée à un grand avenir juridique : la succession, considérée comme personne morale qui manifeste clairement le statut juridique de la patrimonialité.

 

 

Le principe de responsabilité à l’égard des générations futures : de sa  dimension morale à sa dimension juridique.

 

                I. Le principe de responsabilité à l’égard des générations futures est étroitement lié  à la notions de patrimoine. On patrimonialise ses biens, on les met en réserve, on en limite la circulation essentiellement pour en faciliter la transmission, et cette transmission ne peut se faire qu’à l’égard, c’est un truisme, des générations futures. De même, cette responsabilité ne porte que sur ce que l’on transmet. Patrimonialisation, transmission, responsabilité à l’égard des générations futures se convertissent.

                Il revient à Hans Jonas, dans Le principe Responsabilité, d’avoir le premier thématisé ce nouveau type de responsabilité. Le principe Responsabilité répond à un autre principe et à un autre livre, Le principe Espérance d’Ernst Bloch, qui est la dernière grande expression révolutionnaire et messianique des philosophies idéalistes de l’histoire. Or le but du principe de responsabilité consiste précisément à montrer l’irresponsabilité de ce type de philosophie révolutionnaire et messianique, qui continue pourtant à exercer sa fascination sur l’altermondialisme, voire sur la sociale-démocratie.

 

                II. Pour justifier le nouveau rapport des hommes au monde et au temps qu’implique le Principe Responsabilité, H. Jonas est contraint de procéder à une remise en cause fondamentale des principes traditionnels de la morale.

                La morale traditionnelle est fortement marquée par la proximité spatio-temporelle. On agit hic et nunc.

 

"Tous les commandements et toutes les maximes de l'éthique traditionnelle, quelle que soit la différence de leurs contenus, se restreignent à l'environnement immédiat de l'action."[44]

 

Toute moralité se contente de  cibler le cercle rapproché de l'agir. Ce type de morale exige la connaissance essentiellement de l'ici et maintenant, et celle-ci est non théorique. Dans ce cadre, nul n'est tenu pour responsable des effets au long terme de ses actes. C'est la providence qui prend le relais et gouverne.

 

                "Mais tout cela s'est transformé de manière décisive. La technique moderne a introduit des actions d'un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits, que le cadre de l'éthique antérieure ne peut plus les contenir [...] Sans doute les anciennes prescriptions de l'éthique du prochain en leur immédiateté intime sont-elles encore valables pour la sphère la plus proche, la sphère quotidienne de l'interaction humaine. Mais cette sphère est surplombée par le domaine croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui, par l'énormité de ses forces, imposent à l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant.”[45]

 

                Dans le monde ancien, nos actions n'avaient vraiment de portée qu'à  l’égard des autres hommes et non de la nature, de sorte que l'éthique, dans ces conditions, ne concernait que le rapport entre les hommes ;[46] mais aujourd'hui où l'action humaine produit des effets irréversibles sur la nature, il est nécessaire de penser une éthique unilatérale de l'homme vis-à-vis de la nature. L'éthique se définit alors comme la prise de responsabilité des conséquences de nos actes, aussi lointaines et imprévisibles soient-elles.

               

                La morale kantienne a tenté de répondre aux limites de la morale traditionnelle, en élevant nos actes au rang de l’universel, càd en les arrachant au cadre spatio-temporel qui les conditionne, à  l’impuissance et la servitude qui en découle, et ce en vue d’exercer efficacement la volonté pure et spirituelle dont l’homme doit faire preuve pour manifester sa liberté inconditionnelle. Mais cet effort d’universalisme moral conduit en réalité à une exacerbation de l’irresponsabilité de l’homme vis-à-vis du monde, au risque de l’hybris, càd de la transgression des limites que les morales antiques fixaient à l’action humaine.

                Dans ces conditions, l'impératif kantien : "Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle" apparaît largement insuffisant.[47] Il exprime simplement les conditions logiques de compatibilité de l'être-ensemble de toute communauté, sans lui imposer la moindre direction morale. L'idée que l'humanité puisse un jour cesser d'exister ne contient aucune contradiction en soi. La morale kantienne révèle ici son formalisme, le vide auquel conduit l'impératif catégorique purement formel qui se contente en guise de morale de la simple possibilité d'universaliser sans contradiction la maxime du vouloir. En réalité, une telle morale vise à justifier l’être-ensemble des hommes dans une parfaite égalité et une liberté totale. L’égalité et la liberté des hommes, loin d’exclure la mobilisation totale du monde, en constituent au contraire les conditions les plus fondamentales.

                L'impératif moral que Jonas nous propose de suivre est tout autre : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre.”[48] Autrement dit, nous n'avons pas le droit de choisir égoïstement le non-être des générations futures au profit de l'être de la génération actuelle.[49]

                La cohérence de ce nouvel impératif marque non pas l'accord de l'acte avec lui-même ainsi qu’avec ses conditions de possibilité, mais bien plutôt l’accord de ses effets ultimes avec la survie de l'activité humaine,  avec la condition de possibilité même de l’homme, et donc, a fortiori, de la morale.

                Agir en marge de la chaîne de transmission comme si on était le premier et le dernier homme, c'est se mettre soi-même au ban de l'humanité, et compromettre sa propre humanité. Le Principe  Responsabilité est donc une morale non pas de la liberté, mais de la nécessité.  Il suscite une pensée de l'urgence et de la nécessité :

 

"Que les hommes vivent d'abord ; qu'ils vivent bien <le fameux eu zên des Anciens> ne vient qu'après. Le fait ontique brut qu'ils existent comme tels devient pour ceux  à qui on n'avait pas demandé leur avis auparavant un commandement ontologique : qu'ils doivent encore exister ultérieurement [...] commandement qui oblige désormais l'humanité une fois qu'elle s'est mise à exister effectivement à se maintenir même si c'est un hasard aveugle qui l'a fait apparaître au sein de la totalité des choses [...] Nulle éthique antérieure n'avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine, l'avenir lointain et l'existence de l'espèce elle-même. Le fait que l'enjeu présent porte précisément là-dessus exige une nouvelle conception des droits  et des obligations, dont nulle éthique et nulle métaphysique du passé[50] n'offrent ne fût-ce que les simples principes, sans parler d'une doctrine achevée."[51]

 

                III. Cependant, la transcription juridique du principe moral de la responsabilité à l’égard des générations futures n’est pas aisée. Il pose les mêmes problèmes juridiques que la subjectivation de la nature. Nous avons vu combien il était juridiquement difficile d’attribuer la personnalité juridique aux pierres, aux arbres, voire aux animaux[52] ; problème que résout la théorie du patrimoine. De même, il est extrêmement difficile d’attribuer à des générations qui n’existent pas encore, à des êtres purement virtuels, une personnalité juridique. Ici encore l’approche subjectiviste du droit (qui consiste à multiplier de façon fictive les sujets de droit sous prétexte de renforcer l’ordre juridique) semble insatisfaisante, et ici encore la théorie du patrimoine peut offrir une solution. Notre responsabilité vis-à-vis des générations à venir dépend essentiellement de notre responsabilité vis-à-vis du patrimoine que nous sommes amenés à leur transmettre. Autrement dit, la survie des générations futures dépend de notre capacité hic et nunc d’une part à conserver, d’autre part à transmettre les biens qui nous ont été légués par nos prédécesseurs et qu’il nous appartient non pas de dilapider comme si nous étions les derniers hommes sur terre[53], mais au contraire d’accroître avec le plus grand soin et la plus grande vigilance. Cet accroissement doit être conçu de façon non pas quantitative, mais qualitative : ce que précisément nous avons défini comme la transformation de la richesse matérielle en patrimoine institutionnelle et symbolique, tâche propre du politique dans son lien le plus intime au juridique. Se joue ici la question du développement durable.

                Par ailleurs, ce type de responsabilité, qui chez Jonas revêt une dimension essentiellement morale, se rattache en réalité à une notion fondamentale du droit public, qui s’est étendue à l’ensemble du droit : la responsabilité sans faute, càd la responsabilité fondée uniquement sur le risque pris, et qui justifie  le principe de précaution.  Comme la théorie du patrimoine, la théorie de la responsabilité permet de se passer d’une définition subjective du droit, qui conditionnerait la responsabilité à l’existence prouvée d’une faute commise volontairement par un sujet. C’est ce type de responsabilité  que requièrent le patrimoine et les exigences de sa garde.

 

 

Les conséquences politiques et philosophiques du droit de l’environnement

 

                I. Dans un premier temps, nous avons traité des problèmes théoriques que pose la question écologique aux discours philosophique et politique. Puis nous avons essayé d’expliquer les solutions spécifiques que le droit, et en particulier les principes fondamentaux du droit de l’environnement, proposent. Nous refermerons enfin la boucle en évoquant les conséquences que ces principes fondamentaux ont en politique et en philosophie. Nous soulignerons l’influence que le droit, et en particulier le droit de l’environnement, est susceptible d’exercer sur la théorie politique et métaphysique, alors que jusqu’à maintenant l’interprétation juridique restait soumise à l’influence des principes de la philosophie et de la science politique.

                Il peut sembler étrange qu’un philosophe défende le primat du droit sur la philosophie en ce qui concerne les problèmes moraux et politiques de notre temps. Cependant, je ne crois pas commettre de trahison envers ma discipline ; je ne crois pas non plus, pis encore, faire preuve de misologie comme si je rendais les armes à la dictature positiviste qui règne aujourd’hui dans les savoirs. Pour éviter ce genre de malentendu, je suis amené à expliquer ma position épistémologique qui, bien qu’elle cherche à réduire la présomption de la philosophie, n’en est pas moins philosophique.

                On ne peut dire toute la vérité, ou encore la vérité ne peut jamais se dire en totalité. Ce qui signifie a fortiori qu’il n’existe aucun savoir, pas plus la philosophie qu’un autre, qui puisse prétendre dire le tout, et, à ce titre, fonder et gouverner les autres savoirs. La philosophie a pu, dans certains cas, avoir cette prétention exorbitante ; mais si aujourd’hui un savoir devait revendiquer cette même prétention, les mathématiques, la physique ou la biologie auraient bien plus de titres à le faire que la philosophie.  Il en irait de toute façon, quel que soit le savoir dominant, d’un réductionnisme. La philosophie n’a donc rien à perdre à cultiver la modestie.

                Il n’existe ainsi que des savoirs régionaux, parcellaires qui cantonnent leur légitimité au domaine privilégié où ils s’exercent. Dans ce cadre, qu’en est-il de la philosophie ? La philosophie se définit moins par ses objets premiers, l’être, le bien, le vrai, l’un, ce qu’on appelle les transcendantaux, au nom desquels elle a pu revendiquer l’universalité de son approche, que par le corpus, somme toute limité, que constituent les textes dits métaphysiques ou philosophiques qui, d’une certaine façon, se transmettent et dialoguent mutuellement, de Platon (et avant) jusqu’à Heidegger (et après). Ces textes privilégient un certain nombre de notions dont certaines joueront il est vrai un rôle important dans la constitution des autres savoirs. Inversement, la philosophie saura aussi assimiler et interpréter, à la lumière de son propre projet, des notions tirées d’autres savoirs que le sien. Il est clair par exemple que la philosophie antique, le platonisme en particulier, est étroitement liée à la constitution des mathématiques. Mais, quel que soit ce genre de transfert, la philosophie reste traversée par une question unique et singulière qui l’aiguillonne tout au long de son histoire, rend raison de la spécificité de son approche du réel, et lui assure ainsi sa pertinence. La question fondamentale qui traverse et aiguillonne la philosophie, est moins l’être, le bien, l’un, le vrai, que le rapport que ces transcendantaux entretiennent avec la question de la puissance et de  sa constitution en Occident. Voilà le point de vue à partir duquel parle tout discours philosophique.

                Nous avons vu les limites de ce point de vue eu égard à la question écologique, je dirais même son impertinence par rapport aux problèmes que pose l’état actuel de notre planète. Cette impertinence n’échappe pas aux philosophes eux-mêmes dont certains, depuis Nietzsche, tentent de remettre en cause le postulat de la puissance et de sa dispensation sur lequel repose l’approche philosophique et métaphysique du Réel. Ces tentatives sont nécessaires et importantes, même si certaines ne font qu’accentuer le dangereux malentendu, qui affecte les rapports de la philosophie à la puissance. Nous savons l’importance de la pensée heideggérienne dans la critique de l’ordre technique moderne et dans la structuration de la question écologique. Mais nous avons vu aussi toutes les arrière-pensées dont elle était lourdement chargée. La tâche de remise en cause de la métaphysique, ce qu’on appelle sa destruction ou sa déconstruction, mais que je préfère appeler de mon côté son désarmement, ne fait en réalité que commencer.

 

                II. Mais pourquoi donc mettre le droit au service de cette tâche de désarmement de la philosophie, d’éclaircissement de son malentendu ? Pourquoi insister sur l’importance aujourd’hui du dialogue entre le droit et la philosophie ? Le droit, comme la philosophie, est un savoir régional ; plus évidemment encore que la philosophie, il repose sur un corpus de textes normatifs ou interprétatifs qu’on appelle les sources du droit et dont le plus célèbre est le Code Justinien. Comme pour la philosophie enfin, on perçoit qu’a travers le fouillis de ses textes le droit est tenu par une question non moins fondamentale que la question philosophique. Le droit entretient lui aussi un lien étroit à la puissance, ou plus exactement, et la distinction est importante, au pouvoir. Ces deux notions, dont notre langue et notre culture politiques peinent à distinguer le sens, Spinoza les oppose nettement, identifiant la puissance à la potentia de la langue métaphysique de la scolastique et le pouvoir à la potestas de la langue juridique du droit romain.[54] La potentia est la puissance en tant que la nature ou, de façon plus générale, toute instance fondamentale la dispense. C’est en quoi la potentia est la force au sens métaphysique du terme. A la potentia Spinoza oppose radicalement la potestas. La potestas est la force au sens institutionnel du terme, les compétences dont est dotée toute personne juridique, en tant que telle, quelles que soient sa place et sa fonction dans la complexe architecture constitutionnelle de la cité. L’institution est une prothèse qui se substitue aux défaillances du pouvoir fondamental et nous protège de l’anarchie de sa dispensation. L’institution n’est pas une source, mais une arche. Penser la source et le régime de son écoulement est le fait de la métaphysique, construire l’arche relève du droit. La potestas se définit ainsi comme la force qui ne se donne ni ne se dispense, mais se construit, afin précisément de surmonter la fiction ou l’anomie de ce qui se dispense. On comprend pourquoi puissance et  pouvoir, potentia et potestas sont à ce point contradictoires.

                On comprend mieux aussi, dans ses conditions, ce qui en même temps lient et séparent droit et philosophie. Tous deux pensent de façon radicale et essentielle l’origine de la force, mais l’une en affirmant le postulat de son existence tandis que l’autre au contraire en fait l’économie. C’est à partir de ce double point de convergence substantielle (la question de la force) et de divergence formelle (postulation ou au contraire refus de la postulation) que s’instaurent le différend, l’explication fondamentale entre les deux savoirs, et par conséquent leur dialogue.

                En renversant les rapports de la philosophie et du droit, en soulignant l’importance de l’approche juridique sur la question philosophique (au contraire de l’interprétation traditionnelle qui, de son côté, souligne l’influence de la philosophie sur le droit), je ne cherche pas à substituer un savoir dominant à un autre, ni ne succombe aux sirènes du panjuridisme. En réalité, l’influence du droit sur la philosophie, telle que je la conçois et la détermine, est d’une tout autre nature que celle de la philosophie sur le droit. La philosophie a prétendu fonder le droit au nom de son approche globale ou supérieure, que ce soit au titre de l’universel (Kant), de l’absolu (Hegel) ou plus simplement de la totalité (Leibniz). De mon côté, je ne renverse pas la relation au nom des réquisits de l’universalité du savoir ; je ne prétends pas que le droit accède à degré d’universalité supérieur à la philosophie, comme le prétend Varron ; au contraire, c’est au nom du  point précis que met en jeu le différend sur le pouvoir, au nom de ce que le droit peut apporter au désarmement de la philosophie, voie par laquelle la philosophie elle-même poursuit sa propre tâche critique immémoriale, que se justifie l’intérêt d’un tel renversement de perspective. Il ne s’agit donc pas pour le droit de refonder la philosophie comme la philosophie prétendait refonder le droit, mais simplement d’aider la philosophie à se refonder par elle-même. Ce qui marque une différence radicale du point de vue de la méthodologie des savoirs.

               

                III. Qu’apporte donc le droit  à la philosophie et à la théorie politique ? En quoi le droit, et en particulier le droit de l’environnement, fait bouger la pensée, selon un mouvement qu’aucune théorie, qu’elle soit philosophique ou politique, ne peut ignorer ?

                Je retiendrai d’abord 3 modifications profondes que le droit de l’environnement suscite du point  de vue de la théorie politique :

 

                1) La théorie de la responsabilité à l'égard des générations futures remet radicalement en cause le principe de réciprocité qui fonde la théorie de la justice telle que la philosophie politique actuellement dominante la conçoit : théorie qui présuppose que la justice se ramène à l'équilibration des prestations des partenaires en situation d'égalité relative. Ce qui rend difficilement pensable la justice intergénérationnelle. C’est le sens même de la communauté et de la justice appelée à y régner, qui est ici en jeu .

 

                2) La théorie de la responsabilité envers les générations futures et la notion de patrimoine commun qui la sous-tend changent la nature de l'Etat. La notion de patrimoine se publicise, en même temps que ses processus de constitution se privatisent. Les notions de patrimoine, de responsabilité et de  transmission sont en réalité incompatibles avec l'Etat classique, càd avec l’Etat  de main-morte, éternel et divin, qui prétend se perpétuer automatiquement sans avoir jamais à se poser le problème du maintien de son patrimoine et de la possibilité de sa transmission. Or, insister sur les notions de responsabilité vis-à-vis de la postérité et du patrimoine qu’on lui transmet modifie de fond en comble le rapport de l’Etat au temps et, par conséquent, la nature même de sa fondation. Dans ces conditions, il faut penser l'Etat  non selon les schèmes de la perpétuité, mais selon les catégories du droit de succession, ce qui implique le danger, toujours redoutable, qui devient imminent au moment du passage de relais que représente la transmission, le risque que le patrimoine ne puisse être légué ou hérité. Il s’agit aussi bien du patrimoine naturel que l’Etat a en charge de transmettre que du patrimoine symbolique et institutionnel qu’il constitue lui-même, patrimoine menacé à chaque succession politique, mais qu’il lui appartient pourtant constamment de maintenir.

 

                3) La notion même de souveraineté, point essentiel où se joue la question du pouvoir et de son origine dans un ensemble social, se modifie aussi sous l’effet des principes fondamentaux du droit de l’environnement. La notion de souveraineté ne va jamais de soi, et il est dommage qu’à force d’en constater ou d’en déplorer la perte, on finisse par oublier d’en questionner la théorie. La souveraineté, ce point central qui fédère à la fois le pouvoir et la communauté, le pouvoir de la communauté, le pouvoir par quoi se construit  la communauté, est l’une des notions les plus difficiles et les plus insaississables de la théorie politique. J’en donnerai une définition la plus générale et la plus abstraite possible pour mieux comprendre à la fois ce qui est en jeu et ce qui est modifié à l’aune du droit de l’environnement.

                La souveraineté, c’est la différence,  la distance, l’écart de toute pensée par rapport à un état de fait ; cette différence se traduit le plus souvent par un supplément, comme l’indique clairement la tradition philosophique ; mais rien n’empêche de le penser aussi sous la forme d’une soustraction, d’un retrait. En ce qui concerne la souveraineté politique, celle qui nous importe aujourd’hui [car il existe d’autres formes de souveraineté : la souveraineté morale, càd l’empire de soi, la souveraineté de l’artiste (E. Kantorowitz),  voire la souveraineté des amants (G. Bataille)], elle se définit comme l’écart de l’intelligence politique par rapport au fonctionnement économique et culturel d’une société ; la souveraineté s’oppose donc ici à toute conception du politique qui réduirait le pouvoir aux automatismes du social et à leur régulation, ce qu’on appelle la gouvernance.

                Mais tout dépend évidemment de ce qu’on entend sous le terme de différence ; en réalité, c’est le sens même de la différence, sa modalité qui font la souveraineté. Or, le principe de responsabilité à l’égard des générations futures modifie radicalement la modalité de la différence, la nature de la distance que le pouvoir maintient par rapport au social. La souveraineté “responsable” n’exprime plus la domination sur les hommes ou le pouvoir de trancher en dernière instance ; elle n’exprime plus la logique de l’universel (Kant) ou de l’absolu (Hegel) par rapport aux intérêts particuliers de la vie économique et sociale mais une autre différence interne à celle-ci. Le pouvoir et la  souveraineté véritables dépendent aujourd’hui de la maîtrise du temps. Tandis que la vie économique et sociale est rythmée par le court terme (les résultats trimestriels des entreprises), la souveraineté politique, en tant que garante du patrimoine commun et de sa transmission aux générations futures, doit au contraire avoir le sens du temps, accéder au temps long, faire rentrer le temps en différence avec lui-même, le temps long en différence avec le temps court, ce à quoi en définitive tend toute temporalisation. Ainsi, doivent être considérées comme régaliennes les prérogatives au moyen desquelles l’Etat structure le temps, en construit la durée et finit par en acquérir une certaine maîtrise. De cette temporalisation fondamentale dépend la notion de développement durable.

                Il est indéniable que la crise de la souveraineté contemporaine cause le plus grand désarroi parmi les peuples européens. Il faut méditer cette crise, sans nostalgie, au-delà du débat constitutionnel entre souverainisme et fédéralisme. Je ne crois ni possible ni bon de revenir aux vieilles définitions de la souveraineté nationale ; mais je ne crois pas non plus que la gouvernance, autrement dit l’abandon de tout concept de souveraineté ou encore le pouvoir sans souveraineté (mais pas sans effet de domination), procure la moindre  solution pour remédier au désarroi des peuples.

                Il existe en réalité une double crise de la souveraineté contemporaine cause que l’on confond trop souvent, mais qu’il est nécessaire de distinguer. La crise principale touche essentiellement la notion de souveraineté nationale ; et cette crise me semble définitive et insurmontable. Il nous faudra désormais apprendre à vivre politiquement sans cette notion. Mais la fin de la souveraineté nationale ne signifie pas que la notion de souveraineté, en tant que telle, dans son sens le plus fondamental, est caduque. Nous devons apprendre à dissocier ce que la vulgate politique a toujours indéfectiblement lié.

                La souveraineté nationale n’a en réalité de sens que dans le cadre d’un pouvoir défini comme domination des hommes sur les hommes. Dans ces conditions, il est clair que le pouvoir, pour éviter la tyrannie, doit être autorisé par toute la nation soumise  à la domination, de sorte que chaque citoyen, selon formule aristotélicienne, soit à la fois gouvernant et gouverné[55]. Je n’insisterai pas aujourd’hui sur l’importante dose de fictions juridiques (la théorie de la représentation) et symboliques que réclame ce type de souveraineté. Il suffira de noter combien le principe de responsabilité à l’égard des générations futures rend  une telle approche vaine et obsolète.

                De fait, pour intégrer ce type de responsabilité,  la souveraineté peut suivre deux voies :

                1) Soit elle se maintient comme souveraineté nationale, mais au prix d’une redéfinition radicale de la nation : la nation n’est plus simplement le concept politique du peuple considéré dans son statut juridique de la citoyenneté, mais devient une entité historique et traditionnaliste qui fait des citoyens un simple maillon de la chaîne qui relie ceux qui ne sont plus à ceux qui ne sont pas encore, pour former sur le modèle de l’ecclésiologie catholique, le corps mystique du peuple. C’est non seulement le sens de la nation, mais celui de l’Etat et plus généralement encore de l’origine du politique qui s’en trouve radicalement bouleversé, au profit d’un retour violent du théologico-politique.

                2) Soit la souveraineté change de modalité. Elle se dissocie de son substrat national, ce qui signifie, plus fondamentalement encore, qu’elle ne se conçoit plus comme domination, mais comme temporalisation. En tant que telle, elle n’a plus besoin, pour s’exercer de l’autorisation de la nation, puisque la nation n’est ni l’origine ni le propriétaire du temps (alors qu’elle est évidemment la source biologique et la détentrice des corps sur lesquels s’exerce la domination).

 

                IV. Ainsi, les notions de souveraineté et de nation se découplent. Un tel découplage n’est pas sans danger. Le pouvoir souverain, fort de sa seule intelligence temporalisatrice, forme une classe d’administrateurs professionnels qui ne s’autorisent que de leurs compétences,  menaçant ainsi de s’extérioriser complètement par rapport à la population. Nous savons que la souveraineté nationale connaît déjà une telle situation, preuve de sa crise et de sa caducité. Il faut dans un premier temps assumer et comprendre cette extériorité, mais au nom d’un concept de la souveraineté qui la légitime et nous permette de comprendre ce moment négatif de la démocratie auquel aucune démocratie n’échappe. Mais il faut aussi dans un deuxième temps définir un nouvel opérateur d’intégration du peuple susceptible de répondre au principe de responsabilité à l’égard des générations futures et de les assimiler à l’Etat politique. Cet opérateur d’intégration ne peut plus être la nation ; mais il revient au patrimoine entendu comme patrimoine commun de l’humanité de jouer ce rôle d’intégration, et au politique d’assurer l’appropriation et la transmission de ce patrimoine par l’ensemble des générations. Nous revenons à l’antique définition de la république, de la res publica entendue comme bien commun du peuple. Je reviendrai une autre fois sur les processus spécifiques qu’implique l’intégration du peuple à l’Etat par la médiation non plus de la nation mais du patrimoine.

 

                V. Or, la modification du sens de la souveraineté a des effets directs sur la signification même de la métaphysique.

                 Pour justifier les droits des générations virtuelles, Hans Jonas en appelle à un impératif catégorique extrêmement simple : que l'homme soit ; et que l'homme soit tout simplement pour que l'Etre soit. Jonas est tributaire de la pensée heideggérienne qui fait de l’homme le gardien de l’Etre. C’est ainsi que Jonas, à la suite de Heidegger, tente de répondre à la fameuse question métaphysique que pose Leibniz : “Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?”, question qui polarise la métaphysique autour de la question de l’Etre, ce qu’on appelle l’ontologie.[56]

                Mais il nous est apparu, tout au long de notre réflexion, que la question de la garde et de la survie de l’Etre dépend d’une autre question, qui est celle du temps, du passage du temps court au temps long, de la construction de la durée. Or, ce type de construction relève d’une tout autre question que celle de l’Etre : non pas “pourquoi y a t-il de l’être plutôt que rien ?”, mais “pourquoi et comment le monde obtient-il sa cohérence, son maintien et sa tenue, à travers le temps ?” Comment, de façon plus décisive encore, penser la cohérence et le maintien du temps à travers le temps, d’instant en instant. Si la question de l’existence des choses renvoie à l’être, à l’ontologie, celle de la cohérence nous renvoie à l’autre des grands principes fondamentaux de la métaphysique : l’Un. L’Un rend raison de la cohérence du temps comme l’Etre rend raison de l’existence des choses. Le principe de responsabilité réclame donc une métaphysique qui soit non plus une ontologie mais une hénologie. On ne saurait sous-estimer l’importance de cette mutation métaphysique sur le rapport de l’homme au monde.

 

                2) Non seulement le principe de responsabilité nous conduit à la question de l’Un, mais mieux encore il donne à l’hénologie, qui a été, dans l’histoire de la métaphysique, l’objet de nombreuses interprétations divergentes  voire contradictoires, un sens précis qui me semble le plus fécond pour la compréhension de l’Un et de sa spécificité métaphysique par rapport à l’Etre. Pour Hans Jonas, le principe de responsabilité appartient à ce qu’il appelle les morales objectives.[57] Les morales dites objectives structurent l'action en fonction d'un objet extérieur : ce qu'on appelle le bien ; l’action vise un bien extérieur à elle-même tandis que les morales dites subjectives font de la forme ou de l'esprit de l'acte lui-même le thème de la norme, en réduisant l'objet externe de l’action à n’être que l'occasion de l’action plutôt que son but réel.

                Parmi les morales objectives, H. Jonas distingue deux catégories : les morales  objectives absolues où l'objet de l’action est lui-même parfait, absolu et infini : Dieu, le Bien et toute instance fondamentale qui justifie l’agir humain, et d’autre part les morales temporelles où l’objet est non moins imparfait et fini que l’action elle-même. C’est de cette dernière catégorie que relève le Principe de responsabilité. De fait, la plupart des morales jusqu'à présent sont orientées vers un objet représentant une valeur suprême, un "bien" suprême ; le plus souvent cet objet avait, au nom du principe de perfection, pour corollaire d'être intemporel et éternel, "présentant à notre mortalité, écrit H. Jonas, l'appât de l'éternité.”[58] L'impérissable invite le mortel à accéder à son statut d’immortalité, suscitant ainsi son  désir  et son envie. Par son action, l’homme est appelé à s’assimiler au bien qu’il vise.

                Il n'en va pas de même du principe de responsabilité à l'égard des générations futures dont “l'objet est le périssable en tant que périssable”, un objet auquel de surcroît je sais pertinemment que je ne participerai pas, à savoir l’état futur du patrimoine commun transmis à la postérité à travers le temps ; l’objet de l’action gouvernée par le principe de responsabilité est en réalité une pure altérité qui n’est en rien  plus digne que nous et qui, en tant que telle, ne mériterait guère que nous consacrions tous nos efforts pour nous y assimiler.

               

                “Il s’agit seulement de l’objet dans son pur et simple droit d'exister qui ne peut m'assimiler et que je ne peux m'assimiler [...] Nulle appropriation n'est visée ici, au contraire [...] Cet objet, totalement éloigné de la "perfection", tout à fait contingent dans sa facticité, appréhendé précisément dans son caractère périssable, dans son état de besoin et dans son incertitude  est censé avoir la puissance de mobiliser par sa seule existence la mise à sa disposition de ma personne, sans que cette mise à la disposition implique mon aliénation ou son appropriation [et, par conséquent, sans dialectique de la sujétion et de la domination]”.[59]

 

                Il peut sembler, de prime abord, qu’une morale, aussi fortement imprégnée du sentiment de la finitude de l’homme et du monde, reste éloignée de la question métaphysique, nourrissant une philosophie pauvre, existentielle, si ce n’est même purement empiriste. En réalité, elle nous permet d’accéder à l’expérience la plus haute et la plus souveraine de la métaphysique, en tant qu’elle espace le plus grand écart entre le réel et le principe sans pour autant rien perdre de son intelligence et de son opérativité pratiques.

                Se dessinent ici les possibilités d’une hénologie radicale, impliquant l’imparticipabilité réciproque de l’homme, du monde et du principe (càd la non-dispensation du principe au monde sous forme de puissance) : principialité (càd modalité du principe) qui distingue bien les métaphysiques de l’Un par rapport à celles de l’Etre, parce que, si l’homme est évidemment appelé à participer au mouvement de l’Etre, il reste parfaitement étranger à ce qui en explique la cohérence et l’unité. Certes, on peut expliquer cette cohérence et cette unité par le mouvement de l’Etre, ce qui relève de ce que la métaphysique appelle la convertibilité des transcendantaux, la convertibilité de l’Etre et de l’Un, mais l’hénologie radicale est précisément une pensée de l’Un sans conversion avec l’Etre, la pensée même de son inconvertibilité avec l’Etre, de l’impossibilité de cette convertibilité qui explique donc la cohérence et l’unité du monde autrement que par le processus d’auto-déploiement de ce dernier. C’est précisément à ce type de méditation que notre réflexion sur le droit de l’environnement et sur ses réquisits voudrait conduire, une méditation qui rassemble ainsi en un même destin une politique de la liberté, affranchie de la souveraineté-domination, une morale tragique, telle que la finitude et la mortalité de notre condition, ou encore la fragilité de nos modes de perpétuation et de transmission l’imposent à la dignité de notre agir, et une métaphysique de l’Un, qui détermine les conditions philosophique d’une tenue et d’un maintien de l’Etre étrangers à la machinerie théologico-politique de l’ontologie.

 

 

* Agrégé de philosophie, ENS, directeur de recherches au CNRS (philosophie).

 

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© THÈMES     II/2006



[1] v. infra, Du patrimonium du droit romain au patrimoine commun de l’humanité, §1.

[2] ibid.,

[3] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002, p. 57-58

[4]“Il existe une notion qui apparemment n'autorise aucune confusion, aucune équivoque : c'est celle d'épuisement.[...] A l'opposé de celui qui donne involontairement aux choses un peu de la plénitude qu'il incarne et ressent, les voit plus pleines, plus puissantes, plus riches d'avenir_ de celui qui en tout cas sait donner_, l'épuisé rapetisse et défigure tout ce qu'il voit, il appauvrit la valeur : il est nuisible. Sur ce point il n'y a pas d'erreur possible : pourtant l'Histoire contient cet effroyable fait que les épuisés ont toujours été confondus avec les plus riches, et les plus riches avec les plus nuisibles. [...]  Comment est-il possible de les confondre ? [...] Ici ce qui induit en erreur, c'est l'expérience de l'ivresse, car celle-ci augmente au plus haut point le sentiment de  la puissance. En conséquence, pour un jugement naïf, la puissance, c’est celui qui est le plus enivré, le plus extatique, qui doit se trouver au plus haut degré de la puissance [...] (Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps 1888, in Oeuvres philosophiques complètes, XIV, trad. J.C. Hémery, Paris, Gallimard, 1977, p. 52)

[5] Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des Tsunamis, Paris, Le Seuil, 2005, p. 102

[6] Perché questa volubil creatura

spesso si suole oppor con maggior forza

dove più forza vede aver natura.

Suo natural potenzia ogni uomo sforza ;

e’l regno suo è sempre violento

Se virtù eccessiva non l’ammorza

(Machiavel, “I capitoli” in Opere, IV, a cura di L. Blasucci, Turin, UTET, 1989, p. 330)

[7] Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990, p. 72.

[8] ibid., p. 148.

[9] Gilbert  Hottois, Philosophie des sciences, philosophie des techniques, Paris, O. Jacob, 2004, p. 192

[10] Nietzsche, Généalogie de la morale, III, §7.

[11] v. infra, La crise de la théorie, §2.

[12] Michel Serres, op. cit., p. 54.

[13] Pour Husserl, la crise de la pensée est immanente. Husserl signale une crise de la pensée par rapport à son essence : l'incapacité des savoirs positifs à se mettre à la hauteur des gestes spéculatifs, des expériences de pensée qui leur ont donné naissance. De mon côté, je signale une crise transitive de la pensée, c’est-à-dire une contradiction dans le rapport  de la pensée au réel et à sa maîtrise.

[14]  Schelling, System der Weltalter, éd. S. Peetz, Francfort, 1990, p. 19-20.

[15] Walter Benjamin, "Pour une critique de la violence" in Mythe et violence, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 133 & 140 ; v. aussi sur ce point, J. Derrida, "Prénom de Benjamin", in Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 79.

[16] Heidegger, “Le mot de Nietzsche << Dieu est mort>>“, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, 1986, p. 264.

[17] Michel Serres, op. cit., p. 76.

[18] infra, Refondation juridique et refondation du juridique, §2

[19] Michel Serres, op.cit., pp. 74-75

[20] Pour un autre lecture de Kant et de sa philosophie juridique, v. infra, Du patrimonium romain au patrimoine commun de l’humanité, §IV.

[21] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992, pp. 56 & 89

[22] ibid., pp. 181 sqq.

[23] Michel Serres, op. cit, pp. 110-111.

[24] ibid., p. 70 sq.

[25] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr. J. Greisch, Paris, Le Cerf,1997,  pp. 278-279.

[26] ibid., p. 142

[27] Michel Serres, op.cit., pp.75- 76

[28] Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, p. 11 & 95. Pour le droit public allemand, v. Yan Thomas,  Mommsen et l’Isolierung du droit (Rome, l’Allemagne et l’Etat), Paris, De Boccard, 1984.

[29] Michel  Serres, op. cit., pp. 32-33

[30] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. I. L’Anti-Oedipe. Paris, Les éditions de Minuit, 1972-1973, p. 41-42.

[31] Sur l’assouplissement du droit de propriété dans le droit contemporain, v. E. Mackaay, “La propriété est-elle en voie d’extinction?” in Nouvelles technologies et propriété, Actes du colloque de Montréal (9-10 novembre 1989), Thémis, Montréal et Litec, Paris, 1991, pp. 217-247 ; T. C. Grey, “The desintegration of Property”, Nomos (Yearbook of the American Society for Political and Legal Philosophy), XXII, J. R. Pennock éd., New York University Press, New York, 1980, pp. 69-87.

[32] Yan Thomas,.Res, chose, patrimoine (note sur le rapport sujet-objet dans le droit romain) , in Archives de Philosophie du droit, XXV, 1980, p. 422.

[33] Ibid., pp. 425-426.

[34] Michel Serres, op.cit., pp. 76-77

[35] v. sur cette question, v. Pierre Caye,  "La belle propriété, Architecture palladienne et droit de propriété", in  Archives de philosophie du droit, 40, 1996, pp. 158-171.

[36] G. Hardin, “The tragedy of commons” in G. Hardin et J. Baden (éds), Managing the Commons, San Francisco, 1977.

[37] François Ost, La nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003, p. 130.

[38] cit. in Ecologie et liberté, Une autre approche de l’environnement, éd. M. Falque et G. Millière, Litec, Paris, 1992, p. 5

[39] v. sur cette notion, R. Brague, La voie romaine, Paris, Critérion, 1992.

[40]  St Thomas, Somme Théologique, IaIIae, Q. 66, art. 2, ad 1.

[41] Kant, Métaphysique des Moeurs I, Doctrine du droit, trad fr. Alexis Philonenko, Paris, J. Vrin, 1968,  p. 119.

[42] v. infra, Le principe de responsabilité à l’égard des générations futures, §1

[43] F. Ost, op.cit., p. 88

[44] Hans Jonas, op.cit., p. 22

[45] ibid., p. 24

[46] ibid., p. 22

[47] ibid., p. 30

[48] ibid. p. 30

[49] ibid., p. 31

[50] C'est exagérer : stoïcisme et droit romain procurent les ressources théoriques nécessaires.

[51] Hans Jonas, op.cit., p. 142

[52] v. supra, Refondation juridique et refondation du juridique, §2

[53] Les “derniers” non seulement au sens chronologique du terme, mais aussi au sens moral du “dernier homme” tel que Nietzsche l’a décrit dans le Zarathoustra.

[54] Antonio Negri, L’anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. fr. A. Matheron, Paris, PUF, 1982.

[55] Aristote, Politique, VI, 2, 1317b3

[56] Hans Jonas, op. cit., p. 74

[57] ibid., p.126

[58] ibid., p. 74

[59] ibid.