Revue de la BPC THÈMES
II/2006
http://www.philosophiedudroit.org
mise en ligne le 17 novembre 2006
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Les enjeux philosophiques,
politiques et juridiques
de la question écologique
par Pierre Caye (*)
I. Le capitalisme souffre de
contradiction. Ce qui au demeurant ne prouve rien contre lui. Car, loin de conduire
à sa fin, les contradictions du capitalisme en expliquent l’évolution, les
transformations et la perpétuation. Il est donc inutile soit de prophétiser la
mort du capitalisme au nom de ses contradictions, soit au contraire de le
justifier par une théorie de l’équilibre, de la main invisible ou du meilleur
des mondes. Il suffit d’avoir une théorie correcte de la contradiction pour
comprendre notre système économique et productif et, mieux encore, pour agir
sur lui. Or, si la théorie dominante de la contradiction, celle-là même qui a
défini le capitalisme comme le système contradictoire par excellence, à savoir
la théorie marxiste du hiatus entre les rapports de production et les forces de
production, a pu servir un temps, elle apparaît aujourd’hui caduque,
insusceptible d’expliquer le rapport que notre système économique et productif
actuel entretient avec le réel.
Pour Marx , il existe donc une
contradiction de fond entre les forces productives que met en oeuvre le système
capitaliste et les superstructures qui en déterminent d’un point de vue
politique, juridique et sociologique l’organisation.[1]
L’organisation sociologique et juridique étouffe cette force, bien plutôt
qu’elle ne la cultive, et c’est pourquoi, selon Marx, le capitalisme comme organisation
politique, juridique et sociale est appelé à dépérir sous le poids de ses
propres contradictions. L’avenir du système productif consistant, dans cette
optique, à rapprocher constamment les rapports de production de l’état réel et
spontané de la force de production. Il est clair que le capitalisme a entendu
la leçon marxiste et a su renouveler, au cours de son histoire, ses
superstructures pour surmonter ses blocages en un élan de “destruction
créatrice” selon la fameuse formule de Joseph Schumpeter, économiste libéral
fortement marqué par la lecture de Marx : une “destruction créatrice” qui
concerne non seulement la production en elle-même, mais aussi ses cadres.
Or, une telle théorie de la
contradiction implique un certain nombre de postulats qui ne correspondent plus
aux enjeux du système économique et productif à venir. De fait, la critique
marxiste du capitalisme implique que :
– Le système
économique et productif est au service d’une intensification de la force
générique de l’homme, du déploiement de plus en plus puissant du pouvoir de
l’homme sur, Paris, 1986, p. conditions
de la vie.
– Le système
économique et productif est une totalité sans extériorité. Tout est mis à son
service, de sorte qu’en retour toute action de l’homme est appelée à revêtir
une dimension productive.
Ce programme, le capitalisme
contemporain l’a fait sien. Les héritiers de la théorie économique marxiste ne
sont pas les partis marxistes et leurs épigones, ni même ce qu’on appelle
l’altermondialisme, ni moins encore les intellectuels qui se réclament de
toutes les révolutions, mais les économistes de l’école de Chicago (Ludwig von
Mises, Friedrich Hayek et al.), qui ont
renouvelé et réactualisé la théorie libérale sous le terme de
“catallactique”, c’est-à-dire de théorie de l’échange généralisée.[2] Or, c’est
précisément en cherchant à accomplir ce programme que le capitalisme
contemporain bute sur de nouvelles contradictions, qui requièrent une nouvelle
théorie.
II. De fait, la question
écologique, totalement absente de la pensée marxiste, remet radicalement en
cause ces deux postulats. Pour Marx, les superstructures contraignent, bloquent
et étouffent la puissance infinie de production des infrastructures :
l’organisation des sociétés instituées entrave les potentialités infinies de la
force productive. Or, la question écologique renverse ce rapport : c’est au
contraire l’infrastructure fondamentale de toute production, la Terre, qui
résiste au prométhéisme des hommes, opposant un certain nombre de limites infranchissables
à la mobilisation totale par l’organisation politique, juridique et technique
des sociétés contemporaines.
“Le marxisme voyait dans
l’insuffisant développement des forces productives une première source
d’aliénation. Incapable de faire face aux défis de son milieu physique,
assujetti à la misère et à la maladie, l’homme cherche refuge dans les
superstitions du monde religieux. Une deuxième source d’aliénation est
l’exploitation de l’homme par l’homme. L’exploité confond ici aussi les
souffrances que lui inflige l’exploiteur avec la volonté d’un dieu et, endormi
par l’opium de la religion, il en néglige de se révolter. Pour le marxisme, la
libération de l’homme passait par la lutte contre ces deux fronts_ contre la
nature et contre l’oppression. La question que l’analyse de la
contreproductivité structurelle amène à poser est la suivante : à partir de
quel seuil cette lutte pour la libération en vient-elle à se confondre avec le
refus puéril et absurde de l’inévitable ? Dans quelles conditions la mystification
qui consiste à faire passer pour naturel un mal dont la source est politique se
transforme-t-elle en la mystification contraire : la finitude
naturellement incontournable de la condition humaine étant perçue comme
aliénation et non comme source de sens ?”[3]
Ce renversement n’est pas le
résultat d’une simple injonction morale qui nous commanderait de modifier nos
fins au nom du primat de la Terre sur les hommes. Le système économique et
productif lui-même en fait l’épreuve dans sa marche en avant. C’est sa propre
progression qui d’une certaine façon initie ce renversement. En effet, plus il
se développe, c’est-à-dire plus il réduit sa première contradiction entre
rapport et forces de production, plus le système économique et productif rend patente
une nouvelle contradiction, plus profonde, qu’engendre la résolution même
dhiatus initial en faveur du déblocage des forces productives. De fait, le
système économique et productif, dans sa logique d’intensification de la
puissance matérielle des hommes et de mobilisation totale de la société, est
affecté d’un double paradoxe, insoluble dans l’état actuel de la théorie : le
paradoxe de la puissance et celui de l'infini.
1) Paradoxe de la puissance :
Plus nous faisons preuve de puissance, et en particulier de puissance
technique, plus nous éprouvons notre impuissance vis-à-vis de ce que nous
mettons en oeuvre, c’est-à-dire plus nous engendrons des effets pervers que
nous ne savons pas traiter, pire encore que nous sommes incapables de prévoir
si ce n'est même de nous imaginer, et l'on songe évidemment aux conséquences
écologiques et climatiques de notre système productif.
2) Paradoxe de l'infini : Plus
notre inventivité technique ouvre d'horizons aux possibilités de notre agir,
plus nous en découvrons les limites, c’est-à-dire plus nous éprouvons la finité
du monde, son caractère épuisable et non régénérable, qui à son tour marque les
limites de notre condition . En réalité, la conquête de l’espace nous fait
éprouver la finité de la Terre plus que l’infini intersidéral. La première
chose que Tintin découvre à travers le “périscope stroboscopique” du Professeur
Tournesol, au cours de son expédition lunaire, ce n’est pas l’immensité
spatiale, mais la Terre réduite à la
taille d’une orange saisissable dans le creux de la main. L’image est
prémonitoire : elle annonce non seulement l’exploit de la NASA, mais mieux
encore ses limites. Aujourd'hui, la promesse d'infini que portait la conquête
spatiale s'estompe. Nous n'avons pas marché sur la Lune depuis plus de 30 ans,
et il semble bien improbable que l'on puisse poser le pied sur une autre
planète avant longtemps. Les possibilités de terraformation (c’est-à-dire de
reproduction des conditions de vie terrestre sur une autre planète) semblent
plus lointaines encore, comme si nous étions partis dans l'espace uniquement
pour découvrir la petitesse et la finité de notre Terre, l'inaccessibilité de
l'infini spatial, en tout cas son étrangeté radicale par rapport à la vie
humaine. Loin d'ouvrir l'ère d'une nouvelle humanité, la conquête spatiale
démontre bien plutôt les limites de la condition humaine que nous ne pouvons
transgresser, malgré toute notre ingéniosité technique.
III. A l’aune de cette nouvelle
contradiction qui affecte le système économique et productif, la question de la
puissance des hommes change radicalement de signification. Il s’agit de penser
les conditions non plus de son intensification, mais de sa justesse. De la
justesse de la puissance dépend la Justice. Encore faut-il définir ce qu’il en
est de la justesse. La juste puissance, au sens de sa justesse plus encore que
de sa justice, n’est pas la juste-mesure de la puissance, comme s’il suffisait
de doser et de restreinddre une
puissance à la nature inchangée pour en désarmer les effets les plus nocifs. La
justesse de la puissance n’est pas une simple affaire de quantité et de mesure.
De toute façon, toute puissance va jusqu’au bout de ce qu’elle peut. Il n’est
pas ici de juste milieu possible. Mais aller jusqu’au terme de sa puissance
n’exclut pas sa justesse, si la puissance est conçue et éprouvée sans don
quichottisme, avec lucidité et distinction. Pour accéder à la justesse de la
puissance, il faut surmonter le plus
dangereux malentendu[4] qu’expérimentent nos sociétés à
hautes énergies, autrement dit savoir distinguer la puissance de son spectacle,
sa possession de son désir, la plénitude de la vie de la vaine quête de la
puissance pour la puissance, et reconnaître, derrière l’agitation effrénée des
innombrables histrions montés sur la scène de l’histoire, le symptômes de
l’épuisement et de la dégénerescence de la civilisation. Comment dénier le fait
que notre modernité, avec ses révolutions délirantes, ses guerres absolues, son
messianisme renouvelé ou encore sa frénésie du court terme et sa course
effrénée en avant, est par excellence l’ére de la confusion de la puissance, de
la puissance comme règne de l’indistinction
? Faire la part des choses ici n’est pas simple : la bonne volonté et
moins encore la bonne conscience de la politique “post-moderne” ne sauraient
suffire. Le refus panique de la souveraineté, la peur de décider, la
liquidation des institutions sont de l’ordre du symptôme, non du remède. Aucun
programme politique, aucune idéologie sociale n’est à la hauteur de la
question. Pour échapper à ce malentendu, il faut penser les conditions de constitution de la force
propre de l’homme sans référence à aucune des instances fondamentales qu’a
forgées la métaphysique pour rendre compte de la dispensation de la puissance.
IV. Le droit est, de tous les
savoirs de l’homme, celui qui porte certainement le regard le plus lucide sur
la puissance des hommes et sur ses limites, ne serait-ce que parce qu’il revêt,
par sa position méthodologique, une dimension oraculaire à l’égard d’une
puissance qu’il considère par essence comme actée, voire morte. Pluton,
proclamait Maurice Hauriou, est le dieu des juristes. Par là même, le droit
nous aide à faire la part des choses et à surmonter le malentendu le plus dangereux. S’il ne permet
peut-être pas à l'homme de résoudre les paradoxes de la puissance et de
l’infini, – je crois qu'ils sont insolubles –, il lui donne les moyens de les
assumer et de les rendre féconds. J'oserais même affirmer que le droit dès
l'origine, – et je renvoie l’origine du droit non pas à d’improbables pratiques
ethnologiques et primitives, mais au corpus fondateur du droit romain dans sa
plus rigoureuse technicité –, a pressenti l'importance de ces deux paradoxes
fondamentaux, qui forment l'horizon à partir duquel le droit est né et s'est
développé. Il est clair que, si notre puissance technique était
toute-puissante, sans négativité, sans risque, et en particulier sans risque de
révéler au bout du compte l'impuissance essentielle de l'homme, le fait
primerait le droit (ce qui est la négation même du droit), ou encore que la
réussite du fait technique serait le seul critère pertinent pour le normer. De
même, si notre agir était infini, le savoir des limites et de leur tracé qui
caractérise si bien l'art juridique deviendrait parfaitement inutile, ou ne
vaudrait que par notre capacité de transgression, comme si le droit n'était en
définitive qu'une frontière contraignante, par nature provisoire, qu’il
faudrait à chaque fois défier et supprimer.
I. Vaincue, la nature continue à
nous vaincre. Si nous dominons bien la nature partes extra partes, point par point, dans le détail, nous n'avons
pas d'action sur sa globalité, alors que la mondialisation nous force
aujourd’hui à poser les questions du pouvoir, de la maîtrise et de la
domination en termes généraux et globaux, comme en témoigne le célèbre exemple
du papillon dont le moindre battement d'aile propage son action par effet de
boule de neige jusqu'à causer quelque catastrophe. Nous pouvons bien agir sur
le battement d'ailes, mais pas sur ses conséquences qui nous échappent de plus
en plus. Bref, plus nous sommes puissants dans le détail, plus nous engendrons
des effets imprévisibles et pervers, d'ordre en particulier climatique, que
nous sommes de moins en moins capables de maîtriser, plus nous sommes
impuissants par rapport au fonctionnement global de la nature qui va en se
complexifiant, et que notre propre intervention contribue à complexifier :
"Si la catastrophe se présente comme un destin
inéluctable, ce n'est pas qu'elle est une fatalité, c'est qu'une multitude de
décisions de tous ordres caractérisées davantage par la myopie que par la
malice ou l'égoïsme se compose comme un tout qui les surplombe, selon un
mécanisme d'auto-extériorisation ou d'auto-transcendance.”[5]
De fait, nous construisons
nous-mêmes un nouveau pouvoir qui nous échappe et qui nous domine à partir de
notre propre pouvoir de domination, et ceci non en raison de la malignité de
l'homme ou de la nature, mais par une sorte de nécessité aveugle. Ce mal, en
effet, n’est pas moral, fruit de la faute des hommes. On assiste en réalité au
renversement de La fable des abeilles de
Bernard de Mandeville pour qui l’égoïsme de chaque abeille contribuait, en
s’additionnant et en se composant, au fonctionnement optimal de la ruche ;
aujourd’hui, nous sommes témoins du processus inverse qui, à partir des
meilleurs intentions humaines, transforme le monde en enfer. Le mal n’est pas non plus naturel, parce
qu'en elle-même la nature, indifférente à l'homme, n'est rien d'autre que le
mur de rebond de nos actes ; c’est un mal systémique, qui traduit
l'auto-aliénation de l'homme au moyen de sa propre action et de ses propres
constructions. A mesure donc que l’homme cherche à acquérir de la puissance, il
découvre et éprouve son impuissance au risque de ce que Nietzsche appelle le plus dangereux malentendu. C’est
toute l’histoire du XXème siècle, de sa violence et de ses révolutions, qui est
ici résumée. A son tour, notre rapport à la technique et à la puissance qu’elle
nous procure manifeste de la façon la plus marquante ce type de
malentendu et de confusion sur la nature de notre force.
La technique moderne relève
ainsi d’une dialectique de l'impuissance, que je qualifierai de machiavélienne,
parce qu'elle correspond parfaitement à l'analyse du pouvoir que propose
Machiavel dans son Capitolo de la Fortuna
:
Car cette créature ondoyante [ La Fortune, mais ceci vaut pour
toute figure de l’extériorité, et en particulier pour Terre]
aime souvent contrer avec plus de force
où elle voit l'homme posséder plus de force
Et son règne est toujours violent,
A moins que n'en triomphe une vertu excessive.[6]
Tout fait sens ici. En effet,
comme la Fortune machiavélienne, la Terre intensifie sa contrainte à mesure que
l'homme la défie. La lutte, chez Machiavel, entre l'homme et le monde est une
escalade sans fin. Plus l'homme est puissant, plus les forces qu’il affronte
apparaissent insurmontables. Pour échapper à l’escalade des pouvoirs entre l'homme
et l’extériorité, celui-ci, nous avertit Machiavel, doit faire preuve d'une
force spécifique : une troisième force étrangère, aussi bien à son moi qu'à son
non-moi, à sa Volonté de Puissance qu'à la résistance du monde. Cette force
alternative, qui intervient entre la force ondoyante de l’extériorité et la
force de l'homme, Machiavel la qualifie de virtu
eccessiva. La virtu eccessiva
n'est pas un surcroît de force humaine contre le pouvoir de l’extériorité. S'il
en était ainsi, elle serait de nouveau prise dans l'escalade des pouvoirs et
succomberait aussitôt sous une contrainte supérieure. La virtu eccessiva est, au contraire, la force qui nous permet de
sortir du cercle vicieux créé par la lutte fantasmatique entre l'homme et la
nature, et de le surmonter : là est son "ex-cès", ce en quoi elle
"ex-cède".
La question morale et politique
de notre temps consiste à définir la nature de cette troisième force qui nous
permet de sortir du paradoxe de la puissance, du malentendu le plus dangereux,
du cercle vicieux qui nous rend de plus en plus fragile à mesure que nous
intensifions notre énergie, une force qui ne cherche pas à maîtriser la nature
mais, de façon plus réflexive, à maîtriser notre maîtrise de la nature _ une
maîtrise de la maîtrise_ pour mieux surmonter ce paradoxe. Nous verrons que
dans cette affaire, parmi toutes les prothèses mentales que l'homme a imaginées
pour s'installer au monde et y assurer sa survie, le droit joue un rôle
important, à la condition du moins qu'on prenne la mesure de sa signification
et de son intelligence spécifiques.
II. Pourquoi le local
déchaîne-t-il le global ? Comment se fait-il que la moindre action puisse avoir
des conséquences imprévisibles, voire catastrophiques ? Parce que notre
exploitation du monde ne laisse plus de réserve, plus de jeu à la Terre :
"L'homme ne dispose d'aucun reste, de
recul ni de recours où planter sa tente"[7]. Dans ces
conditions, tout porte, tout a des conséquences, rien n'est en mesure d'amortir
les coups. L'humanité forme aujourd'hui un groupe compact, parvenu aux limites
strictes des forces objectives de la Terre qui n'offre plus, comme c’était le
cas autrefois, un environnement large et libre, muni de réserves absorbant tout
dommage. Pendant longtemps, on jugeait que l'action de l'homme était
réversible, que la nature avait des capacités infinies de régénération. Or,
faute de jeu, faute de réserve, on se rend compte non seulement que tout porte,
mais plus encore que les coups sont irréversibles, irréparables, manifestant
ainsi les limites de la capacité de régénération de la nature, et donc la
fragilité et la finité de la Terre.
L'infini de la conquête
scientifique et technique conduit à la vision d'un monde fini. Toute l'histoire
de la pensée humaine a été marquée jusqu’à maintenant par le dépassement du
fini par l'infini ; mais, une fois ce dépassement accompli, le mouvement
métaphysique se renverse de façon surprenante : l'infini fait retour au fini ; au bout de l'infini, se découvrent
la fragilité du monde et la finitude de notre condition.
"Nous
devons apprendre notre finitude : toucher aux limites d'un être non infini.
Nécessairement, nous aurons à souffrir de maladies, d'accidents imprévisibles
ou de manques, nous devons fixer un terme à nos désirs, ambitions, volontés,
libertés. Nous devons préparer notre solitude, face aux grandes décisions, aux
responsabilités, aux problèmes croissant en nombre, au monde, à la fragilité
des choses et des proches à protéger, au bonheur et au malheur, à la mort.
Cacher cette finitude dès l'enfance nourrit des malheureux, entretient leur
ressentiment devant l'inévitable adversité."[8]
Advient ainsi une certaine fin
de l'histoire, qui ici n'est pas politique (l'extension mondiale de la
démocratie) mais métaphysique (les limites de la Terre, son point de rupture
face à la Volonté de Puissance des hommes). Au XIXème siècle, c'est l'histoire
globale qui entrait dans la Nature, la faisait travailler, entrer en gésine
pour offrir de nouvelles conditions à la puissance des hommes et à leur
capacité de transformation du monde , qui ouvrait le fini de la Terre à
l'infini de la volonté des hommes et de leur désir d'histoire (comme en
témoignent Hegel et Marx) ; aujourd'hui, inversement, c'est la nature globale
qui entre dans l'histoire, imposant de
nouvelles conditions à la survie des hommes et renvoyant le désir d'infini à la
nécessité de la finitude. En quelques décennie, le sens de l'homme et de son
destin a radicalement changé.
III. La finité est une idée
nouvelle dont on n'a pas encore pris toute la mesure. Face à cette nouveauté
qui étonne et questionne la pensée, se présentent quatre positions possibles :
deux positions maximalistes, qui vont au bout de la logique l'une du fini,
l'autre de l'infini, et deux positions dialectiques qui essaient de recomposer
l'articulation du fini et de l'infini sur de nouvelles bases. Je commencerai
par les deux positions maximalistes :
1) La première position, qui est
celle de la deep ecology, de
l'écologisme radical, est une position malthusienne qui en appelle à la croissance
0, voire à la décroissance et à une réduction drastique de la population pour
adapter l'occupation humaine de la Terre aux capacités de cette dernière. Cette
logique radicale de la finitude de la Terre a quelque chose d'éminemment
régressif mais aussi de despotique, étant donné les mesures de contrainte, en
particulier en matière de natalité, que son application nécessite. Elle marque,
dans certains cas, une véritable haine du genre humain.
2) Inversement, il est toujours
possible de défendre une position infinitiste maximaliste comme le fait Gilbert
Hottois qui considère que notre patrie, notre nature, entendue dans le sens de
sa racine latine, nasci, ce qui fait
naître, ce qui fait éclore, n'est pas la Terre, mais le Cosmos (avec les
processus de colonisation de l'espace et de terraformation qu’une telle
position implique). A cette fin, la génétique et le génie biologique doivent
servir à adapter l'homme à la dimension cosmique de son destin :
"C'est
dans l'espace extraterrestre que les technosciences sont conduites à donner
toute leur mesure. La prise en compte de ces ressources cosmiques potentielles
relativise fortement tous les discours sur l'épuisement de la Terre comme
devant sceller nécessairement le destin
de l'espèce humaine.[9]"
Cette
position progressiste d’un point de vue technique, est philosophiquement
conservatrice, puisqu’elle maintient la structure “infinitiste” de la
métaphysique. On est même en droit de se demander si le maintien de la
tradition philosophique n’est pas le but essentiel de ce genre d’utopie : “Pereat mundus, fiat philosophia, fiat
philosophus, fiam...”[10] Quoi qu’il
en soit, plus nous progressons dans
nos découvertes, plus ce genre de perspectives apparaissent lointaines.
3) Heidegger, de son côté,
essaie, à partir de l'expérience de la finitude et de l'impuissance de l'homme,
de penser une nouvelle expérience métaphysique de l'infini, étrangère à la
Volonté de Puissance et à son déchaînement techniciste, une expérience
poétique, si ce n'est même mystique, au risque d’un retour du
Théologico-Politique, qui n'est pas sans conséquence ni sans danger d'un point
de vue politique.[11]
4) Pour notre part, nous
cherchons à redéfinir la dialectique du fini et de l'infini de façon plus
pragmatique, dans un monde toujours marqué par le travail et la technique, par
les exigences de la survie matérielle de l'homme ; il s’agit pour nous de
penser la possibilité d'une croissance économique et technique à l'épreuve de
la fragilité de la Terre, type de croissance qui renvoie à la notion de
développement durable, dont la présente réflexion tente de définir les
conditions théoriques. A cette fin, il faut d’abord procéder à un travail de
critique, repérer et déblayer les obstacles qui soumettent aujourd'hui la
notion de développement durable aux captures idéologiques de tous bords, et en
empêchent une formulation théorique correcte, comme en témoigne, de façon
symptomatique, la crise philosophique, épistémologique et politique
qu'impliquent nécessairement le
paradoxes de la puissance et celui de l’infini.
I. De fait, notre culture
philosophique, politique, scientifique ne permet pas de répondre aujourd'hui
aux enjeux de ce double paradoxe. La philosophie comme la théorie politique
traditionnelles ne sont pas en mesure d'assumer la finité du monde. Depuis un
demi-siècle, nos philosophies sont devenues acosmique, sans cosmos, ne
dissertant que de langage et de politique, d'écriture ou de logique[12], càd des
moyens de maîtrise de l'homme sur son environnement. Les sciences de leur côté
ont, par définition, une approche parcellaire, alors que l'on rentre dans un
monde globalisé : une approche qui renforce donc la contradiction entre notre
puissance partes extra partes et
notre impuissance au niveau du tout. La science continue à produire des
instruments de maîtrise, en particulier de maîtrise des effets pervers de sa
maîtrise, mais, et c'est là où se joue véritablement la crise de la pensée, la
pensée n'arrive pas à penser la maîtrise de la maîtrise.
D'une certaine façon,
l’impossibilité où nous sommes de penser le retour du fini manifeste une crise
de la pensée mais sous une tout autre forme que ce que Husserl appelait, dans
les années 1930, “La crise des sciences
européennes”, puisque Husserl de son côté reprochait aux savoirs de son temps
l'incapacité à se ressourcer à l'origine de leur geste d'infinitisation.[13] Si Husserl a
insisté sur l’importance de l’infini pour la constitution du savoir, j’insiste
de mon coté sur l’importance du fini pour rendre raison de son effectivité ; et
comment ne pas questionner à son tour
la constitution théorique du savoir sans tenir compte de son opérativité et des
problèmes qu’elle soulève ?
Le droit est, mieux que les
mathématiques qui servent de paradigme à Husserl, le savoir le mieux adapté à
cette situation. Chaque savoir a son intelligence propre, et il m’apparaît que
l'intelligence du droit, mieux que toute autre approche théorique et pratique,
permet de comprendre ces paradoxes, voire de les surmonter en pensant les conditions
de ce que peut être une maîtrise de la maîtrise, une maîtrise politique et
morale de la maîtrise technique ou, selon les concepts aristotéliciens, une
maîtrise immanente de la maîtrise transitive, c’est-à-dire la maîtrise de notre
capacité d’agir (immanence de l’action) sur les effets extérieurs de notre
action (transitivité de l’action).
II. Pourquoi la philosophie, la théorie politique, l'épistémologie
ne sont-elles pas à la hauteur de la question ? Parce qu'elles postulent
toutes, d'une façon ou d'une autre, la toute-puissance. Notre civilisation
souffre d’une illusion fondamentale. Parce que nous vivons dans une
civilisation des hautes énergies, qui nous permettent de développer d'énormes
moyens de transformation de la matière, il nous semble pouvoir accéder à la
toute-puissance au sens métaphysique du terme, de sorte que l'on croit pouvoir
passer directement du technique au métaphysique. J'appelle toute-puissance, au
sens métaphysique du terme, la détermination d'une instance souveraine, – qu’elle
prenne pour noms Dieu, l'Esprit, la Nature, la matière, l'Humanité, la
Vie, etc.–, dispensant au monde et aux
hommes la puissance du système en une donation infinie, de sorte que l'homme
semble assuré de ne jamais manquer de puissance. L'illusion de la toute-puissance
n'est rien d'autre en définitive que cette assurance gratuite de ne jamais
manquer de ressource. Illusion qui précisément laisse à penser que tout se
régénère dans la Nature, que rien ne se perd mais bien plutôt se transforme, ce
qui est perdu ici étant regagné là avec profit ; or, nous savons qu'il y a des
espèces animales qui disparaissent définitivement, ou, d'un point de vue non
plus naturel mais culturel, que des langues rares meurent sans qu’on puisse
espérer tirer le moindre bénéfice de cette disparition. Certes, en d'autres
points du globe, en d'autres domaines de la réalité, de nouvelles entités
voient le jour, mais on ne saurait faire le bilan de ce qui naît et de ce qui
meurt ; les deux ordres de la réalité sont incomparables, ils ne sauraient se
compenser. Il n'y a pas d'économie de la mort. Nous le savons d’autant mieux,
nous les hommes, nous les mortels, qui pratiquons encore le travail du deuil
pour mieux assumer le caractère définitif et sans remède de la perte ; et de
fait, à partir du moment où nous découvrons que la Terre ne peut se régénérer,
il faut bien penser toute perte comme endeuillante. Ce qui est perdu est
définitivement perdu, sans retour, d'autant plus que la perte souvent ne se
fait sentir qu'insidieusement, avec le temps, dans un frayage souterrain dont
on ne découvre que tardivement les dommages, surtout si on a cru assez fort
pour se passer du travail du deuil.
L'illusion de toute-puissance dont nous sommes habituellement
victimes est la cause de notre impuissance au niveau global de la réalité. Nous
sommes impuissants, précisément parce que nous n'avons pas une vue lucide de
notre pouvoir et de sa portée. Accéder à la maîtrise de la maîtrise ne consiste
pas tant à développer un surpouvoir technique capable de maîtriser les effets
pervers de la technique. Cette surtechnique menace à son tour d’engendrer de
nouveaux effets pervers en une escalade sans fin. Pour accéder à ce type de maîtrise, il suffit d’être au
clair sur l'essence du pouvoir, ce qui passe par la remise en cause du postulat
de la toute puissance sur lequel reposent notre tradition philosophique, nos
idéologies politiques, notre dispositif technico-scientifique ; mieux encore,
il faut partir du postulat inverse : le postulat de notre impuissance originaire,
que les deux paradoxes de la puissance et de l’infini nous invitent de penser.
De fait, si l'illusion de la toute-puissance nous rend impuissants, il semble,
en sens inverse, qu'assumer notre impuissance originaire peut nous permettre de
reconstruire un pouvoir, une force propre, capable d’assumer les deux paradoxes
et de surmonter l’impuissance à laquelle ils condamnent l’homme.
III. Remettre en cause le
postulat de la toute-puissance engendre un certain nombre de conséquences, en
particulier sur la nature du pouvoir des hommes et sur le régime de son
exercice, remise en cause nécessaire si l'on veut surmonter l'impuissance
qu'engendre l'illusion de la toute-puissance, et assumer le retour du fini au cœur même de l'infini.
Le pouvoir des hommes est à
l'image de la Terre dont elle est au demeurant le soutien et sans laquelle il
ne pourrait s'exercer. Il est fini, fragile, au bord de l'épuisement, jamais
assuré de sa régénération. Dans ces conditions, le rapport de l'homme au
pouvoir change radicalement de nature. Le pouvoir ne se donne pas libéralement
aux hommes sans que sa provenance, son débit,
son régime ne fassent question. Il s'agit bien plutôt de le constituer,
de l'accroître petit à petit et de le gérer parcimonieusement, ce qui définit
le travail même de la civilisation. On a vu des pouvoirs, qui avaient mis des
siècles et des siècles à se constituer, disparaître en moins d'une génération.
La balance du pouvoir, en termes de temps et
d'efforts, est profondément inégale entre l'épargne et la dépense.
La finitude de notre pouvoir
entraîne un certain nombre de conséquences sur sa nature et sur le rapport que
nous entretenons avec lui.
1) Le pouvoir n'est donc pas une
source, un flux pérenne qui se dispenserait en permanence aux hommes sur un
mode infini sans autre souci pour l'homme que d'être à la mesure de sa
dispensation, autrement dit d’être capable de recevoir ce qui est ainsi donné.
Etre à la mesure de la dispensation : c'est là l'essence de la question
anthropologique telle que la philosophie n'a en vérité jamais cessé de la
formuler. Mais le pouvoir est autre chose, et donc la question anthropologique,
elle aussi, est autre. A la lumière des deux paradoxes, il faut bien plutôt
concevoir le pouvoir comme un stock, un patrimoine, qui se constitue à travers
le temps, qui pour perdurer doit donc, faute de pouvoir se renouveler
spontanément, se transmettre d'une génération à l'autre et que chaque
génération a la responsabilité de maintenir et de préserver au bénéfice de la
postérité. Ce qui requiert de déterminer les conditions de transmission des
biens incorporels et symboliques.
2) Patrimoine, transmission,
responsabilité sont des termes, des verbo, bien connus du droit, aussi vieux
que le droit romain et que l'on retrouve aujourd'hui dans un droit nouveau
qu'est le droit de l'environnement. Ces notions sont essentielles non seulement
pour fonder le droit de l'environnement, mais plus encore pour comprendre la
situation philosophique et historique de la puissance et de l'impuissance humaines,
dont dépend notre destin. C'est pourquoi la question du droit revient en force
dans la culture de notre temps, et c'est en quoi le droit est aujourd'hui un
savoir pertinent dont les enjeux théoriques dépassent le seul exercice du
métier de juriste, par sa capacité à surmonter la crise théorique et politique
actuelle. Nous verrons plus tard quel sens il faut donner aux notions de
patrimoine, de transmission, de responsabilité à l’égard des générations
futures et comment il faut comprendre le travail du droit dans nos
civilisations. Encore faut-il, pour justifier la place privilégiée que nous
accordons au droit et à ses notions les plus traditionnelles, clairement
diagnostiquer la nature de la crise, à fois philosophique et politique, du
projet occidental, et repérer les
impasses où elle nous conduit.
Les haut-fonds de l’odyssée ontologique et le
naufrage de la surpuissance.
I. La philosophie prétend être un savoir
universel, capable de rendre raison de l'essence de toutes choses, puisqu'elle vise
à dire l'être dans sa plus grande généralité ou, au moins, à dire les
conditions de sa connaissance. Mais en réalité, sous le couvert de son
universalité, elle ne pense, qu'à une seule chose : la quête de l'homme en vue
de la puissance, et ceci dès l’origine, avant même que Plotin ait défini le
principe, ce dont dépend le monde et sa croissance, comme apeirodunamon, puissance infinie, ou plus exactement infinitisation de la puissance. A sa façon,
le droit fonctionne, lui aussi, comme la philosophie : il est un savoir
universel qui, selon la définition de
l’encyclopédiste latin Varron, concerne toutes les choses humaines et
divines, et qui de même repose sur une
intuition fondamentale concernant également notre rapport à la puissance, mais
selon une tout autre conception que la philosophie.
Que dit la philosophie depuis au
moins Plotin ? Que la puissance donc est infinie et que la tâche de la pensée,
du savoir, des sciences est d'atteindre cet infini, mieux encore, comme nous y
enjoint Husserl dans l'Origine de la
géométrie, de réitérer le geste de l'infinitisation pour que l'homme soit à
la mesure de l'infinité de la puissance et de sa dispensation en jeu dans
l'origine même de son hominisation. Par ailleurs, la philosophie dit une
deuxième chose importante non plus sur la nature de la puissance, mais sur son
destin : pour accomplir son projet de puissance, pour rendre ce rapport
effectif, la métaphysique se fait la ressource fondamentale de la civilisation
technique selon une filière décrite par Heidegger qui conduit de Platon comme
penseur de la présence de l'Etre, – càd
de la pensée comme arraisonnement de l'Etre sous la lumière de la mise en
présence et de la mise à disposition –, jusqu'à la Volonté de Puissance
nietzschéenne qui organise la mobilisation totale de l'Etre et l'exposition
universelle de ses étants pour la seule nécessité de son propre ressourcement,
de la pure et simple intensification de la mise en présence, en passant par le
couple cartésien et kantien, du sujet et de l'objet qui abstrait les choses de
leur terreau (sous la forme objective) pour mieux les soumettre à la
manipulation de la raison (sous la forme subjective).
Cette double dimension du geste
philosophique comme pensée de l'infinité de la puissance et comme devenir technique
de la métaphysique est clairement signifiée par la révolution cartésienne de la
pensée qui vise, comme Descartes le proclame, à rendre l'homme maître et
possesseur de la nature, et qui repose sur 4 postulats :
1) Il existe une différence ontologique
fondamentale entre l'homme et le reste du monde, entre la pensée et ce que
Descartes appelle les res extensae,
entre ce qui est de l'ordre de l'immatériel, du spirituel d'une part, et, de
l’autre, ce qui est de l'ordre de l'extension matérielle, du géométrique, du
mécanique : différence qui justifie la
domination de l’homme sur la nature.
2) Les hommes sont maîtres de
leur destinée ; il leur appartient de se fixer à eux-mêmes leurs fins et d'y
adapter les moyens comme ils l'entendent.
3) Le monde est infini et
contient ses ressources en quantité illimitée.
4) L'histoire de l'humanité est
un progrès constant. A chaque défi, existe une réponse technique.
Or, ce projet clair et simple de
la métaphysique est rentré en crise en raison de sa contradiction inhérente que
traduit bien le paradoxe de l'infini que nous avons décrit tout à l'heure. De
fait, le devenir-technique de la métaphysique possède un double sens : il est à
la fois la condition pour la pensée de l'intensification de sa puissance, mais
il est aussi le symptôme de son épuisement, tant il est vrai, nous l'avons vu,
que le Gestell reconduit la pensée à
un horizon doublement et contradictoirement fini : limitation des conditions
d'exploitation technique de la Terre, mais aussi inanité, vacuité de la
mobilisation totale des ressources, de la Volonté de Puissance, de la puissance
à seule fin de la puissance. Il y a une limite externe au projet cartésien qui
est la limite des conditions empiriques du déploiement de la Technique, à
savoir l'épuisement de la Terre. Cette limitation externe peut être, en
principe du moins, surmontée par la conquête spatiale et par l'appropriation
cosmique qui marque le dépassement de la Terre et de ses limites par les
ressources infinies qu'offre le cosmos : c'est la thèse d'Hottois. Mais quand
bien même ce projet de science-fiction serait-il possible, il ne pourrait en
lui-même surmonter la limite interne du devenir-technique de la métaphysique,
que soulignent sa perte du sens, et plus radicalement encore son monisme : la
confusion de l'homme, du monde et de l'être en une masse indistincte qui, à
mesure que ses échanges internes se multiplient et s'intensifient, devient de
plus en plus statique et inerte, ce qui nous renvoie à la fin de l'histoire.
II. Cette crise de la
philosophie, sa difficulté à assumer un rapport lucide à la question de la
puissance, son inadaptation à penser les conséquences du double paradoxe que
nous venons d'énoncer se développent en 4 étapes : 1) l'étape cartésienne ; 2)
l'étape idéaliste, et je pense, en particulier, à l'idéalisme allemand d'un
Hegel, d'un Fichte, voire d'un Schelling ou même, j’oserais l’affirmer, d'un
Marx qui par maints traits reste tributaire de ce qu’il ne cesse de dénoncer ;
3) l'étape heideggérienne, qui renvoie à ce que Heidegger appelle lui-même la
destruction de la métaphysique ou Jacques Derrida sa "déconstruction"
; 4) Enfin l'étape nietzschéenne qui
nous offre une première possibilité de résolution. Chaque étape marquant à la
fois : 1) Une tentative de surmonter la crise de l'étape précédente ; 2) Mais
une tentative vouée à l'échec, qui ne fait qu'aggraver les pathologies qui
affectent notre rapport à la puissance, renforcer les 2 paradoxes, et accentuer
le plus dangereux malentendu entre le spectacle de la puissance et sa réalité.
Chaque étape cherche donc à résoudre les apories de la précédente, mais au prix
de nouvelles difficultés plus problématiques et périlleuses encore.
1) Le cartésianisme donne
certainement la formule la plus simple et la plus évidente de la puissance de
l'homme par rapport au monde et à sa matérialité, une formule qui encore
aujourd'hui rend raison, pour le sens commun du moins, de l'action des hommes
sur le monde, sans trop se poser de problème, comme si les choses allaient de soi.
La formule est simple : d'un côté un sujet (l'homme), de l'autre un objet (la
nature), les deux formant face-à-face, se constituant dans le jeu même du
face-à-face : la subjectivation de la pensée déterminant sa puissance
d'objectivation, tandis que le sujet à son tour se constitue par l'exercice
même de cette puissance.
La nature en elle-même est un
chaos, mais il est possible, par les schèmes de la raison et, en particulier,
par ses schèmes mathématiques, de simplifier la nature, de la réduire à ses dimensions
géométriques, à sa simple extension, et ainsi de la rendre inerte, ouvrable et
manipulable à volonté, par le jeu de la mécanique qui se contente de déplacer
les formes pour les reconfigurer à volonté. La nature est réduite à sa matière,
et sa matière à son tour réduite à son extension géométrique, ce que les
philosophes appellent une matière intelligible, en tant que telle, parfaitement
adaptée à l'intelligence, au travail de la raison qui à son tour garantit le
processus de subjectivation de l'homme. Par le travail de l'objectivation,
l'homme se fait “maître et possesseur de la nature”, selon les termes mêmes de
Descartes, maîtrise et possession par laquelle il affirme sa subjectivité sous
la forme de la domination de sa raison sur la matière, de sa capacité à
transformer et reconfigurer le monde, selon le projet qu'il en a, pour sa plus
grande utilité et longévité. On reconnaît bien là les fondements de l'idéologie
technicienne habituelle, telle qu'elle se dit encore aujourd'hui. La domination
du monde que procure à l'homme l'esprit scientifique pénétrant les lois de la
nature pour mieux en exploiter les ressources pose deux ordres de problèmes :
Elle postule une parfaite
inertie de la matière, son obéissance et sa soumission totale aux injonctions
de l'esprit. Ici se manifeste à l’évidence la naïveté de ce modèle opératoire.
De fait, la mathématisation de la nature chez Descartes a pour but précisément
de rendre inerte la nature, de l'insérer dans une physique purement statique.
Cette détermination de la matière, qui faisait fortement problème chez Aristote
évoquant la résistance, la surdité de la matière, va de soi chez Descartes,
précisément parce que Descartes prétend, grâce à la fois à l'outil mathématique
et aux processus d'objectivation, avoir dissipé ce qu'il appelle les vertus
occultes, càd les forces que les Anciens attribuaient aux êtres pour en
expliquer la consistance et la vie. Cependant, nous savons que si les vertus
occultes ont disparu, il reste néanmoins vrai que cette question des effets
pervers de l'action mentale des hommes sur
le monde est toujours d'actualité, par le passage du local au global.
Alors que Descartes, au nom de la géométrie de son temps, a une conception de
la matière partes extra partes,
parataxique, purement additionnelle, sans possibilité d'une assomption des
parties dans un tout sinon supérieur, du moins autonome, on sait aujourd'hui
par la cybernétique ou mieux encore par la théorie de la complexité que la
nature n'est pas partes extra partes,
mais qu'il y a toujours deux niveaux, celui du tout et celui des parties, deux
niveaux en permanente interaction, en boucle récursive, en hiérarchie
enchevêtrée, selon les formules de la théorie de la complexité, et c'est
précisément dans ce jeu d'interaction que peuvent advenir les effets pervers,
non moins occultes que les vertus mystérieuses que prêtaient aux choses les
vieilles conceptions magiques de la nature.
Certes, la conception
géométrique de la matière permet de penser l’infinitisation de la nature qui
s’ajoute à elle-même ad libitum et,
par contrecoup, de penser aussi l’infinitisation du pouvoir de la pensée qui
s’étend à la mesure de son champ d’action. Mais c’est, comme le dit Hegel, un
mauvais infini, un infini extensif dont la prolifération est dépourvue de sens,
un infini condamné à l’épuisement, au contraire de l’infini intensif, dont
témoignent les systèmes autonomes, qui font preuve de plus en plus de puissance
à mesure qu’ils se complexifient.
– Il existe un second problème
plus important encore que Descartes, au demeurant, a clairement repéré (mais
sans l’avoir résolu), et qui me semble être le nœud de la crise : le problème
de la force qui règne dans le monde et sans laquelle aucun mouvement, aucun
déplacement, aucune action ne sont possibles. Car Descartes, pour instaurer ce
face-à-face du sujet et de l'objet, de
l'homme et de la nature, a été contraint de procéder à un suspens radical de la
question de la puissance : postulat de l'inertie du monde réduit à de simples
figures géométriques, impuissance aussi de l'esprit limité à la seule méthode
logique. Pour résoudre ce problème, Descartes en appelle à la théorie de la
Création continuée où Dieu apparaît surtout comme un dieu de théâtre, un deus ex machina. De fait, selon la
conception cartésienne de la création divine, Dieu est obligé, à chaque
instant, de remettre du jus dans sa création pour rendre raison du mouvement
des choses au risque sinon de voir le
monde s'effondrer. Le cartésianisme, qui part de la conception la plus
triviale de l'humanisme (comme maîtrise et domination de la nature par l’homme)
s'achève ainsi dans une théologie de la toute-puissance (où point le plus
dangereux malentendu nietzschéen, la toute-puissance comme symptôme de la
faiblesse et de l’épuisement du monde), philosophie d'autant plus
insatisfaisante que l'articulation entre le point de départ et le point
d'arrivée, la logique de leur transition, le sens de ce renversement de l'homme
à Dieu, n’apparaît pas clairement.
2) C'est la grandeur de
l'idéalisme allemand d'avoir tenté de résoudre l'aporie cartésienne sur
l'origine de la puissance, sur son intégration dans le couple sujet/objet, sans
laquelle la question de la technique reste impensable. Cet effort de la pensée
vise à relancer la puissance de l’homme et l’infinité de ses possibilités,
mais, encore une fois, ce genre de relance tourne court, et reconduit l’homme
aux paradoxes de son action.
A cette fin, l’idéalisme refonde
à nouveau frais la notion de système. Le nom fait peur, mais la chose est
simple. Le système philosophique, c’est tout simplement l’articulation de
l’homme, du monde et du principe. Le principe est le tiers exclu du couple du
sujet et de l’objet, sans lequel pourtant le rapport de l’homme au monde ne
fonctionne pas ; c’est pourquoi il était philosophiquement nécessaire de le
réinscrire clairement dans le jeu métaphysique, sans en faire un Dieu de
contrebande, un deus ex machina ; ici
réside tout l’intérêt de cette conception à trois éléments qu’est le système
philosophique.
– En passant de 2 à 3
protagonistes, la règle du jeu change. Le jeu métaphysique n’est plus le
face-à-face statique et finalement stérile de l’homme et de la nature, où
chacun campe sur ses positions, mais il devient un processus où chaque élément
interagit l’un sur l’autre. Le monde
conditionne l’homme certes, mais l’homme, par sa relation privilégiée au
principe (quel que soit son nom), est aussi en mesure de transformer le monde,
transformation qui à son tour est susceptible de modifier le rapport que
l’homme entretient au principe. Changer le monde ne sert à rien si l’homme
n’est pas à son tour modifié, car l’homme lui-même doit être à la hauteur des
transformations du monde qu’il opère, et il est clair qu’ainsi transformé,
l’homme conçoit et vit l’être, la vie, l’histoire tout autrement. La notion de
transformation change de sens : il ne s’agit plus d’une transformation
technique comme chez Descartes, où l’on
opère sur la matière au moyen des schèmes de l’esprit, mais d’une transformation
métaphysique où tout se modifie à la fois : l’homme, le monde, voire le
principe. La transformation métaphysique est une transformation au niveau des
conditions même de la production technique, càd au niveau même de la
constitution de la subjectivité et de l’objectivité, ce qui définit proprement,
chez Marx, la Révolution. La philosophie du système, ainsi définie, s’élève à
un niveau supérieur de conscience de la réalité.
Le procès des 3 instances crée
du mouvement par le jeu même de leur articulation : nous passons d’un schème statique à un schème
dynamique. Le système est non seulement un cercle où chaque terme interréagit
l’un sur l’autre en une boucle infinie sans point de départ ni d’arrivée, mais
il est aussi une spirale qui progresse en accédant au niveau supérieur par la
seule dynamique de son procès interactif. Ce mouvement à la fois circulaire et
spiralé définit ce que le philosophe idéaliste appelle l’histoire.
– Le procès met en place une logique qui rend raison de
sa progression et transforme le cercle en spirale. Cette logique est celle de
la transparence et de la présence. Le but du système est, par son mouvement
même, de rapprocher de plus en plus les éléments entre eux, de renforcer leur
présence mutuelle, je dirais même leur promiscuité, afin en particulier de
donner à l’homme plus de moyens d’action et plus de puissance sur les
conditions de son existence. Le mouvement de la spirale va vers de plus en plus
de transparence ; chaque passage d’un niveau à l’autre se traduit par un plus
grand degré de transparence des modes de fonctionnement du système et par un
plus grand degré de proximité de l’homme au monde et au principe qui lui
apparaissent de moins en moins étrangers. La puissance du système dépend
elle-même de cette transparence conçue comme la victoire sur l’entropie.
L’homme se fait plus présent au monde tandis que le monde lui est de plus en
plus familier, jusqu’à devenir le miroir de l’homme, reflétant son image sans
distorsion, ni effet pervers ; il faut aussi que le principe soit de plus en
plus compréhensible, de moins en moins imprévisible et obscur ; il faut de
surcroît mieux connaître les lois par lesquelles le principe dispense sa
puissance à la nature et aux hommes, par exemple pour mettre fin aux guerres ou
pour prévenir les catastrophes naturelles. Par cette assomption du système à la
transparence, on passe de la nécessité obscure d’un principe insaisissable et
d’un monde aliénant au système de la liberté où tout est à la disposition de
l’homme sans réserve ni malentendu ; bref, un ordre parfaitement réconcilié
entre l’homme, l’être et le monde.
Le problème, c’est que cette
logique a une fin qui conduit à la transparence totale du système, à la
parfaite réconciliation des éléments au risque de leur assimilation mutuelle,
de leur parfaite identification en un système purement immanent où il n’est
plus possible de faire la différence entre le monde, le principe et l’homme, ce
que Hegel appelle la fin de l’histoire. Pourtant, la force du système dépend de
sa dynamique, du mouvement de son procès ; or, ce qui déclenche le processus
systématique, c’est la différence qui existe entre ses trois éléments. Placer
le système sous la logique de la réconciliation entraîne nécessairement la
réduction de la différence et donc la fin de son mouvement, ce que Heidegger, à
la suite de Schelling, appelle le blocage du système : le système se bloque, se
met à l’arrêt.[14] Or le
système fonctionne comme la révolution dont il est au demeurant la matrice
métaphysique : telle une bicyclette, elle tombe dès qu’elle cesse de rouler.
Autrement dit, il n’y de révolution que permanente. La remise en cause
permanente des conditions de la vie est l’essence même de la révolution.
Par conséquent, la
réconciliation, la fin de l’histoire ne signifient nullement le paradis d’un
monde entièrement libre, stabilisé et pacifié, mais renvoie au contraire à
l’enfer d’un monde parfaitement vain et indifférencié, disposé, dans son
indifférenciation et dans sa désinstitutionnalisation, à toutes les aventures
et à toutes les errances. En effet, une fois le système réconcilié, il est
condamné à sombrer immédiatement dans le chaos de l’indifférenciation, et donc
à nouveau dans l’impuissance (encore une fois fait retour ici le plus dangereux
malentendu qui, sous le couvert de la toute-puissance, masque une faiblesse et
une fragilité insondables). C’est cette contradiction fondamentale du système
idéaliste que la philosophie heideggérienne de l’Etre, qui en réalité est
encore et toujours une philosophie du système et de sa relance, va s’efforcer
de résoudre, au prix , encore une fois, de nouvelles apories.
3) Heidegger a eu le génie, en
particulier dans la dernière période de sa réflexion, de rassembler sa pensée
autour de la question de la technique (“La question de la technique” in Essais et conférences, Le principe de raison, “La Volonté de
puissance en tant qu’art”, in Nietzsche I,
mais aussi, plus précocement, “De
l’essence et du concept de physis, Aristote, Physique II, 1 in Questions II, ou encore le cours de 1939 Kunst und Technik, sans oublier enfin le
le court essai tardif et suggestif Langue
de tradition et langue technique). Il affirme que l’essence de la technique
moderne et de son ordre, de ce qu’il appelle le Gestell, n’est ni l’utilitarisme ni le positivisme ni le
pragmatisme qui, à ses yeux, ne sont que des épiphénomènes du sourd travail de
la pensée, mais ce qu’il y a de plus profond et décisif dans la métaphysique, le destin de l’Etre et en
particulier de l’Etre considéré comme présence : un destin qu’il repère dès
Platon définissant l’Etre comme ousia,
càd comme présence et substance de ce qui est sous la main, disponible, sans
oublier de préciser que le terme ousia
peut aussi signifier en grec les richesses, le patrimoine, ce qui est visible,
solide, appropriable. Or, pour Heidegger, cet état de l’Etre conduit
inexorablement au monde de la technique, en passant par les étapes de
l’objectivité qui n’est finalement que le renforcement de la mise en présence
et de la mise à disposition des choses par un traitement préalable, une
préparation de la chose par la raison de l’homme, puis par sa Volonté de
Puissance, ultime instance qui manifeste la vérité de cette mise à disposition
du réel dont le but n’est ni la connaissance de la chose ni sa garde et sa
préservation, mais uniquement l’accroissement de la puissance sans autre fin
qu’elle-même. Cette histoire qui conduit de la présence de l’essence à la
volonté de puissance explique bien, aux yeux d’Heidegger, le devenir technique
de la métaphysique ; il accomplit le geste métaphysique, dit la vérité de ce
qui se joue depuis l’origine dans cet exercice singulier de la pensée qu’on
appelle métaphysique.
Dans ce cadre, évidemment, les
philosophies du système qui ont pour but la transparence pour l’homme de ses
propres conditions de possibilité, de ses propres conditions d’existence, et
qui visent à instaurer la présence de l’homme à l’ensemble des données qui le
conditionnent pour qu’il en prenne plus facilement la maîtrise, font
entièrement partie de ce devenir-technique de la métaphysique, qui est aussi
l’histoire d’une tromperie, d’un malentendu, le malentendu d’une puissance
d’autonomisation, de liberté (que marque la capacité de l’homme à agir sur ce
qui le conditionne, car il s’agit bien là, à mon sens, du projet essentiel de
la technique de l’homme jusqu’aux bio-technologies actuelles) qui s’achève par
l’aliénation de l’homme dans le dispositif technique et dans sa mobilisation
totale, au risque de la perte de son humanité, de sa réanimalisation. Eternel
malentendu donc entre la présomption de l’homme, le spectacle qu’il donne de sa
puissance, et l’épuisement qui ne cesse de le menacer.
Pour parer à ce danger,
Heidegger va essayer de réinstaurer dans le rapport entre l’homme,
le monde et le principe de l’écart, de la distance, de la profondeur, ce qu’il
appelle aussi de son maître mot, de la différence. Ce qui ne peut passer que
par un bouleversement du sens même du système. Le système idéaliste, celui donc
que reprend et critique Heidegger, est un dispositif proprement humaniste qui
intègre le principe et le monde pour permettre à l’homme de mieux les
maîtriser, et qui organise la maîtrise de l’homme sur le monde et le principe
pour faire accéder l’homme à son autonomie et à sa liberté ; se met ainsi en
place une filière que l’on peut résumer en trois termes :
intégration=maîtrise=liberté. C’est cette filière humaniste que la relance
heideggérienne du système vise à détruire.
A l’intégration du système et de
ses éléments, Heidegger substitue la différence. La différence n’est pas
opposée à l’intégration ; le contraire de l’intégration c’est l’absence de
système ou sa totale désarticulation, le non-rapport absolu de l’homme, du
monde et du principe, un athéisme doublé d’un dandysme, une figure limite de la
pensée, perspective que Heidegger rejette absolument ; la différence n’a en
réalité de sens que dans un système intégré. Simplement, la différence dit que
l’intégration absolue, la réconciliation sont impossibles, que le système se
trouve toujours sous la menace de l’entropie, et que cette impossibilité et
cette menace sont le moteur même de la dynamique du système ; en tant que
telle, la tâche de l’homme n’est pas une tâche solipsiste d’autonomisation de
soi, mais bien plutôt une tâche altruiste d’articulation, de mise en relation
des éléments entre eux à la fois pour les intégrer, pour empêcher que le
système se défasse sous l’effet de ses forces centrifuges (c’est le moment de
l’identité comme le qualifie Heidegger dans son fameux essai Identité et différence) mais aussi pour
les tenir à distance, pour empêcher que le système se défasse sous l’effet, ce
coup-ci, de ses forces centripètes (c’est le moment de la différence). Le
travail d’articulation et de mise en relation a pour nom dans l’histoire de la
métaphysique depuis la Renaissance la copula,
la copule dont l’homme a le privilège de remplir la fonction : copule que
Heidegger thématise sous le terme de Dasein,
d’être-là, mieux encore d’être le là, qui définit l’homme comme le point
privilégié du système, ouvert ou exposé au monde et au principe, et qui par
cette ouverture les relie. La filière donc change radicalement de nature : à
l’intégration se substitue la différence et la distance, à la maîtrise, la
relation et l’articulation, et à la liberté, l’exposition et l’ouverture.
Mais quel est le sens d’une
telle modification ? Il s’agit bien de relancer le système, de le
débloquer, de le remettre en mouvement
en lui donnant du rythme, le rythme même de l’identité et de la différence, par
le jeu de la proximité de l’homme, du monde et du principe, et de leur
éloignement, de leur mise à distance mutuelle. Or, débloquer le système,
le remettre en mouvement ne signifie
rien d’autre que relancer sa puissance, voire l’intensifier, puisque dans le
cadre du système, mouvement et puissance s’identifient. Dans cette relance, la
puissance prime sur la maîtrise et la liberté. Ou plus exactement, et tel est
le raisonnement d’Heidegger, placer la puissance dans la liberté et l’autonomie
de l’homme, c’est nécessairement la réduire, et réduire la puissance à laquelle
l’homme peut avoir accès c’est au bout du compte réduire aussi la maîtrise et
la liberté de celui-ci. Bref, la seconde filière (différence, articulation,
ouverture) conditionne et intègre en réalité pour Heidegger la première par un effort
supplémentaire d’intégration qui, en une sorte de ruse de la pensée, passe par
la remise en cause de ce premier niveau d’intégration, son niveau primaire, que
représente la réconciliation.
Il semblerait donc que les
apories de la systématique idéaliste soient résolues, et qu’on puisse ainsi
concilier l’intégration du système et son mouvement, en passant à un niveau
supérieur de puissance où la puissance de chacun des éléments du système, loin
d’être captée et résumée par l’un d’entre eux, se stimulent et s’intensifient
les uns les autres, par une sorte d’émulation, sans rien perdre de leur
singularité. Mais c’est au prix d’une
modification radicale du statut métaphysique de cette puissance. De fait, on ne
peut concilier intégration et mouvement qu’en passant du régime de
l’effectivité de la puissance à celui de sa virtualité.
La puissance effective,
l’effectivité de la puissance, c’est la puissance, qui s’inscrit dans le réel, le marque et l’informe, bref
s’y réalise. La puissance effective est
donc de l’ordre de ce que Nieztzche appelle des Herrschaftgebilds, des formations de souveraineté, ou plus
exactement des formations de domination où la domination se traduit par un ordre, des institutions, des Etats, des
superstructures évidentes et pesantes. On sent alors la puissance et elle se
donne à voir. En tant que mise en forme qui donne à voir la puissance,
l’effectivité apparaît donc comme le mode fondamental de la mise en présence,
de la présentification. Dans ces conditions, l’on comprend pourquoi la
puissance qui concilie l’être et le mouvement ne saurait être une puissance
effective, puisque l’effectivité est précisément ce qui risque à chaque fois de
pétrifier le mouvement en ses formes et ses formules, de réduire l’être à une
simple exposition universelle d’étants statiques, d’écraser le système et d’en
provoquer le blocage.
Face à l’effectivité de la
domination qui conduit au blocage du système, il faut penser ce que peut être
une puissance virtuelle. Une puissance virtuelle est une puissance
insaisissable, inutilisable, irreprésentable. Il s’agit d’un virtuel pur, non
pas d’un potentiel appelé, à un moment ou à un autre, à passer à l’acte ; le
virtuel pur caractérise une puissance destinée à ne jamais se concrétiser, à
rester en permanence dans le retrait de sa non-réalisation. La dialectique de
l’intégration et du mouvement se définit alors comme une mise en réserve, la
constitution d’un horizon infini de puissance qui à la fois retient nos coups
et les maintient : retient nos coups parce que, dans le cadre de son
indisponibilité, la puissance ne va jamais au bout de ce qu’elle peut ; mais
les maintient aussi parce qu’ils gardent précisément une réserve, une garantie,
qui pour être indisponible n’en est pas moins là, et qui les préservent de
l’épuisement.
Il n’est pas plus bel effort de
la pensée que cette réouverture de la systématique, je veux dire le système
défini comme ouverture, comme conciliation de l’intégration et du mouvement,
pour résoudre les paradoxes de la puissance et de l’infini, et leur donner une explication intéressante, féconde,
destinale. D’une certaine façon, les paradoxes semblent même renversés,
retournés de leur pôle négatif en leur pôle positif. Et c’est dans ce
retournement que se joue leur solution. De fait, il ne s’agit plus de penser
comment la puissance s’épuise et s’achève en impuissance, mais au contraire
comment en retenant sa puissance, en assumant pleinement notre finitude nous
garantissons notre force ; de même, il ne s’agit pas de partir à la conquête de
l’infini pour découvrir au bout du compte notre finitude, mais au contraire de
jouer de notre finitude même pour nous ouvrir et accéder, en un degré supérieur
d’intensité, à la plénitude du système et de son mouvement. Bref, la
métaphysique détiendrait donc en elle les solutions des apories qu’elle a
contribué à mettre en place.
Cependant, une certaine
ambiguïté plane sur ce type de puissance. Les philosophies de la destruction ou
de la déconstruction de la métaphysique qui constituent moins une remise en
cause de la métaphysique que de son effectivité, jugent que parce qu’elle est
ineffective et virtuelle, la puissance est innocente et non-violente, étrangère
à toute domination comme si la domination ne pouvait se concevoir que dans ses
formations, comme si seul l’ordre informé, structuré, étatique était
susceptible d’imposer une domination. En réalité, la virtualité de la puissance
engendre elle aussi de la violence : un type de violence spécifique, inordonné,
désinstitutionnalisé certes, mais qui ne fait pas preuve pour autant de moins
de domination. Nous touchons ici au sens profond de l’engagement politique
d’Heidegger.
Walter Benjamin, dans sa Critique de la violence, un texte de
1921, distingue trois types de violence : la
violence économique, la violence politique et la violence divine.[15] La violence
économique est assimilable au monde de la technique, au Gestell, càd à ce type
d’extériorité qui, bien que nous en soyons nous-mêmes les auteurs, nous
asservit et nous aliène, se perpétuant et se reproduisant sans fin ni projet
par le simple effet de notre patience ; violence quotidienne qu’inflige l’ordre
factuel des choses. Contre cette première violence empirique, factuelle,
animale, dépourvue en tout cas de toute signification, la philosophie traditionnelle
a essayé de penser un autre ordre rationnel et institué qui puisse surmonter la
jungle sociale au nom des principes d’égalité et de justice, ce qu’on appelle
en un mot la politique. Evidemment, ce deuxième ordre ne s’impose pas de soi ;
il doit pour régner faire preuve lui aussi de violence, et probablement d’une
violence supérieure, nécessaire pour imposer à la fourmilière économique son
processus d’hominisation. Ce second type de violence, Benjamin la qualifie de
violence de la fondation, puisqu’elle contribue à fonder une formation de
souveraineté, et à donner un règne au sans-règne de la fourmilière. Cette
violence est, pour Benjamin comme pour Heidegger, la violence effective par
excellence, celle qui marque les corps, les dompte et les éduque pour les
hominiser : violence donc de l’humanisme qui, loin d’affranchir l’homme de la
contrainte économique, ne fait qu’ajouter une contrainte à une autre, une
surcontrainte qui finalement force l’homme à subir la première contrainte plus
qu’à s’en libérer. C’est le sens en particulier de la critique que fait Marx de
la philosophie du droit de Hegel. Pour Hegel, il ne s’agit moins de
révolutionner la société civile et son fonctionnement économique que de lui
donner un sens par rapport au travail de l’Esprit et au frayage de l’histoire,
tâche dont l’économie en elle-même ne peut, en raison, de son animalité
sous-jacente, se charger, mais qu’il appartient à la politique et à la
construction juridique de l’Etat d’accomplir. Pour Marx, le système hégélien,
fondé sur la souveraineté, càd sur la différence constamment maintenue de
l’économique et du politique, n’est qu’une ruse conservatrice qui, sous
prétexte de la rénovation politique de l’économique (au sens théologique du
vieil homme qui devient l’homme nouveau par la venue du Christ, du logos, de l’Esprit, et qui symbolise, du
point de vue philosophique, l’homme-animal, initialement polarisé par ses seuls
besoins et sa pulsion de conservation, accédant au statut de l’homme historique ouvert au système et à son
procès) maintient l’ordre économique au prix d’une surédification politique de
la domination, sur le modèle, par exemple, du Chili de Pinochet où la dictature
politique s’est mise au service de la libéralisation de l’économie et de sa
gestion monétariste.
C’est pourquoi, pour Benjamin,
l’authentique révolution, celle capable de nous affranchir de la factualité de
l’ordre quotidien et animal des sociétés, ne saurait emprunter sa force à
l’effectivité. La véritable force capable de renverser le quotidien est
indécidable, indisponible, insaisissable ; elle ne tranche pas, ne produit
aucune forme, ne crée aucun ordre et, en tant que telle, est dépourvue de toute
effectivité ; cette force singulière et virtuelle, l’authentique force
révolutionnaire, Benjamin la qualifie de " violence divine" pour la
distinguer de la violence humaine :
violence ineffective, qui ne fonde rien, qui plus encore ne laisse
aucune trace, aucune blessure ouverte, la violence sans règne, ou plus
exactement sans règne visible et efficace : violence de la transience divine,
du Dieu de l'Exode, du Dieu qui
court. Affleure, chez Benjamin comme chez Heidegger, l'idée que seule
l'effectivité, l'effectivité en acte, fait preuve de violence, tandis que tout
ce qui est ineffectif serait inoffensif.
Or, il existe à mon sens une
violence de l'ineffectif et du virtuel, d'autant plus dévastatrice qu'elle est
invisible et souvent insensible. Comme en témoignent l'apocalypse discrète de
la théologie médiévale ou les bombes à neutrons de l'industrie militaire
contemporaine, la violence peut maintenir en état l'apparence de la substance
tout en la dévastant de l'intérieur. Face d’ombre de l’hégélianisme et de son
spiritualisme, qui en cherchant à vivifier notre animalité, y introduit la
mort. Violence de la révolution permanente, qui transit et dévaste tout sans
reste, violence messianique de la guerre, de l’embrasement et de la
purification. Ou plus simplement encore imprévisibilité, incertitude et
immaîtrisabilité des risques systémiques qui, en tant que tels, sont eux aussi
de l’ordre de la pure virtualité. Fait ainsi retour, sous sa forme la plus
radicale, le plus dangereux malentendu : à nouveau, l’homme laisse percer dans
sa quête de la puissance, en ce qu’elle a pourtant de plus authentique et innocente,
un immense désarroi, une pulsion de mort incompressible. Il se peut bien que la
métaphysique soit finalement sans remède pour soigner ses propres maux.
4) Il existe une dernière voie,
celle que Nietzsche a empruntée ou en tout cas qu’il nous permet d’emprunter.
Cette voie est celle de la désarticulation du système que Nietzsche a signifiée
par son fameux mot : “Dieu est mort.” Comme le note très justement Heidegger
dans l’analyse de cette formule appelée à connaître un grand succès, la
proposition “Dieu est mort” n’a rien de théologique, de sociologique ou
d’historique.[16] Elle ne
signifie, en aucune façon, le déclin des religions ou l’inanité de la
Révélation. Ce mot a essentiellement une résonance métaphysique, fortement
anti-hégélienne, qui signifie deux choses :
1) Le système est caduc,
l’articulation de l’homme, du monde et du principe est une fiction ;
2) Ce qui entraîne pour
corollaire que le lien entre religion et métaphysique, ou plus précisément, que
la métaphysique comme accomplissement du religieux sous la figure du
théoligico-politique, ou mieux encore, de l’onto-théo-politique, tel que Hegel
l’a mis en place, est infondé.
III. Je ne discuterai pas de ces questions qui nous entraînerait
au-delà de ce que livre s’est fixé et qui remettent en cause les notions même
de l’homme, du monde et du principe, nous contraignant à repenser les principes
fondamentaux de l’anthropologie, de la sociologie et de la métaphysique
sur de toutes nouvelles bases, que sont l’absence de la potentialisation de la
systématique, son défaut de puissance originaire, son manque radical, ce que
Nietzsche de tous les penseurs occidentaux a médité le plus profondément. Je
dirais simplement qu’il faut trouver le moyen, – et c’est là toute la
difficulté de cette pensée de la désarticulation du système, que j’appelle son
“désarmement” –, de ne pas retomber dans la confusion et l’indifférenciation
des instances au risque de soumettre l’homme encore une fois au monde de
l’économie et de la technique qui est l’organisation même de la confusion et de
l’indifférenciation. Il faut alors penser une désarticulation du système qui
maintienne à la fois à distance et en relation l’homme, le monde et le
principe, mais sans que ce jeu de relations à distance entraîne un procès producteur
et dispensateur de puissance, puisque toutes les difficultés, toutes les
apories, tout le malentendu proviennent de cette puissance d’autant plus
perverse qu’elle se veut innocente. Difficulté d’autant plus ardue à résoudre
que le principe qui assure cette relation à distance des éléments dans le
système n’est rien d’autre que le mouvement même de ce procès. Il nous
appartient donc de penser une fonction qui se substitue au procès pour tenir et
maintenir à distance mutuelle, dans le suspens du système et du mouvement de sa
puissance, l’homme, le monde et le principe. Cette fonction alternative au
procès ou au processus, Nietzsche, encore lui, lui donne un nom, très tôt, dès Les Secondes considérations inactuelles
(1874), un nom qui ne cessera de faire retour jusqu’au Crépuscule des Idoles (1889), celui d’héritage et de transmission,
termes au demeurant bien plus familiers au juriste qu’au philosophe.
La remise en cause du
contrat social.
I. La théorie politique se trouve dans la même
situation aporétique que la métaphysique ; d’une façon générale, les catégories
de la théorie politique traditionnelle semblent de moins en moins capables non
seulement d’expliquer la réalité des fonctionnements institutionnels et
sociaux, mais, plus gravement encore, de nous fournir des armes pour affronter
les menaces qui obscurcissent l’avenir ; et ce, pour deux raisons :
1) D’une part parce que les
catégories politiques doivent beaucoup à la formalisation philosophique (comme
en témoignent les notions de liberté, de changement, de progrès, etc.) ; il est
clair que la crise de la philosophie entraîne nécessairement la crise théorique
de la politique. De fait, notre théorie politique dérive, dans l’ensemble, de
deux sources du XIXème siècle : l’économie politique anglaise représentée par
l’œuvre d’Adam Smith et de Ricardo
(dont les principes et les schèmes structurent encore fortement l’idéologie
libérale), l’idéalisme allemand dont Hegel est la figure emblématique ; Marx a
essayé de faire la synthèse entre ces deux courants. Heidegger a lui aussi
essayé de penser le surmontement de l’antinomie entre la culture économique et
technique de son temps et les réquisits du système ; et en cela, il est à mon
sens l’héritier le plus authentique de Marx, même s’il conçoit les rapports de
la puissance, de l’homme et de l’Etre autrement. La pensée de la technique
qu’il défend n’est pas une pensée réactionnaire, nostalgique des temps de
l’artisanat (nostalgie au demeurant qui affleure de temps à autre chez Marx), mais
annonce les grandes révolutions technologiques des nouvelles techniques de
communication et d’information et leurs utopies.
C’est précisément parce qu’ils
ont essayé de faire la synthèse de ces deux savoirs que les pensées de Marx et
d’Heidegger ont eu une position aussi dominante et que, malgré le discrédit
politique qui les menace, leur influence reste en réalité inentamée. Par
ailleurs, il ne faut pas non plus sous-estimer le retour du libéralisme qui
marque clairement les limites d’une telle synthèse, si ce n’est même son
impossibilité. Si la philosophie politique essaie de faire la synthèse entre
d’une part l’approche économique, sa réalité pragmatique, et d’autre part
l’approche spéculative qui lui donne sens, la théorie politique ne saurait cependant
se résumer à cette synthèse illusoire. Une théorie politique qui se réduirait à
la poursuite de cette synthèse, est appelée à se fourvoyer dans les mêmes
apories que la philosophie, à souffrir du même don quichottisme qu’elle, et
d’une façon d’autant plus aiguë que la question de la puissance est évidemment
centrale pour la théorie politique. Nous sommes donc amenés à sortir de la
synthèse.
2) L’incapacité de la théorie
politique à répondre aux défis de notre temps provient de son don quichottisme,
de ses promesses merveilleuses et intenables : l’abondance infinie, les
lendemains qui chantent, la communion des saints, le paradis sur Terre, et que
sais-je encore ! Les plus modestes ne parlent que d’idéal régulateur, mais que
vaut une régulation dont le principe n’est qu’une illusion : une simple
mystification. Quoi qu’il en soit, la théorie politique, qu’elle soit libérale,
réformiste ou révolutionnaire, reste entièrement sous le couvert de la promesse
philosophique de l’infini, de la promesse infinie de la philosophie. Pas plus
que notre culture philosophique, la théorie politique ne semble adaptée aux
enjeux que pose la dimension finie de la Terre.
II. Pour prendre la mesure de
cette crise de la théorie politique, Le contrat Naturel de Michel Serres,
dont les implications politiques me semblent plus importantes encore que les
implications écologiques et scientifiques, fournit un certain nombre de notions
pertinentes, même si l’idée d’un contrat naturel, l’appel à une
“physiopolitique”, càd à une politique où “les institutions que se donnent les
groupes dépendront désormais des contrats explicites qu'ils passeront avec le
monde naturel”[17] posent des problèmes juridiques insolubles
que nous exposerons un peu plus loin.[18] L’idée du
Contrat naturel vaut en réalité non
pour ce qu’elle propose mais pour ce qu’elle rejette, autrement dit pour sa
critique du Contrat social qui est à la base de notre politique aussi bien
libérale que réformiste depuis 3 siècles. Remise en cause donc de 3 siècles de
théorie qui me semble nécessaire pour
affronter les enjeux d’aujourd’hui.
Mais quelle est la signification
de cette critique du Contrat social, de la démonstration de son inutilité,
voire de son impossibilité ? Qu’est-ce qui mérite d’être ainsi dénoncé dans le
Contrat social ? Michel Serres remet en cause la définition de la politique
comme auto-affection du social, comme enfermement du social sur lui-même ;
l’idéologie de l'intersubjectivité est ainsi ramenée à un simple symptôme de
l’incommensurable narcissisme des hommes ; remise en cause qui nous conduit, en
contrepartie, à assumer, avec courage et lucidité, la violence de
l'extériorité, càd le défi de la finitude du monde et des hommes ; les hommes
n’ont plus à cultiver leur jouissance ou leur bonne conscience, mais, de façon
plus urgente, à assurer la sauvegarde de leur condition de vie, à se soucier de
leur survie, d’où ce terme de “physiopolitique”, qui discrédite toute politique
comme auto-développement matériel, culturel ou spirituel du genre humain (politique
qui ne fait que traduire la logique du système), minimisant l’importance de
l’interaction humaine et des rapports sociaux au profit de l’interaction
symbiotique des hommes et de la Terre.
"Aucun
des discours de l'administrateur ne parle du monde, s'entretenant indéfiniment
des hommes. Une fois encore, la publicité, comme le veulent les règles de
formation d’un tel mot, se définit comme l'essence du public : ainsi donc, plus
qu'aucun autre, le politique ne s'adonne à aucun discours ni geste sans les
plonger dans la publicité. Plus encore, l'histoire et la tradition récentes lui
enseignaient que le droit naturel n'exprime que la nature humaine. Fermé dans
le collectif social, il pouvait splendidement ignorer les choses du monde. Tout
vient de changer. Désormais nous réputerons inexact le mot de politique parce
qu'il ne réfère qu'à la cité, aux espaces publicitaires, à l'organisation
administrative des groupes”.[19]
Il n’existe pas, à l’heure
actuelle, de critique plus violente et radicale du politique, puisque c’est
l’ordre politique dans son ensemble, tel qu’il se définit depuis trois siècles,
qui se trouve ainsi dénoncé. Ici, pas de différence entre libéraux, réformistes
ou révolutionnaires qui tous conçoivent identiquement le politique au service
exclusif de l’homme, de sa puissance et de sa liberté, de façon autistique,
sans considération de l’extériorité.
Luc Ferry ne s’y est pas trompé. Le
Contrat naturel date de 1990 ; Luc Ferry publie, en réponse à Michel
Serres, son essai sur le Nouvel ordre
écologique en 1992. Se noue ici un différend fondamental digne d’attention.
Le Nouvel ordre écologique n’est
certes pas le livre le plus philosophique ni le plus abouti de Luc Ferry, mais
c’est probablement son ouvrage le plus important, là où se joue l’ensemble de
son geste politique. Luc Ferry, avec Alain Renaut, à la suite d’Habermas, font
partie de ceux qui en France ont tenté de justifier philosophiquement
l’idéologie sociale-démocrate, telle qu’elle domine la vie politique française et européenne depuis la mort du
général de Gaulle. Et ceci, à partir d’une interprétation partiale de la
tradition kantienne, privilégiant l’intersubjectivité comme condition de la subjectivité,
et soulignant le primat de l’être-ensemble sur la fondation de soi.[20] Le
narcissisme des hommes qui se fondent dans le regard des autres n’en est
qu’infiniment redoublé par le jeu de miroir qu’instaure l’intersubjectivité. Il
est clair que l’exigence écologique, telle que Michel Serres la définit sous le
terme de Contrat naturel, remet radicalement en cause ce type de fondation du
politique, et c’est pourquoi il est apparu nécessaire à Luc Ferry de défendre
la Sociale Démocratie contre l’écologie qui lui apparaît comme la menace la plus
radicale de l’ordre politique établi. Mieux encore, dans une logique du front
uni, Luc Ferry étend le concept de Sociale Démocratie à ce qu’il appelle une
Libérale Sociale Démocratie, comme s’il acceptait entièrement les conséquences
de la critique “naturaliste” du politique, qui, renvoie à la même origine, à
savoir le Contrat social, les divers régimes et les différentes idéologies
reconnus aujourd’hui dans le débat politique.
Luc Ferry note, à juste titre,
que le droit n’a de sens qu’au sein de la communauté des hommes, et qu’intégrer
des minéraux, de végétaux, ou des animaux à l’ordre juridique constitue en
réalité son déni. Par conséquent, on ne peut substituer le contrat naturel au
contrat social, tout simplement parce qu’on ne peut contracter avec la nature.
Le droit et la politique restent l’affaire des hommes pour la cause des hommes.[21] L’argument
est imparable ; aucune refondation du politique ne peut en faire l’économie.
Mais il ne justifie en rien le narcissisme social démocrate, ni ne nous permet
de minimiser les menaces et les urgences écologiques de notre siècle. Nous
verrons que c’est précisément à travers le droit, dans ce qu’il a de plus
technique et de plus autonome, que l’on peut répondre au double paradoxe que
pose l’écologie, tout en surmontant les effets pervers du contrat social et de
son idéologie intersubjective. Au demeurant, on a tôt fait d’atteindre aux
limites de ce type d’argument qui vise
à assurer le salut de l’idéologie intersubjective plus que le maintien du droit
dans la vérité de sa discipline. C’est pourquoi, Luc Ferry est contraint
d’opposer un autre type d’argument, purement politique, qui assimile, au nom
des lois écologiques en vigueur dans le régime nazi, le vert au brun,
identifiés tous deux à la lutte contre l’humanisme que représenterait la
Libérale Sociale-Démocratie.[22] L’outrance
d’une telle accusation suffit à la disqualifier. L’assimilation au nazisme ou
au fascisme n’est que trop souvent l’ultima
ratio d’une pensée à court d’arguments. La paranoïa politique est, elle
aussi, une passion d’extrémiste. La préservation de l’autochtonie végétale,
l’interdiction des plantes et des essences allogènes, ne présupposent
évidemment, chez ceux qui gèrent nos Parcs Nationaux, ni racisme ni xénophobie.
L’art du jardinage, aussi rigoureux soit-il, n’est pas à l’origine des camps de
rééducation. Il y a entre la flore et l’humanité, une solution de continuité,
une dissociation des ordres de réalité que respecte, dans l’ensemble,
l’écologie.. Depuis 15 ans, la question écologique, qui ne cesse de prendre de
l’importance à la fois dans le débat politique et dans l’ordre juridique, ne
laisse soupçonner la moindre nostalgie de sa part pour les idéologies de
l’entre-deux-guerres. Elle manifeste bien plutôt l’extension du souci démocratique.
La menace fasciste en Europe, pensons à l’Europe de l’Est, a pris depuis de
tout autres formes, étrangères au souci écologique.
Michel Serres répond par avance
à ce type d’argument en retournant l’accusation de totalitarisme. Ce n’est pas
l’écologie qui conduit à la mort de l’homme, mais paradoxalement le narcissisme
du contrat social ; autrement dit, le “jeune Fichte” de l’intersubjectivité,
conduit nécessairement au vieux Fichte de l’Etat
commercial fermé et de l’Appel à la
nation allemande, ces textes fondateurs de l’idéologie allemande et
italienne du XXème siècle.
“Que
signifie cette belle totalité, sans exception ni lacune, qui concerne la
composition du groupe et les occupations de chacun ? Ceci, considérable, que le
savoir du citoyen vertueux et son activité de chaque seconde consistent à
connaître en temps réel tout ce que font les autres citoyens et à s'en occuper.
Tout le monde sait de tout le monde qui s'occupe de tout ce que tous pensent,
disent et font. Voilà le savoir absolu ou, plutôt l'information absolue,
l'engagement total, obligation contractuelle ou système de cordes et de chaînes
parfait, intégrale transparence visée par ceux qui font et lisent les journaux,
écrits, parlés ou visibles, voilà l'idéal des sciences sociales [et en quoi les
mass média sont la vérité des sciences sociales : parfaite adéquation des SS,
du système de communication et de la gouvernance des sociétés
sociales-libérales]. Hegel ne se trompait que de peu : le philosophe qui lit le
journal fait bien sa prière, mais à l'information absolue : rien en principe ne
lui échappe [...] Que tous sachent actuellement tout de tous et en vivent,
voici la ville de rêve et de liberté à l'antique, voilà l'idéal des philosophes
modernes depuis Rousseau, celui des médias et des sciences sociales de la
police et de l'administration : sonder, clarifier, informer, faire savoir,
montrer, rapporter.”[23]
On retrouve donc, au niveau politique, le fantasme de transparence
qui affecte la logique originaire, la logique hégélienne du système, une
transparence qui est aussi un aveuglement absolu face à la Terre, à tout ce qui est extérieur à l’homme mais dont dépend
pourtant sa survie.
Or, il y a deux
façons d'échapper à la logique du contrat social et à la totalité du système de
la communication absolue, càd au monde de la transparence, que produit
l’auto-polarisation aveugle de l’homme sur lui-même. A cette fin, il est en
effet possible de se référer :
– soit à Dieu, à un pouvoir
transcendant, à la prophétie, à la révolution, au jugement dernier, au
messianisme et finalement à une sorte de surpuissance (d’Übermacht, écrit Heidegger), une surpuissance dont le sens du sur- reste ambigu et indécidable entre
la surpuissance comme au-delà de la puissance, surmontement de la puissance en une
sorte d’ataraxie de l’agir, d’agir impuissant car gracieux et innocent, et la surpuissance comme un plus de
puissance, le plus de la puissance, l’intensification qu’apporteraient
l’innocence et la grâce elles-mêmes. Ce qui renvoie à l’achèvement du système
métaphysique, sous sa forme théologico-politique, telle qu’elle domine le XXème
siècle.
– soit à une refondation ou, au
moins, à une redéfinition juridique du rapport de l’homme à la Terre, comme en
appelle Michel Serres. Seconde voie que nous suivrons, mais selon des principes
politiques et juridiques radicalement
différents des siens.
I. Michel Serres propose une
redéfinition radicale du bon gouvernant, qui accorde plus d’importance aux
relations de l’homme à la Terre qu’aux relations des hommes entre eux. A cette
fin, il procède à une double dichotomie :
1) Dans un premier temps, il
assimile le politique et l’administrateur des sociétés contemporaines à une
sorte d’ingénieur social, qui gère la question politique comme un expert en relations publiques et en
sciences sociales, bon connaisseur de la dynamique des groupes, et habile à
utiliser les mass media comme régulateur psychique des populations : un
médiateur des interactions humaines. Ce à quoi M. Serres oppose une nouvelle
figure, qui se réfère en réalité à un très antique modèle de la politique, mis
en valeur par Platon, le pilote, modèle plus conforme aux urgences de notre
temps, et en particulier à la situation des hommes face à l’épuisement de la
Terre et aux dangers imprévisibles que cette situation fait courir aux hommes.
La nature de la cité se modifie : l’ingénieur social règle une machine
productive, le pilote, quant à lui, gouverne un bateau, semblable à l’arche de
Noé perdu au milieu du déluge. La situation des hommes dans leur rapport à la
Terre n’est-elle pas comparable à celle d’un équipage perdu au milieu de
l’Océan ?[24]
La métaphore du bateau illustre bien le type de symbiose que nous
entretenons aujourd’hui avec la nature, une symbiose minimale, limitée et
fermée, affectée par la très forte extériorité qui nous sépare de la nature et
par notre incapacité à intérioriser l’extériorité malgré notre bonne volonté.
Elle signifie aussi clairement l’absence de jeu et de réserve dans notre
rapport à la nature, de sorte qu’ici la moindre erreur de manœuvre peut être
fatale. La métaphore du pilote et du bateau est complétée par celle de l’Océan,
qui signifie bien la situation de chaos que produisent la complexité, la
fragilité, l’instabilité de notre état de symbiose minimale avec la Terre.
La triple métaphore de l’Océan (qui signifie l’errance
et la perte de repères de l’homme par rapport à l’extériorité), du bateau (qui
représente l’état de la cité et de ses institutions) et du pilote (qui
représente le nouveau savoir politique requis) renvoie à une conception du
politique ancienne, si ce n’est même archaïque, en tout cas antérieure aux
philosophies politiques des XVII & XVIIIème siècles fondées sur le Contrat
social : une conception politique qui vise à assurer moins le consensus et
l’autonomie sociale que son salut, ce que Platon appelle la Sôteria.
De fait, la
question écologique nous reconduit à l’origine du politique càd à la lutte
contre la nécessité. Hans Jonas, dans Le
principe Responsabilité, souligne la faiblesse de la conception idéaliste
de la morale, et en particulier de la morale kantienne, qui marque exagérément
la séparation entre le royaume de la liberté et celui de la nécessité,
séparation que l’on retrouve dans la plupart des idéologies politiques de la
modernité. Hans Jonas de son côté refuse l'idée que la liberté commence là où
prend fin la nécessité, que la liberté se situerait au-delà la nécessité, alors
qu’il s’agit au contraire de penser leur rencontre et leur articulation. Il n’y
a pas de liberté qui n’assume la nécessité. L'essence de la liberté consiste
dans le fait de s'affronter à la nécessité.
“En rompant avec le royaume de
la nécessité, la liberté se prive de son objet ; sans lui, elle devient aussi vaine
que la force sans la résistance. Une liberté vide, tout comme un pouvoir vide
s’abolit elle-même [...] Il n’y a aucun
“royaume de la liberté” en dehors du royaume de la nécessité.”[25]
C’est qu’aujourd’hui la politique
a à faire autant au survivre qu’au
bien vivre :
"Que les
hommes vivent d'abord ; qu'ils vivent bien ne vient qu'après. Le fait ontique
brut qu'ils existent comme tels devient pour ceux à qui on n'avait pas demandé leur avis auparavant un commandement
ontologique : qu'ils doivent encore exister ultérieurement
[...] commandement qui oblige désormais l'humanité une fois qu'elle s'est
mise à exister effectivement à se maintenir même si c'est un hasard aveugle qui
l'a fait apparaître au sein de la totalité des choses".[26]
2) La
première dichotomie, entre l’ingénieur spécialiste des interactions humaines et
le pilote, qui de son côté pense et gère notre rapport à l’extériorité, renvoie
à une seconde dichotomie, moins pertinente, que Michel Serres trace entre le
juriste et le scientifique. Le contrat social réduit le droit à un savoir de la
régulation sociale, qui s’oppose au savoir du scientifique, du physicien,
spécialiste de la symbiose entre l’homme et la Terre. La politique, pour Michel
Serres, en raison de sa dimension à la fois cosmique et cybernétique (la
gestion du chaos), est de nature physique. Le nouveau politique doit d’abord
être un physicien :
“Désormais le gouvernant doit
sortir des sciences humaine, des rues et des murs de la cité, se faire
physicien, émerger du contrat social, inventer un nouveau contrat naturel en
redonnant au mot nature son sens originel des conditions dans lesquelles nous
naissons _ ou devrons demain renaître. Inversement le physicien, au sens grec
le plus ancien, mais aussi le plus moderne, s'approche du politique. Dans une
page mémorable où il décrit l'art de gouverner, Platon dessine le roi tissant
des fils de trame rationnels à ceux d'une chaîne qui transporterait des
passions moins raisonnables. A ce jour, le nouveau prince devra croiser la
trame du droit à une chaîne issue des sciences physiques : dès ce matin, l'art
politique suivra ce tissage-là. Jadis j'ai nommé passage du Nord-Ouest le lieu
où ces deux types de sciences convergeaient, mais je ne savais pas, ce faisant,
que je définissais la science politique d'aujourd'hui, la géopolitique au sens
de la Terre réelle, la physiopolitique
au sens où les institutions que se donnent les groupes dépendront
désormais des contrats explicites qu'ils passeront avec le monde naturel,
jamais plus notre bien ni privé ni commun, mais notre symbiote."[27]
II.
Pour ma part, je juge qu’on n’aura rien à gagner à substituer une nouvelle
élite scientifico-technocratique à nos administrateurs actuels. Il me semble
que la question reste éminemment juridique pour deux raisons :
1) Parce que la notion de
Contrat naturel et sa théorie apparaissent insuffisamment fondées du point de
vue juridique,
2) Parce que le droit, à partir
du moment où il fondé sur lui-même, càd sur son propre savoir, et non sur le
Contrat Social, càd sur les petits arrangements entre les hommes, est tout à
fait en mesure d’assumer ce changement radical de l’action politique que décrit
M. Serres.
En réalité, il ne s’agit pas
tant d’opposer l’interaction sociale à la symbiose entre les hommes et la
Terre, le Contrat social au Contrat naturel, que de reconfigurer le rapport
entre ces deux types de contrat, pour repenser l’interaction sociale non pas
dans le cadre d’un processus d’auto-développement de l’humanité, mais dans
l’esprit de la garde, du maintien et de la transmission, ce qui relève
précisément de l’esprit du droit et des compétences du juriste.
En réduisant le juriste à un
ingénieur social, on ignore que le droit s’est en réalité constitué non seulement
en dehors des sciences sociales émergentes, mais en grande partie contre elles,
comme en témoigne la constitution des droits publics français et allemand dans
la seconde moitié du XIXème siècle.[28] Son Isolierung, son alietas met le droit au niveau des autres grands savoirs
fondamentaux sur lesquels s’est construite la civilisation. Ce sont les régimes
sociaux-démocrates, qu’un vieil instinct marxiste rend toujours méfiants à
l’égard du droit, qui visent à le
réduire à une simple technologie pilotée par les sciences humaines.
Il existe, entre les hommes et
la Terre, un conflit qu’entraîne le développement technique, conflit donc
nécessaire et objectif tandis que les conflits entre les hommes sont
volontaires et subjectifs. Il ne s’agit
pas de supprimer le conflit, mais de le délimiter dans un cadre juridique, bref
de transformer, sur le modèle du conflit inter-humain la violence pure en
guerre ordonnée.
"S'il
existe un droit, donc une histoire pour les guerres subjectives, il n'en existe
aucun pour la violence objective sans limite ni règles [...] Il nous faut donc
, à nouveau, sous menace de mort collective, inventer un droit pour la violence
objective, exactement comme des ancêtres inimaginables inventèrent le plus
ancien droit qui amena, par contrat, leur violence subjective à devenir ce que
nous appelons des guerres".[29]
Une telle
position n’a rien d’utopiste. Michel Serres n’en appelle ni à un retour à
l’état de nature, ni à la croissance 0. Il s’agit simplement de juridifier le
conflit entre la Terre et les hommes. De fait, ce conflit, si on le laisse à sa
pure violence, menace la destruction de tous, de la Terre et par conséquent des
hommes qu’elle porte. De même que le contrat social a juridifié le conflit
entre les hommes, il importe donc de juridifier le conflit de l'homme et de la
nature, ce que Michel Serres nomme le Contrat naturel.
Cependant, s’il est
effectivement nécessaire de juridifier nos rapports avec la Terre, je ne suis
pas sûr que la théorie contractualiste soit le bon instrument juridique pour
remplir cette fin. Cette théorie souffre en effet de deux défauts :
1) Le Contrat naturel, le fait
que nous considérions la Terre, ses habitants et ses ressources comme
cocontractants en vue d’une conservation mutuelle des parties, implique
évidemment la personnification juridique de la terre, des arbres, des animaux
etc. Il n’est pas nécessaire de rappeler les circonstances de la fameuse
affaire du Sierra Club vs The US Forest
Service pour la défense de Mineral King Valley dans la Sierra Nevada où, faute de pouvoir prouver devant la
cour un intérêt à agir suffisant, l’association écologique Sierra Club chercha
à démontrer, pour contrecarrer les projets de développement d’un parc Disney
autorisé par l’office des forêt américain, que les arbres eux-mêmes et d’une
façon générale les “objets naturels” ont un statut juridique et que la vallée
est une personnalité morale au même titre qu’une entreprise, en droit de
bénéficier, en tant que telle, de la protection de ses intérêts par la justice.
Cette théorie de la personification, de la subjectivisation de notre
environnement pose évidemment un certain nombre de problèmes théoriques. Le
droit en effet est une construction purement humaine, à l’usage exclusif de
l’homme dont l’extension à d’autres acteurs que l’homme ne témoignerait en
réalité que de l’éternelle propension humaine à anthropomorphiser tout ce qui
l’entoure. Les animaux, selon Aristote,
peuvent avoir le sens du bien et du mal, de ce qui est bien et de ce qui est
mal pour eux, mais seul l'homme a le sens du juste et de l'injuste. L'homme est
l'animal juridique par excellence, le seul qui sache construire et s'appareiller de prothèses juridiques, de
sorte qu’il apparaît difficile, du point de
vue de la théorie, de remettre en cause l’exclusivité de la personne
humaine comme détentrice de droits.
2) La thèse du Contrat naturel
prétend renverser la construction juridique sur laquelle repose la
civilisation. Si le Contrat social marque l'abandon de l'état de nature au
profit de l'état civil, le Contrat Naturel inverse le rapport : ce n'est pas
l'état de nature qui menace l'institution civile de l'homme, mais au contraire
l'état civil de l'homme qui menace la nature.
A l'état civil, la théorie du
Contrat naturel substitue la "communauté biotique", la
"communauté juridique naturelle" ou d'"état naturel". Je
défends pour ma part une position totalement différente qui va jusqu’au bout de
la logique de l’état civil, càd jusqu’au bout des prothèses que le droit
fournit à notre agir pour surmonter les 2 paradoxes de notre système économique
et productif. Certes, le Contrat social n’est plus l’instrument adéquat pour
régler l’organisation des hommes dans
le monde (si tant est qu’il l’ait jamais été), mais il en est ainsi parce que
le contrat social est une théorie politique superficielle et insatisfaisante
pour fonder le droit ; si le droit permet de fabriquer des contrats, en
revanche aucun contrat, même fictif, n’est à l’origine du droit. Je m’oppose
fortement à l’idée que le droit puisse découler d’un consensus des volontés ;
une telle conception de l’origine du droit le réduit au rôle d’une simple technique d’auto-organisation des hommes,
sacrifiant ce qui fait l’intelligence propre du droit qu’il est nécessaire de
méditer et d’approfondir pour surmonter l’antinomie des deux contrats, le
social et le naturel, contrats qui, aussi opposés soient-ils, marquent tous
deux, – et c’est en quoi il faut précisément surmonter cette antinomie –, un
excès d’anthropomorphisme dans notre rapport à l’extériorité.
III. Le droit de l’environnement
propose un certain nombre de notions juridiques importantes qui permettent de
nous passer de toute théorie contractualiste. Il s’agit d’abord de la notion de
patrimoine, que nous retrouvons dans le syntagme de “patrimoine commun de
l’humanité” et qui joue un rôle fondamental dans le droit de l’environnement.
Cette notion concerne le patrimoine aussi bien culturel que naturel comme l’indique clairement l’arrêt du
Conseil d’Etat de 1971 (conclusions Braibant) qui introduit cette notion dans
le droit français, : “Il faut, éviter
que des projets même utiles viennent aggraver la pollution ou viennent détruire
une partie du patrimoine naturel et culturel du pays”. La notion de patrimoine
a pour corollaire la question du droit de propriété auquel elle donne son
épaisseur théorique. Importe non moins à notre question la théorie de la
responsabilité, sous la forme, en particulier, de la responsabilité à l’égard
des générations futures qui, nous le montrerons, découlent directement de la
notion de patrimoine. Dans un premier
temps, nous expliquerons ces deux notions, puis, dans un deuxième temps, nous
verrons quelle influence ce type de notion juridique peut avoir sur la philosophie et sur la théorie
politique. La question écologique permet de renverser, en faveur du droit, le
rapport de force qui le soumet
habituellement à des savoirs qui lui sont exogènes – philosophie,
sociologie, science politique, etc. –, au détriment de la conception autonome, savante
et réglée du monde et de son ordre qu’il représente.
Du patrimonium
romain au patrimoine commun de l’humanité
I. Il existe deux notions
fondamentales en droit romain qu’on retrouve dans tous les autres droits : la personne
et les biens, en latin, la persona et
le patrimonium : chaque famille
citoyenne dans la Rome antique est comme une petite institution constituée par
une personne le chef de famille, le paterfamilias,
gérant un patrimoine. C’est là, comme le dit Cicéron, la pépinière de la cité.
En ce qui nous concerne, faute
de pouvoir subjectiver la nature, il ne nous reste plus qu’à la ranger dans le
domaine des biens. Mais, nous objectera-t-on, n’est-ce pas parce que la Terre
est considérée comme un bien qu’elle est appropriée sans limite et exploitée
sans vergogne par l’homme ? Le droit des biens et, plus précisément, le droit
de la propriété ne serait-il pas la cause du développement du capitalisme ? Et
n’est-il pas étonnant , dans ces conditions, qu’un tel droit puisse servir à la
protection de l’environnement. On comprend alors pourquoi les tenants de la deep ecology, de l’écologie radicale
aient préféré emprunter la voie de la personnalité et des droits subjectifs
plutôt que la théorie du patrimoine.
Néanmoins, en approfondissant le
rapport entre droit de propriété et capitalisme, il est possible de montrer en
quoi une théorie du patrimoine bien comprise est tout à fait apte à assurer la
défense de l’environnement. Gilles Deleuze
et Félix Guattari ont montré, dans l’Anti-Oedipe,
que si le droit de propriété et le capitalisme avaient historiquement partie
liée, il existait en réalité une contradiction de fond entre ces deux notions,
ce qu’ils appellent la schizophrénie du capitalisme. La propriété est la schizophrénie
du capitalisme, ce par quoi le
capitalisme échappe à lui-même.
"A
l'idée même du code, le capitalisme a substitué
dans l'argent une axiomatique des quantités abstraites qui va toujours plus
loin dans le mouvement de déterritorialisation du socius. Le capitalisme tend
vers un seuil de décodage qui défait le socius au profit d'un corps sans
organes, et qui, sur ce corps, libère les flux du désir dans un champ
déterritorialisé [...] Le décodage des flux, la déterritorialisation du socius
forment ainsi la tendance la plus essentielle du capitalisme [...] Mais le
capitalisme ne cesse pas de contrarier, d'inhiber sa tendance en même temps
qu'il s'y précipite [...] Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de
territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou symboliques, sur
lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder, de tamponner les personnes
dérivées des quantités abstraites [à savoir la propriété]”.[30]
Ce paradoxe mérite d’être
médité. La dissociation entre ces deux notions que l’histoire semble pourtant
avoir indissociablement liées peut emprunter deux voies bien différentes : on
peut évidemment chercher à libérer la force productive du capitalisme de sa
superstructure juridique que représente le droit de propriété, et c’est à quoi
s’attachent les auteurs de l’Anti-Oedipe.
Mais cette première dissociation en implique une seconde, symétrique, qui
affranchit le droit de propriété de son utilisation par le système capitaliste.
C’est sur cette seconde dissociation que se porte notre intérêt.
Il est clair que pour Deleuze, comme pour Marx, le capitalisme
possède une puissance de transformation révolutionnaire des forces et des
rapports de production, et mieux encore qu’elle nourrit sa dynamique productive
de sa puissance de transformation, bref que le capitalisme est une puissance de
“destruction créatrice ”. Le droit de propriété, dans ce cadre, est
considéré non plus comme un fondement, mais comme une instance régulatrice et
conservatrice qui a pour but de garantir au long terme les droits et bénéfices
acquis pour mieux stabiliser un mouvement dont le processus menace toujours de
déborder la société, un conservatisme organique visant au premier chef à
assurer l'ordre social que le mouvement du capitalisme est toujours susceptible
d’ébranler. La conséquence en est que le droit de propriété entraîne une forte
dissociation entre d’une part les rapports de production et d’autre part la
force de production. Les rapports de production forment le cadre institutionnel
qui structure le système productif, tandis que la force de production
correspond au mouvement dynamique qui entraîne le procès productif, ce qui
oppose en un mot la propriété, structure juridique qui gouverne l’ordre
contractuel des affaires, au travail qui seul modifie le monde et en intensifie
les potentialités. Cette première distinction de nature économique se traduit
d’un point de vue social par une autre opposition, entre la bourgeoisie
détentrice des moyens de production d’une part, et d’autre part le prolétariat
détenteur de la force de travail. Ce schéma, fortement marqué par les
conditions culturelles et sociales du XIXème siècle, prend tout son sens dans
le cadre d’une société où règnent encore la rente foncière et le faire-valoir
indirect, et qui se veut l’héritière de l’otium,
du loisir aristocratique, dont l’Europe est restée imprégnée jusqu’au début de
la Première Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement, pour
Marx, que si la propriété fonde le
capitalisme d’un point de vue social et politique, elle ne le fonde pas d’un
point de vue économique et théorique ; loin de contribuer à la puissance du
capitalisme comme transformation du monde, la propriété apparaît bien plutôt
comme un frein, d’où le sous-titre que Deleuze et Guattari donne à l’Anti-Oedipe : “capitalisme et
schizophrénie”. Et c’est parce qu’il existe un hiatus aussi net entre rapport
de production et force de production que le capitalisme connaît des crises, et
risque même, selon Marx, de s’effondrer, comme la bicyclette du Che. La révolution
pour Marx consiste à libérer la dynamique du capitalisme de l’entrave que
constitue le droit de propriété, et d’unifier rapport de production et force de
production, en soumettant entièrement les rapports de production à la logique
de la force de production, de sorte qu’il n’y ait plus de différence entre eux,
donc plus de crise, en une sorte de
mouvement continu et infini de la croissance. On peut ainsi résumer la théorie
économique de Marx à 3 objectifs :
1) refonder la science
économique sur le travail et non sur la propriété.
2) assurer une croissance
permanente, continue et infinie.
3) mettre en valeur la dynamique
de la transformation sur la statique de l’accumulation patrimoniale.
Or, de tous ces objectifs, la
perspective écologique est totalement
absente.
Les théoriciens de l’économie
libérale du XXème siècle sont loin d’avoir ignorés le message marxiste ; en
réalité, le capitalisme contemporain, qui n’est plus tant du capitalisme que de
la catallactique, est hantée par l’utopie de la mobilisation totale du monde et
de sa croissance infinie. De fait, la catallactique implique une révolution
épistémologique radicale de la théorie économique en vigueur jusqu’alors, et
constitue aujourd’hui la doctrine dominante en économie et en politique ; elle
s’inscrit bien dans le processus de mondialisation qui au demeurant est moins
un processus géographique que la généralisation de la logique économique à l’ensemble de nos actes.
La théorie classique de l’économie affirme l’existence d’une catégorie
d’actions spécifiques, les actes économiques, tournés vers l’enrichissement et
la gestion du patrimoine, qui renvoie à une rationalité non moins spécifique,
la rationalité économique proprement dite. La détermination d’une catégorie
spécifique d’actes économiques présuppose en contrepartie d’autres catégories
d’action, de nature extra-économique, étrangères à la gestion du patrimoine, et
qui règlent en réalité la majeure partie de nos vies : apprendre et enseigner,
jouer du piano, faire du sport, pratiquer un culte, et que sais-je encore ?
Dans ce cadre, l’économie propose donc une rationalité forte, mais limitéee à
une certaine catégorie d’actions, celles à visée exclusivement
patrimoniale, ce qu’il faut bien appeler
le capitalisme.
La catallactique remet un tel
partage en cause. Le terme de catallactique vient de katalattein, qui veut dire en grec ancien “échanger” : la
catallactique se définit ainsi comme une théorie de l’échange généralisée.
Compte ici moins l’accumulation de capital (et c’est en quoi le terme de
capitalisme devient impropre
aujourd’hui pour définir les systèmes économiques et politiques), que la
vitesse des échanges. La généralisation de l’échange implique une
mercantilisation générale de la vie et de l’ensemble de nos actes. De fait,
pour la théorie catallactique, il n’existe pas à proprement parler d’actes
patrimoniaux spécifiques, ni de rationalité économique clairement identifiable
; la plupart des actes n’ons aucune visée patrimoniale, mais en revanche tous
les actes sans exception ont un effet économique ; et c’est pourquoi tous les
actes doivent être pensés en fonction de leurs conséquences économiques. S’il
n’y a plus de rationalité économique pure, en contrepartie il n’existe plus de
sphère extra-économique. Tout finit par relever du marché et de l’échange.
Autrement dit, il n’y a plus de réserve, de retraite où notre agir puisse se
retirer du marché, se déployer dans l’innocence d’une dimension non-mercantile
de la vie ; le marché gouverne l’ensemble de nos actes, sans exception, de
la naissance (on paie l’obsétricien et
la clinique) à la mort (on paie les pompes funèbres).
La conséquence principale de
cette révolution épistémologique de la théorie économique est la dévaluation
totale de la notion de patrimoine dans son double sens à la fois économique et
symbolique : le patrimoine est économiquement nié comme capital, puisque la
vitesse de l’échange importe plus que l’accumulation comme le montre clairement
la logique des marchés financiers ; mais le patrimoine est aussi nié dans son
sens symbolique, comme domaine de biens imprescriptibles et inaliénables, càd
comme mise en réserve qui échappe à l’échange et à sa logique de destruction
créatrice. Il existe, entre ces deux dimensions du patrimoine, un rapport
dialectique : c’est parce qu’il y a du capital inaliénable et imprescriptible,
que l’essence de l’enrichissement se fait sur le mode de l’accumulation et non
sur celui de l’échange et de la vitesse de circulation, expression privilégiée de la force de
production. De même, en supprimant tout domaine extra-économique, la
catallactique rend impossible le maintien d’un domaine de biens
imprescriptibles et inaliénables, puisque tout bien est nécessairement mobilisé
dans le jeu de l’échange ; cette suppression implique l’assouplissement du
droit de propriété soumis aux impératifs de la circulation, de la liquidité des
échanges, plus encore qu’à ceux de l’accumulation et de la conservation : un
droit de propriété qui aujourd’hui se résume un faisceaux de droits variables
et modulables, dont il est parfois difficile d’estimer la mesure, comme en
témoignent le droit des actions ou le droit d’auteur.[31]
Marché et patrimoine sont
aujourd’hui des notions qui d’un point de vue théorique divergent de plus en
plus. De même qu’on peut construire une théorie du marché sans en passer par la
notion de patrimoine, de même peut-on théoriser le patrimoine à l’écart du
marché C’est cette seconde voie que nous allons emprunter. Une fois le
patrimoine dégagé de ses compromissions avec la logique de l’échange, il nous
reste à montrer dans quelle mesure il contribue à surmonter les 2 paradoxes
fondamentaux de notre système économique et productif.
II. Qu’est-ce que le patrimoine
? Le patrimoine est l’institution des biens, de même que la personnalité
juridique est l’institution des hommes. Le patrimonium,
dans le droit romain, est ce qui relève du père de même que le matrimonium, le mariage, est ce qui
relève de la mère, le dominium ce qui
relève du dominus, du maître, ou
encore l’heredium, l’héritage, ce qui
relève de l’heres, de l’héritier. Le
suffixe -monium signifiant la
condition juridique, ou plus exactement le prolongement juridique et social de
la personne. Le patrimonium a un sens
à la fois objectif et subjectif : objectif en tant qu’il est précisément tout
ce sur quoi le sujet de droit, à Rome le paterfamilias,
exerce son pouvoir (potestas) ;
subjectif par les biens et les droits qu’il détient en la personne de son
représentant qu’est le sujet de droit : un sujet de droit qui est donc d’un point
de vue objectif le propriétaire du patrimoine, mais du point de vue subjectif
son représentant.
Cette ambiguité me semble
décisive pour comprendre la double dimension à la fois économique et
extra-économique du patrimoine, sa place dans la circulation des biens, mais
aussi et surtout dans leur conservation.
“Le mot patrimonium illustre bien l’enracinement du "bien" dans
le statut personnel [...] Ici les aspects réels et personnels ne s'opposent pas
en deux visions séparées mais se complètent.”[32]
La grande idée juridique du droit romain consiste donc non pas à
opposer le sujet et l'objet comme deux plans irréductibles, le plan des sujets
libres, titulaires de droits subjectifs face aux choses extérieures sur
lesquels ces droits s'exercent, mais à les lier et à les articuler dans un même
ensemble de réalités juridiques.[33] Autrement
dit, le patrimoine est l’ensemble des ressources mises à la disposition du paterfamilias pour assurer la mission de
l’institution dont il est à la tête, et qui consiste en rien d’autre, au
demeurant, qu’à son maintien et à sa perpétuation. Le patrimonium romain correspond à une société d’offices et de
magistratures de tous ordres et de tous rangs, dont il constitue la dotation.
"Nous imaginons que le contrat social associa
purement, simplement des individus nus, alors que les droits, parce qu'ils
traitent de causes et reconnaissent l'existence de choses, font entrer ces dernières
comme parties intégrantes de la société, donc stabilisent la société, en
alourdissant les sujets, inconstants, et leurs relations, labiles, au moyen
d'objets, pondéreux. Il n'existe pas de collectif humain sans choses ; les
rapports entre les hommes passent par les choses [d'où évidemment
l'importance du statut juridique du patrimonium], nos rapports aux choses
passent par les hommes."[34]
Il est clair que la séparation
sujet/objet, dont témoigne le Code civil, facilite la circulation des biens au
détriment de leur conservation. Le Code civil marque ainsi le passsage d'une
richesse statutaire et politique, à une richesse purement économique et
commerciale. Vient le temps où le vocabulaire des biens rompt avec toute
connotation personnelle ou statutaire pour s'objectiver dans la sphère autonome
de la marchandise.
Aujourd’hui, dans le cadre de
l’évolution générale du droit des biens, l’esprit du droit romain fait retour.
Nous assistons non seulement à une patrimonialisation de droits extrapatrimoniaux,
élargissant le patrimoine à des droits qui auparavant n’étaient pas de l’ordre
des biens, ce qui est la conséquence évidemment de la mercantilisation de la
société, mais surtout, en contrepartie, à une moralisation et à une
subjectivisation des droits patrimoniaux (v. le droit d’auteur qui implique de
la part de l’acheteur de l’œuvre d’art un devoir de conservation). Le
patrimoine voit donc se développer toute sa part incorporelle, immatérielle,
symbolique, développement qui favorise en retour la moralisation juridique de
la notion de patrimoine. L’exemple d’une telle évolution est donné par l’entité
juridique fondamentale de l’ordre économique et social contemporain,
l’entreprise, qui est à la fois un bien et une personne morale.
Le retour à la dimension
patrimoniale des biens permet ainsi de faire une synthèse équilibrée entre l’échange généralisée et la nécessité
de la mise en réserve, entre la circulation et la conservation. Le patrimoine
enchevêtre principes de droit privé (l’échange, la financiarisation, la
fongibilité) et de droit public (la théorie de l’institution). C’est une notion
qui fait pont, fonction d’où elle tire son opérativité et sa pertinence.
La notion de patrimoine apparaît
comme le garant matériel de la pérennité du groupe, famille, entreprise,
nation, voire humanité, mais aussi comme le support symbolique de son identité.
Autant de points très importants dans la constitution actuelle de la notion de
patrimoine commun de l’humanité. Nous avons donc vu que le patrimoine est étroitement
lié à la notion d’institution. Mais avons-nous aujourd’hui une théorie de
l’institution qui soit à la mesure de cette extension de la notion de
patrimoine à l’ensemble de l’humanité ? Je réserverai ici ma réponse, me
contentant de fournir seulement certains éléments de compréhension pour
éclaircir la question.
III. La bonne gestion du
patrimoine requiert l'appropriation du bien par un sujet, qu'il soit privé ou public. La notion de patrimoine
conduit donc naturellement à celle de propriété. La protection de l’environnement ne peut faire l’économie d’une
bonne théorie de la propriété. A cette fin, je vais questionner non seulement
les fondements philosophiques du droit de propriété, mais plus radicalement
encore ses fondements théologiques. L’école
franciscaine et l’école dominicaine se disputent sur ce point.[35] Les uns et
les autres partent pourtant des mêmes prémisses, s’accordant pour reconnaître
une seule et même origine à la propriété : à savoir Dieu, qui est le seul à posséder ce que les théologiens
appellent, à la façon des juristes, le dominium,
la propriété pleine et entière sur le monde, et ceci parce qu’il en est le
créateur et que nous sommes Ses fils, sur lesquels, en tant que Père, au sens
romain du terme, Il a tous pouvoirs. A partir de ce point de départ commun, les
positions divergent. Les Franciscains déduisent de la propriété pleine et
entière de Dieu sur le monde l’impossibilité d’un quelconque droit de propriété
pour les hommes. Les deux droits de propriété, le divin et l’humain, sont
exclusifs l’un de l’autre. Seul est accordé par Dieu aux hommes un droit
d’usage, un usus sur sa création.
Dieu est le propriétaire, et l’homme l’usufruitier. On voit clairement ici
comment la théologie se sert des catégories du droit romain pour justifier sa
propre conception.
Cette conception, qui réduit les
droits de l’homme sur le monde semble fournir les plus grandes garanties pour
la protection de l’environnement. Mais, en réalité, il n’en est rien. Le modèle
usufructuaire, dont certains mouvements écologistes se servent pour justifier
le rapport de l’homme au monde, est à juste titre critiqué par ce qu'on appelle
le free market environnementalim pour
qui le droit de propriété constitue un bien meilleur instrument juridique de
préservation de l'environnement. Cette critique s’appuie en particulier sur “la
tragédie des communaux” théorisée par G. Hardin en 1968.[36] Imaginons une prairie ouverte à tous. Chaque berger essaie de placer
un maximum de bêtes sur les communaux. Arrive un moment où il y a trop de bêtes
par rapport aux ressources qu'offrent les communaux. Les bergers s'en rendent
compte, mais ne font aucun effort tant que leurs collègues s’abstiennent d’en
faire. Au contraire, chaque berger, pour compenser la perte de rendement par
bête, a tendance à augmenter le nombre des bêtes. “Et voilà comment la liberté du bien commun conduit à la ruine de
tous."[37]
De fait, nombre de biens sans
maître, de res nullius, la mer par exemple, font l’objet, pour les
mêmes raisons, d’un usage négligent et nuisible. Ce type de problème n’avait
pas échappé aux théologiens franciscains, qui exigeaient d’eux-mêmes la
pratique de l’usus pauper, l’usage
pauvre, càd un usage minimum du monde et de ses biens. Mais il s’agissait de la
règle interne à l’ordre qui ne peut s’appliquer à tous les hommes, et qui
renvoie à une conception plus mystique que productive ou politique de la vie.
Face à l’irresponsabilité de
l’usufruitier, Aristote de son côté souligne le sens de la responsabilité dont
fait preuve le propriétaire en tant que tel
:
"Ce qui
est commun au plus grand nombre fait l'objet de soins les moins attentifs.
L'homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre. Il a tendance à
négliger ce qui lui est commun”.[38]
Dès que les avantages sont privatisés et les coûts socialisés, il y
a peu d'incitations à préserver les ressources. Ce type d’argument légitime
l’existence d’un courant libéral de l’écologie qui considère que la propriété
assure mieux que tout autre régime juridique la protection de la nature, affirmant
que l’appropriation privée peut être aussi conservatoire que circulatoire ou transformatrice, que
l’économie dirigée, la planification soviétique, voire la PAC européenne,
engendrent des dangers écocides redoutables, et que de façon générale la propriété
privée engage plus fortement la responsabilité écologique que la propriété
publique. Encore faut-il un peu mieux justifier, du point de vue de la théorie,
le droit de propriété que ne le fait le libéralisme.
Il n’est pas nécessaire
d’abandonner la fondation théologique de la propriété pour résoudre cette
difficulté, comme en témoigne la solution que propose l’école dominicaine.
Certes Dieu possède le dominium
premier sur le monde, affirme-t-elle en substance, mais l’homme est en mesure
d’instaurer son dominium second ;
dans ce cadre, l’homme n’est plus l’usufruitier des biens du monde, mais leur
propriétaire en second. On voit bien, en droit, comment s’articule la
nue-propriété avec l’usufruit, mais l’articulation entre un droit de propriété
premier et un droit de propriété second est moins évident à comprendre ; c’est
toute la difficulté de la notion de
secondarité qui joue pourtant dans le thomisme un rôle si important.[39] Pour
éclaircir cette notion, saint Thomas d’Aquin, dans la Somme Théologique, est amené à justifier l’invention juridique de
la propriété seconde, d’un point de vue purement philosophique. On peut parler
de propriété seconde lorsqu’il y a de la part de l’homme une superadditio rationis sur le dominium premier, càd lorsque l’homme ajoute
quelque chose de son cru par sa raison à la création de Dieu.[40]
IV. La notion
spécifiquement thomiste de superadditio
rationis satisfait à la fois les points de vue philosophique, juridique et
écologique.
– D’un point de vue théorique, elle permet de rendre compte de la
constitution du droit de propriété dans la philosophie moderne.
– Elle correspond à la
conception patrimoniale des biens que nous venons de définir.
– Enfin, elle permet d’assurer
la protection et la conservation de l’environnement.
Encore faut-il bien comprendre
ce que signifie la superadditio. La
tradition philosophique dominante en ce qui concerne la théorie du droit de la
propriété, qui va de Locke à Marx, donc du libéralisme à son contraire, a
défini ce surajout de la raison à la création comme le fait du travail humain.
C’est au nom de la forte emprise de sa rationalité sur la nature, telle que la
manifeste par excellence le travail, que l’homme s’approprie la nature en la
transformant à son image. De fait, puisque les théologiens légitiment la
propriété divine du monde par l’acte de Création, tout ce par quoi l’homme
modifie la Création divine modifie le rapport de propriété en sa faveur. Défini
sous le couvert du travail de l’homme et de la transformation de la nature, le
droit de propriété apparaît peu propice à la défense de l’environnement. Dans
cette perspective, la propriété-transformation prime évidemment sur
la propriété-conservation.
Pourtant, la superadditio rationis ne saurait se
limiter à la seule forme du travail. En réalité, dans l’esprit de saint Thomas,
la superadditio est totalement
étrangère à toute idée de transformation, car il ne saurait mettre sur le même
pied Création divine et intervention humaine, ni, moins encore, défendre l’idée
d’une co-création du monde entre l’homme et Dieu, au risque sinon de sombrer
dans des abîmes théologiques insondables. L’action de la raison humaine, telle
que la suppose la notion de superadditio,
est d’abord une action sur et non pas dans ; elle ne peut donc être assimilée à l’introduction de la
forme dans la matière, comme le requiert la notion de travail. Sur, c’est-à-dire sans contact direct,
en différence, en retrait par rapport au substrat de l’appropriation, mais une
différence et un retrait qui apportent quelque chose, comme l’indique l’additio. En tant que cet additio est paradoxalement le fruit d’un
retrait , elle est par essence le fait de la raison, superadditio rationis, tant il est vrai que l’essence de la raison consiste
à marquer le retrait de l’homme par rapport à son milieu.
Kant est peut-être celui qui a
le mieux compris le sens de la superadditio
thomiste en matière de propriété, lui qui a fait de la distance, de l’absence et
du retrait l’essence du droit de propriété.
La fondation théorique de la propriété chez Kant cultive le
paradoxe. En effet, le fondement de la morale, à partir duquel Kant déduit le
droit dans la Métaphysique des moeurs,
est la volonté pure et libre, affranchie de tout déterminisme, une volonté à
l’origine de toutes les démiurgies. Pourtant, du point de vue juridique, Kant
propose, pour définir le droit de propriété, une voie radicalement étrangère à
l’esprit de transformation et de mobilisation du monde qu’inspirent
habituellement les philosophies de la volonté.
Dans la seconde partie de la Métaphysique des Mœurs, Kant est
amené à déterminer la façon dont la volonté pure et inconditionnée de l’homme
peut s'exercer dans le monde empirique et faire preuve d’efficace. Or la
volonté s'applique au monde empirique par la médiation de l'espace et du temps.
C'est dire que l'autonomie de la volonté passe par la maîtrise de l'espace et
du temps. La propriété est le nom de cette maîtrise : par l'instauration du régime
de la propriété, le droit fournit à la volonté un instrument qui lui permet de
maîtriser les cadres du monde sensible. De quoi dépend aux yeux de Kant la
liberté de l'homme par rapport à la nature. Une telle conception peut sembler
parfaitement correspondre au mot d’ordre de Descartes qui fait de l’homme le
maître et possesseur de la nature. Mais, en réalité, elle prend une tout autre
tournure.
Pour assurer la maîtrise du monde
sensible par la volonté pure, Kant distingue de façon radicale l'occupation, ce
qu'il appelle la possessio phenomenon,
(qui correspond à la prise factuelle, sensible, empirique du bien, et qui
renvoie l’homme à une condition d’usufruitier
soumis à la loi inexorable des travaux et des jours) de ce que Kant
appelle la possessio noumenon, la
possession intelligible qui seule définit pour Kant la propriété proprement
dite.[41] Mais comment
définir cette possession intelligible ? Quel
sens donner à cette intelligence singulière du bien qu’implique
l’absence de sa possession et de son usage sensibles et qui légitime
l’appropriation du monde par l’homme ? Mieux encore comment passe-t-on de la
possession sensible à la possession intelligible ? Ce ne saurait être par le
moyen du travail qui, pour Kant, reste de l’ordre de l’usus et donc soumet plus que jamais la volonté de l’homme à la
nature et à ses restrictions spatio-temporelles. Pour Kant, on accède à la
possession intelligible non en se confrontant et en se commettant avec le bien
mais, au contraire, en s’en éloignant, en le mettant à distance de façon à la
fois spatiale et temporelle. La propriété humaine chez Kant est de l’ordre non
pas de la production comme chez Locke ou Marx, mais du retrait. Ce retrait est
d’abord spatial : la possession intelligible, l’intelligibilité de l’appropriation,
s’apparente au faire-valoir indirect, à l’exploitation du bien par fermage ou
métayage, selon une possession que détermine l’absence même du
propriétaire ; mais ce retrait et cette
différence sont aussi temporels et s’expriment alors comme transmission du bien
à travers le temps, autrement dit comme héritage. Nous verrons plus loin comment ce geste à la fois
théorique et juridique nous aide à mieux comprendre notre responsabilité à
l’égard des générations futures.[42]
Notons simplement que la distinction
kantienne permet de mieux comprendre le sens de la définition romaine du droit
de propriété comme jus utendi et abutendi,
comme usus et abusus. La notion de
possession intelligible nous amène à comprendre l’abusus de la définition non
pas comme le droit d’abuser du bien, de commettre des abus, de piller, de le
surexploiter, de le détruire, mais tout au contraire, comme en témoigne
l’étymologie même du préfixe ab-, de
s’en séparer (comme le signifie en droit la cession), s’en retirer, s’en
absenter de sorte que tout usage à son seul profit personnel s’en
trouve suspendu.
Le geste de mise à distance qui, à
mon sens, constitue le moment fondateur du droit de propriété chez Kant,
appelle un certain nombre de remarques :
1) La propriété apparaît chez Kant
comme la condition fondamentale de la liberté de l'homme par rapport aux
choses.
2) La maîtrise des conditions
spatio-temporelles du monde dont dépend la liberté humaine passe par la mise à
distance, voire le retrait de l'homme vis-à-vis de l'extériorité que créent ces
conditions. La maîtrise n'est pas une surprésence aux choses mais au contraire
une absence par rapport à celles-ci. Kant reste donc étroitement tributaire de
la morale stoïcienne dont il s'inspire si souvent, et en particulier de la
fameuse devise abstine ac sustine,
qui conditionne le maintien des choses par l’abstention que nous respectons à
leur égard.
3) La distance spatio-temporelle
qui distingue la propriété de la simple occupation trace la frontière qui
sépare l’homme de l’animal, à partir de leur rapport respectif au monde et à
son espace-temps : rapport spatio-temporel immédiat pour l'animal dans son umwelt (occupation) ; rapport médiat
pour l'homme qui, par sa médiation même, fait monde (propriété).
4)
Le régime de la propriété apparaît ainsi comme le droit par excellence,
puisqu’il exprime le pur travail de mise à distance du fait par rapport au
droit, le parfait symbole de la différence du fait et du droit, ce par quoi
précisément se définit le droit. Chez Kant donc, la construction du droit de
propriété mêle indissolublement l’hominisation de l’homme et l’instauration de
l'ordre juridique. Dans ces conditions, on comprend mieux le paradoxe de la superadditio, càd de cette singulière
addition qui opère par soustraction, car, dans le droit de propriété kantien,
par le geste même de retrait, s’inscrit du surplus, à savoir de l’ordre et de
la liberté, de l’institution et de l’hominisation. Ce qui légitime
l’appropriation du monde par l’homme
V. A partir de ces données théoriques,
on peut tenter une première synthèse sur la notion de patrimoine commun de
l’humanité.
La notion de patrimoine renvoie
à la question de la mise à distance qui est aussi et surtout une mise en
réserve, car la mise à distance de l’usage entraîne de facto une mise en réserve du bien par rapport à la circulation. Le recul du régime de l'inaliénabilité
et de l'imprescriptibilité des biens est sensible dans les sociétés
occidentales. C’est la conséquence de la mondialisation et de sa logique
catallactique. Le droit semble se soumette à la norme technico-scientifique, à
l’état de fait socio-économique, au risque de se transformer en “coutume”. A
l'illimitation technologique s'ajoute
l'illimitation du marché qui repose sur la force du désir et l'extraordinaire
effet de désymbolisation et de désinstitutionnalisation, que produit l'échange
monétaire. Or, le droit n'est légitime que s'il réussit à opposer à l’état de
fait ses propres fictions et ses
propres constructions, pour préserver en particulier les notions d'inaliénabilité et d'imprescriptibilité du
patrimoine commun de l'humanité.[43] L'essence du
droit consiste à fixer des limites, à
espacer de la distance, à organiser le régime de mise en réserve. Le droit a
pour tâche fondamentale de transformer les richesses économiques et matérielles
en patrimoine juridique, statutaire et symbolique.
La difficulté consiste donc
aujourd’hui à rendre imprescriptible,
indisponible ce qui est en réalité le résultat du travail de l’homme et non le
fruit d’une transcendance initiale. Il y a moins en moins de donné, de plus en
plus de transformé. On comprend aisément au nom de quoi on peut imposer des
servitudes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité à ce qui vous a été donné ;
mais l’homme juge injuste de ne pas avoir la pleine disposition de ce qu’il a
transformé et produit. D’où la difficulté dans les systèmes productifs
contemporains d’instaurer un régime juridique d’inaliénabilité et, d’une façon
générale, un régime de droit public tant la légitimité du droit public est
étroitement liée à l’instauration de l’inaliénabilité bien plus qu’aux
principes, de moins en moins pertinents, du commandement.
Il faut donc faire en sorte que ce qui est transformé reste de
l’ordre de ce qui a été donné, comme s’il s’agissait d’un bien donné à l’homme,
non par Dieu ou la nature, mais par l’homme lui-même. Cette donation de l’homme
à l’homme est aussi antique que le
droit auquel son histoire est étroitement liée : elle a pour nom “la transmission”.
Le transmis est ce que l’homme donne à l’homme, par l’action même de la
différence temporelle espaçant l’immanence de notre être-au-monde productif.
Kant conçoit cette différence
doublement, de façon à la fois spatiale et temporelle. La différence spatiale
entraîne la séparation radicale entre l’usus
et le dominium tandis que la
différence temporelle fonde la transmission en tant précisément que la
transmission met en réserve des biens pour les faire passer dans le temps,
d’une génération à l’autre. Pour ma part, je privilégie la différence
temporelle au détriment de la différence spatiale (première pour Kant) parce
que, dans ce jeu de différence, le temps conditionne l’espace. De fait, la
différence spatiale, càd l’absence, sans la différence temporelle, sans la
volonté de transmettre, risque tout simplement de laisser les biens en vacance,
en déshérence. La distance par rapport à l’usus
ne vaut qu’en fonction de la postérité. Ménager ce qui est à notre disposition
n’a de sens que si l’on vise l’avenir. Si au contraire tous les matins un
nouveau soleil s’élève à l’horizon comme le promet l’épicurisme inspirant
l’idéologie économique contemporaine, pourquoi s’interdire de consommer
immédiatement ce qui de toute façon ne sera plus ou sera radicalement autre
demain ? Se manifeste ainsi le lien
très étroit entre la propriété, telle
que Kant la définit, et la responsabilité à l’égard des générations futures,
responsabilité par laquelle notre époque s’engage à transmettre un patrimoine
naturel et culturel suffisant pour assurer les processus d’hominisation des
générations suivantes.
Il existe un débat, dans la
théorie économique contemporaine, particulièrement vigoureux aux Etats-Unis,
sur la place des biens transmis et hérités dans le procès économique moderne.
Notre logique économique, fondée sur un intense renouvellement des biens et des
produits, sur un processsus de destruction créatrice, sur une très forte
prédominance de la circulation sur la conservation, donne l’impression de ne
donner à la transmission qu’un rôle minime. Ce qui est certes le cas si l’on
s’en tient simplement à la part des biens hérités, càd à la part des
successions dans le patrimoine d’un couple, ce qui doit tourner en moyenne, aux
USA dans les années 70 je précise, sans considération de classe sociale, autour
de 10%. Mais un certain nombre d’économistes font cette remarque très
judicieuse, à savoir que les successions ne représentent que la partie émergée
du vaste iceberg de la transmission. De fait, l’économie de la transmission
commence au premier nounours que les parents achètent pour leurs enfants, voire
aux frais de clinique pour l’accouchement et se poursuit jusqu’aux études
coûteuses qu’ils leur assurent, et au-delà, si bien que la transmission reste
un des gestes fondamentaux de l’activité économique moderne et, plus
généralement encore, de notre anthropologie. Ce qui démontre de surcroît que
les gestes de conservation ne sont pas anti-économiques mais au contraire
s’inscrivent au cœur de la logique économique. C’est pourquoi, toute théorie
économique qui privilégie la circulation sur la conservation néglige les
conditions même de la perpétuation de la vie, autrement dit ses propres
conditions de possibilité.
Le droit romain et, d’une façon générale,
tous les droits antiques, font clairement la distinction entre le patrimonium, qui correspond aux biens
qui se transmettent, et la pecunia càd
la richesse personnelle du paterfamilias. La pecunia
relève de ce que les Grecs archaïques appellent les agalmata : étoffes, bijoux, armes, etc. qui suivaient leur
possesseur dans le tombeau. Avec le
temps, la pecunia a fini par
recouvrir l'ensemble des biens considérés non plus d’un point de vue
statutaire, mais selon leur seule valeur économique et marchande. Il serait
erroné d’en déduire que la notion de patrimonium
renvoie une conception archaïque et
dépassée des biens dans l’histoire de la civilisation. Au contraire, elle
représente dans l’ordre juridique un progrès et une sophistication par rapport au
régime de la pecunia, car, en réalité
le régime du patrimonium est
chronologiquement postérieur à celui de la pecunia
; le patrimonium se construit à
partir de la pecunia qu’il transforme
d’un point de vue à la fois juridique et symbolique, ce dont témoigne
clairement l’histoire du droit de succession en droit romain.
En réalité, l’échange, la
circulation représentent le degré 0 de la transmission : une transmission qui
se fait de main en main sans assumer le temps. Transmettre à travers le temps,
c’est d’abord et avant tout risquer un saut, une rupture, une perte, et c’est
pourquoi la transmission patrimoniale d’une génération à l’autre est un acte
plus complexe que l’échange contractuel. La preuve en est que le mode archaïque
de succession dans le droit romain, ce qu’à Rome on appelle le testament
libral, fonctionne comme une vente fictive : dans ce cadre, le patrimoine est
mancipé au profit d'un acheteur du patrimoine qui n'est autre que l'héritier
désigné ; ce n'est que plus tard que les juristes ont mis en place une autre
fiction appelée à un grand avenir juridique : la succession, considérée comme
personne morale qui manifeste clairement le statut juridique de la
patrimonialité.
Le principe de
responsabilité à l’égard des générations futures : de sa dimension morale à sa dimension juridique.
I. Le principe de responsabilité
à l’égard des générations futures est étroitement lié à la notions de patrimoine. On patrimonialise ses biens, on les met
en réserve, on en limite la circulation essentiellement pour en faciliter la
transmission, et cette transmission ne peut se faire qu’à l’égard, c’est un
truisme, des générations futures. De même, cette responsabilité ne porte que
sur ce que l’on transmet. Patrimonialisation, transmission, responsabilité à
l’égard des générations futures se convertissent.
Il revient à Hans Jonas, dans Le principe Responsabilité, d’avoir le
premier thématisé ce nouveau type de responsabilité. Le principe Responsabilité répond à un autre principe et à un autre
livre, Le principe Espérance d’Ernst Bloch, qui est la dernière grande
expression révolutionnaire et messianique des philosophies idéalistes de
l’histoire. Or le but du principe de responsabilité consiste précisément à
montrer l’irresponsabilité de ce type de philosophie révolutionnaire et
messianique, qui continue pourtant à exercer sa fascination sur
l’altermondialisme, voire sur la sociale-démocratie.
II. Pour justifier le nouveau
rapport des hommes au monde et au temps qu’implique le Principe Responsabilité, H. Jonas est contraint de procéder à une
remise en cause fondamentale des principes traditionnels de la morale.
La morale traditionnelle est
fortement marquée par la proximité spatio-temporelle. On agit hic et nunc.
"Tous
les commandements et toutes les maximes de l'éthique traditionnelle, quelle que
soit la différence de leurs contenus, se restreignent à l'environnement
immédiat de l'action."[44]
Toute
moralité se contente de cibler le
cercle rapproché de l'agir. Ce type de morale exige la connaissance
essentiellement de l'ici et maintenant, et celle-ci est non théorique. Dans ce
cadre, nul n'est tenu pour responsable des effets au long terme de ses actes.
C'est la providence qui prend le relais et gouverne.
"Mais tout cela s'est
transformé de manière décisive. La technique moderne a introduit des actions
d'un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits,
que le cadre de l'éthique antérieure ne peut plus les contenir [...] Sans doute
les anciennes prescriptions de l'éthique du prochain en leur immédiateté intime
sont-elles encore valables pour la sphère la plus proche, la sphère quotidienne
de l'interaction humaine. Mais cette sphère est surplombée par le domaine
croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont
plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui, par l'énormité de ses
forces, imposent à l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais
imaginée auparavant.”[45]
Dans le monde ancien, nos
actions n'avaient vraiment de portée qu'à
l’égard des autres hommes et non de la nature, de sorte que l'éthique,
dans ces conditions, ne concernait que le rapport entre les hommes ;[46] mais
aujourd'hui où l'action humaine produit des effets irréversibles sur la nature,
il est nécessaire de penser une éthique unilatérale de l'homme vis-à-vis de la
nature. L'éthique se définit alors comme la prise de responsabilité des
conséquences de nos actes, aussi lointaines et imprévisibles soient-elles.
La morale kantienne a tenté de
répondre aux limites de la morale traditionnelle, en élevant nos actes au rang
de l’universel, càd en les arrachant au cadre spatio-temporel qui les
conditionne, à l’impuissance et la servitude
qui en découle, et ce en vue d’exercer efficacement la volonté pure et
spirituelle dont l’homme doit faire preuve pour manifester sa liberté
inconditionnelle. Mais cet effort d’universalisme moral conduit en réalité à
une exacerbation de l’irresponsabilité de l’homme vis-à-vis du monde, au risque
de l’hybris, càd de la transgression
des limites que les morales antiques fixaient à l’action humaine.
Dans ces conditions, l'impératif
kantien : "Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta
maxime devienne une loi universelle" apparaît largement insuffisant.[47] Il exprime
simplement les conditions logiques de compatibilité de l'être-ensemble de toute
communauté, sans lui imposer la moindre direction morale. L'idée que l'humanité
puisse un jour cesser d'exister ne contient aucune contradiction en soi. La morale kantienne révèle ici son
formalisme, le vide auquel conduit l'impératif catégorique purement formel qui
se contente en guise de morale de la simple possibilité d'universaliser sans
contradiction la maxime du vouloir. En réalité, une telle morale vise à
justifier l’être-ensemble des hommes dans une parfaite égalité et une liberté
totale. L’égalité et la liberté des hommes, loin d’exclure la mobilisation
totale du monde, en constituent au contraire les conditions les plus fondamentales.
L'impératif moral que Jonas nous
propose de suivre est tout autre : "Agis de façon que les effets de ton
action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine
sur Terre.”[48] Autrement
dit, nous n'avons pas le droit de choisir égoïstement le non-être des
générations futures au profit de l'être de la génération actuelle.[49]
La cohérence de ce nouvel
impératif marque non pas l'accord de l'acte avec lui-même ainsi qu’avec ses
conditions de possibilité, mais bien plutôt l’accord de ses effets ultimes avec
la survie de l'activité humaine, avec
la condition de possibilité même de l’homme, et donc, a fortiori, de la morale.
Agir en marge de la chaîne de
transmission comme si on était le premier et le dernier homme, c'est se mettre soi-même
au ban de l'humanité, et compromettre sa propre humanité. Le Principe Responsabilité
est donc une morale non pas de la liberté, mais de la nécessité. Il
suscite une pensée de l'urgence et de la nécessité :
"Que les
hommes vivent d'abord ; qu'ils vivent bien <le fameux eu zên des Anciens> ne vient qu'après. Le fait ontique brut
qu'ils existent comme tels devient pour ceux
à qui on n'avait pas demandé leur avis auparavant un commandement
ontologique : qu'ils doivent encore exister ultérieurement
[...] commandement qui oblige désormais l'humanité une fois qu'elle s'est
mise à exister effectivement à se maintenir même si c'est un hasard aveugle qui
l'a fait apparaître au sein de la totalité des choses [...] Nulle éthique
antérieure n'avait à prendre en considération la condition globale de la vie
humaine, l'avenir lointain et l'existence de l'espèce elle-même. Le fait que
l'enjeu présent porte précisément là-dessus exige une nouvelle conception des
droits et des obligations, dont nulle
éthique et nulle métaphysique du passé[50] n'offrent ne
fût-ce que les simples principes, sans parler d'une doctrine achevée."[51]
III. Cependant, la transcription juridique
du principe moral de la responsabilité à l’égard des générations futures n’est pas
aisée. Il pose les mêmes problèmes juridiques que la subjectivation de la
nature. Nous avons vu combien il était juridiquement difficile d’attribuer la
personnalité juridique aux pierres, aux arbres, voire aux animaux[52] ; problème
que résout la théorie du patrimoine. De même, il est extrêmement difficile
d’attribuer à des générations qui n’existent pas encore, à des êtres purement
virtuels, une personnalité juridique. Ici encore l’approche subjectiviste du
droit (qui consiste à multiplier de façon fictive les sujets de droit sous
prétexte de renforcer l’ordre juridique) semble insatisfaisante, et ici encore
la théorie du patrimoine peut offrir une solution. Notre responsabilité
vis-à-vis des générations à venir dépend essentiellement de notre responsabilité
vis-à-vis du patrimoine que nous sommes amenés à leur transmettre. Autrement
dit, la survie des générations futures dépend de notre capacité hic et nunc d’une part à conserver,
d’autre part à transmettre les biens qui nous ont été légués par nos prédécesseurs
et qu’il nous appartient non pas de dilapider comme si nous étions les derniers
hommes sur terre[53], mais au
contraire d’accroître avec le plus grand soin et la plus grande vigilance. Cet
accroissement doit être conçu de façon non pas quantitative, mais qualitative :
ce que précisément nous avons défini comme la transformation de la richesse
matérielle en patrimoine institutionnelle et symbolique, tâche propre du
politique dans son lien le plus intime au juridique. Se joue ici la question du
développement durable.
Par ailleurs, ce type de
responsabilité, qui chez Jonas revêt une dimension essentiellement morale, se
rattache en réalité à une notion fondamentale du droit public, qui s’est
étendue à l’ensemble du droit : la responsabilité sans faute, càd la
responsabilité fondée uniquement sur le risque pris, et qui justifie le principe de précaution. Comme la théorie du patrimoine, la théorie
de la responsabilité permet de se passer d’une définition subjective du droit,
qui conditionnerait la responsabilité à l’existence prouvée d’une faute commise
volontairement par un sujet. C’est ce type de responsabilité que requièrent le patrimoine et les
exigences de sa garde.
Les conséquences politiques et philosophiques du droit de
l’environnement
I. Dans un premier temps, nous
avons traité des problèmes théoriques que pose la question écologique aux
discours philosophique et politique. Puis nous avons essayé d’expliquer les
solutions spécifiques que le droit, et en particulier les principes
fondamentaux du droit de l’environnement, proposent. Nous refermerons enfin la
boucle en évoquant les conséquences que ces principes fondamentaux ont en
politique et en philosophie. Nous soulignerons l’influence que le droit, et en
particulier le droit de l’environnement, est susceptible d’exercer sur la
théorie politique et métaphysique, alors que jusqu’à maintenant
l’interprétation juridique restait soumise à l’influence des principes de la
philosophie et de la science politique.
Il peut sembler étrange qu’un
philosophe défende le primat du droit sur la philosophie en ce qui concerne les
problèmes moraux et politiques de notre temps. Cependant, je ne crois pas
commettre de trahison envers ma discipline ; je ne crois pas non plus, pis
encore, faire preuve de misologie comme si je rendais les armes à la dictature
positiviste qui règne aujourd’hui dans les savoirs. Pour éviter ce genre de
malentendu, je suis amené à expliquer ma position épistémologique qui, bien
qu’elle cherche à réduire la présomption de la philosophie, n’en est pas moins
philosophique.
On ne peut dire toute la vérité,
ou encore la vérité ne peut jamais se dire en totalité. Ce qui signifie a fortiori qu’il n’existe aucun savoir,
pas plus la philosophie qu’un autre, qui puisse prétendre dire le tout, et, à ce
titre, fonder et gouverner les autres savoirs. La philosophie a pu, dans
certains cas, avoir cette prétention exorbitante ; mais si aujourd’hui un
savoir devait revendiquer cette même prétention, les mathématiques, la physique
ou la biologie auraient bien plus de titres à le faire que la philosophie. Il en irait de toute façon, quel que soit le
savoir dominant, d’un réductionnisme. La philosophie n’a donc rien à perdre à
cultiver la modestie.
Il n’existe ainsi que des
savoirs régionaux, parcellaires qui cantonnent leur légitimité au domaine
privilégié où ils s’exercent. Dans ce cadre, qu’en est-il de la philosophie ?
La philosophie se définit moins par ses objets premiers, l’être, le bien, le
vrai, l’un, ce qu’on appelle les transcendantaux, au nom desquels elle a
pu revendiquer l’universalité de son approche, que par le corpus, somme toute
limité, que constituent les textes dits métaphysiques ou philosophiques qui,
d’une certaine façon, se transmettent et dialoguent mutuellement, de Platon (et
avant) jusqu’à Heidegger (et après). Ces textes privilégient un certain nombre
de notions dont certaines joueront il est vrai un rôle important dans la
constitution des autres savoirs. Inversement, la philosophie saura aussi
assimiler et interpréter, à la lumière de son propre projet, des notions tirées
d’autres savoirs que le sien. Il est clair par exemple que la philosophie
antique, le platonisme en particulier, est étroitement liée à la constitution
des mathématiques. Mais, quel que soit ce genre de transfert, la philosophie
reste traversée par une question unique et singulière qui l’aiguillonne tout au
long de son histoire, rend raison de la spécificité de son approche du réel, et
lui assure ainsi sa pertinence. La question fondamentale qui traverse et
aiguillonne la philosophie, est moins l’être, le bien, l’un, le vrai, que le
rapport que ces transcendantaux entretiennent avec la question de la puissance
et de sa constitution en Occident.
Voilà le point de vue à partir duquel parle tout discours philosophique.
Nous avons vu les limites de ce
point de vue eu égard à la question écologique, je dirais même son impertinence
par rapport aux problèmes que pose l’état actuel de notre planète. Cette
impertinence n’échappe pas aux philosophes eux-mêmes dont certains, depuis
Nietzsche, tentent de remettre en cause le postulat de la puissance et de sa
dispensation sur lequel repose l’approche philosophique et métaphysique du
Réel. Ces tentatives sont nécessaires et importantes, même si certaines ne font
qu’accentuer le dangereux malentendu, qui affecte les rapports de la
philosophie à la puissance. Nous savons l’importance de la pensée
heideggérienne dans la critique de l’ordre technique moderne et dans la
structuration de la question écologique. Mais nous avons vu aussi toutes les
arrière-pensées dont elle était lourdement chargée. La tâche de remise en cause
de la métaphysique, ce qu’on appelle sa destruction ou sa déconstruction, mais
que je préfère appeler de mon côté son désarmement, ne fait en réalité que
commencer.
II. Mais pourquoi donc mettre le
droit au service de cette tâche de désarmement de la philosophie,
d’éclaircissement de son malentendu ? Pourquoi insister sur l’importance
aujourd’hui du dialogue entre le droit et la philosophie ? Le droit, comme la
philosophie, est un savoir régional ; plus évidemment encore que la
philosophie, il repose sur un corpus de textes normatifs ou interprétatifs
qu’on appelle les sources du droit et dont le plus célèbre est le Code
Justinien. Comme pour la philosophie enfin, on perçoit qu’a travers le fouillis
de ses textes le droit est tenu par une question non moins fondamentale que la
question philosophique. Le droit entretient lui aussi un lien étroit à la
puissance, ou plus exactement, et la distinction est importante, au pouvoir.
Ces deux notions, dont notre langue et notre culture politiques peinent à
distinguer le sens, Spinoza les oppose nettement, identifiant la puissance à la
potentia de la langue métaphysique de
la scolastique et le pouvoir à la potestas
de la langue juridique du droit romain.[54] La potentia est la puissance en tant que la
nature ou, de façon plus générale, toute instance fondamentale la dispense.
C’est en quoi la potentia est la
force au sens métaphysique du terme. A la potentia
Spinoza oppose radicalement la potestas.
La potestas est la force au sens
institutionnel du terme, les compétences dont est dotée toute personne
juridique, en tant que telle, quelles que soient sa place et sa fonction dans
la complexe architecture constitutionnelle de la cité. L’institution est une
prothèse qui se substitue aux défaillances du pouvoir fondamental et nous
protège de l’anarchie de sa dispensation. L’institution n’est pas une source,
mais une arche. Penser la source et le régime de son écoulement est le fait de
la métaphysique, construire l’arche relève du droit. La potestas se définit ainsi comme la force qui ne se donne ni ne se
dispense, mais se construit, afin précisément de surmonter la fiction ou
l’anomie de ce qui se dispense. On comprend pourquoi puissance et pouvoir, potentia
et potestas sont à ce point
contradictoires.
On comprend mieux aussi, dans
ses conditions, ce qui en même temps lient et séparent droit et philosophie.
Tous deux pensent de façon radicale et essentielle l’origine de la force, mais
l’une en affirmant le postulat de son existence tandis que l’autre au contraire
en fait l’économie. C’est à partir de ce double point de convergence
substantielle (la question de la force) et de divergence formelle (postulation
ou au contraire refus de la postulation) que s’instaurent le différend,
l’explication fondamentale entre les deux savoirs, et par conséquent leur
dialogue.
En renversant les rapports de la
philosophie et du droit, en soulignant l’importance de l’approche juridique sur
la question philosophique (au contraire de l’interprétation traditionnelle qui,
de son côté, souligne l’influence de la philosophie sur le droit), je ne
cherche pas à substituer un savoir dominant à un autre, ni ne succombe aux
sirènes du panjuridisme. En réalité, l’influence du droit sur la philosophie,
telle que je la conçois et la détermine, est d’une tout autre nature que celle
de la philosophie sur le droit. La philosophie a prétendu fonder le droit au
nom de son approche globale ou supérieure, que ce soit au titre de l’universel
(Kant), de l’absolu (Hegel) ou plus simplement de la totalité (Leibniz). De mon
côté, je ne renverse pas la relation au nom des réquisits de l’universalité du
savoir ; je ne prétends pas que le droit accède à degré d’universalité supérieur
à la philosophie, comme le prétend Varron ; au contraire, c’est au nom du point précis que met en jeu le différend sur
le pouvoir, au nom de ce que le droit peut apporter au désarmement de la
philosophie, voie par laquelle la philosophie elle-même poursuit sa propre
tâche critique immémoriale, que se justifie l’intérêt d’un tel renversement de
perspective. Il ne s’agit donc pas pour le droit de refonder la philosophie
comme la philosophie prétendait refonder le droit, mais simplement d’aider la
philosophie à se refonder par elle-même. Ce qui marque une différence radicale
du point de vue de la méthodologie des savoirs.
III. Qu’apporte donc le
droit à la philosophie et à la théorie
politique ? En quoi le droit, et en particulier le droit de l’environnement,
fait bouger la pensée, selon un mouvement qu’aucune théorie, qu’elle soit
philosophique ou politique, ne peut ignorer ?
Je retiendrai d’abord 3
modifications profondes que le droit de l’environnement suscite du point de vue de la théorie politique :
1) La théorie de la
responsabilité à l'égard des générations futures remet radicalement en cause le
principe de réciprocité qui fonde la théorie de la justice telle que la
philosophie politique actuellement dominante la conçoit : théorie qui présuppose
que la justice se ramène à l'équilibration des prestations des partenaires en
situation d'égalité relative. Ce qui rend difficilement pensable la justice
intergénérationnelle. C’est le sens même de la communauté et de la justice
appelée à y régner, qui est ici en jeu .
2) La théorie de la
responsabilité envers les générations futures et la notion de patrimoine commun
qui la sous-tend changent la nature de l'Etat. La notion de patrimoine se
publicise, en même temps que ses processus de constitution se privatisent. Les
notions de patrimoine, de responsabilité et de
transmission sont en réalité incompatibles avec l'Etat classique, càd
avec l’Etat de main-morte, éternel et divin,
qui prétend se perpétuer automatiquement sans avoir jamais à se poser le problème
du maintien de son patrimoine et de la possibilité de sa transmission. Or,
insister sur les notions de responsabilité vis-à-vis de la postérité et du
patrimoine qu’on lui transmet modifie de fond en comble le rapport de l’Etat au
temps et, par conséquent, la nature même de sa fondation. Dans ces conditions,
il faut penser l'Etat non selon les
schèmes de la perpétuité, mais selon les catégories du droit de succession, ce
qui implique le danger, toujours redoutable, qui devient imminent au moment du
passage de relais que représente la transmission, le risque que le patrimoine
ne puisse être légué ou hérité. Il s’agit aussi bien du patrimoine naturel que
l’Etat a en charge de transmettre que du patrimoine symbolique et
institutionnel qu’il constitue lui-même, patrimoine menacé à chaque succession
politique, mais qu’il lui appartient pourtant constamment de maintenir.
3) La notion même de
souveraineté, point essentiel où se joue la question du pouvoir et de son
origine dans un ensemble social, se modifie aussi sous l’effet des principes
fondamentaux du droit de l’environnement. La notion de souveraineté ne va
jamais de soi, et il est dommage qu’à force d’en constater ou d’en déplorer la
perte, on finisse par oublier d’en questionner la théorie. La souveraineté, ce
point central qui fédère à la fois le pouvoir et la communauté, le pouvoir de
la communauté, le pouvoir par quoi se construit la communauté, est l’une des notions les plus difficiles et les
plus insaississables de la théorie politique. J’en donnerai une définition la
plus générale et la plus abstraite possible pour mieux comprendre à la fois ce
qui est en jeu et ce qui est modifié à l’aune du droit de l’environnement.
La souveraineté, c’est la
différence, la distance, l’écart de
toute pensée par rapport à un état de fait ; cette différence se traduit le
plus souvent par un supplément, comme l’indique clairement la tradition
philosophique ; mais rien n’empêche de le penser aussi sous la forme d’une
soustraction, d’un retrait. En ce qui concerne la souveraineté politique, celle
qui nous importe aujourd’hui [car il existe d’autres formes de souveraineté :
la souveraineté morale, càd l’empire de soi, la souveraineté de l’artiste (E.
Kantorowitz), voire la souveraineté des
amants (G. Bataille)], elle se définit comme l’écart de l’intelligence
politique par rapport au fonctionnement économique et culturel d’une société ;
la souveraineté s’oppose donc ici à toute conception du politique qui réduirait
le pouvoir aux automatismes du social et à leur régulation, ce qu’on appelle la
gouvernance.
Mais tout dépend évidemment de
ce qu’on entend sous le terme de différence ; en réalité, c’est le sens même de
la différence, sa modalité qui font la souveraineté. Or, le principe de
responsabilité à l’égard des générations futures modifie radicalement la
modalité de la différence, la nature de la distance que le pouvoir maintient
par rapport au social. La souveraineté “responsable” n’exprime plus la
domination sur les hommes ou le pouvoir de trancher en dernière instance ; elle
n’exprime plus la logique de l’universel (Kant) ou de l’absolu (Hegel) par
rapport aux intérêts particuliers de la vie économique et sociale mais une
autre différence interne à celle-ci. Le pouvoir et la souveraineté véritables dépendent aujourd’hui de la maîtrise du
temps. Tandis que la vie économique et sociale est rythmée par le court terme
(les résultats trimestriels des entreprises), la souveraineté politique, en
tant que garante du patrimoine commun et de sa transmission aux générations
futures, doit au contraire avoir le sens du temps, accéder au temps long, faire
rentrer le temps en différence avec lui-même, le temps long en différence avec
le temps court, ce à quoi en définitive tend toute temporalisation. Ainsi,
doivent être considérées comme régaliennes les prérogatives au moyen desquelles
l’Etat structure le temps, en construit la durée et finit par en acquérir une
certaine maîtrise. De cette temporalisation fondamentale dépend la notion de
développement durable.
Il est indéniable que la crise
de la souveraineté contemporaine cause le plus grand désarroi parmi les peuples
européens. Il faut méditer cette crise, sans nostalgie, au-delà du débat
constitutionnel entre souverainisme et fédéralisme. Je ne crois ni possible ni
bon de revenir aux vieilles définitions de la souveraineté nationale ; mais je
ne crois pas non plus que la gouvernance, autrement dit l’abandon de tout
concept de souveraineté ou encore le pouvoir sans souveraineté (mais pas sans
effet de domination), procure la moindre
solution pour remédier au désarroi des peuples.
Il existe en réalité une double
crise de la souveraineté contemporaine cause que l’on confond trop souvent,
mais qu’il est nécessaire de distinguer. La crise principale touche essentiellement
la notion de souveraineté nationale ; et cette crise me semble définitive et
insurmontable. Il nous faudra désormais apprendre à vivre politiquement sans
cette notion. Mais la fin de la souveraineté nationale ne signifie pas que la notion de souveraineté, en tant
que telle, dans son sens le plus fondamental, est caduque. Nous devons
apprendre à dissocier ce que la vulgate politique a toujours indéfectiblement
lié.
La souveraineté nationale n’a en
réalité de sens que dans le cadre d’un pouvoir défini comme domination des
hommes sur les hommes. Dans ces conditions, il est clair que le pouvoir, pour
éviter la tyrannie, doit être autorisé par toute la nation soumise à la domination, de sorte que chaque citoyen,
selon formule aristotélicienne, soit à la fois gouvernant et gouverné[55]. Je
n’insisterai pas aujourd’hui sur l’importante dose de fictions juridiques (la
théorie de la représentation) et symboliques que réclame ce type de
souveraineté. Il suffira de noter combien le principe de responsabilité à
l’égard des générations futures rend
une telle approche vaine et obsolète.
De fait, pour intégrer ce type
de responsabilité, la souveraineté peut
suivre deux voies :
1) Soit elle se maintient comme
souveraineté nationale, mais au prix d’une redéfinition radicale de la nation :
la nation n’est plus simplement le concept politique du peuple considéré dans
son statut juridique de la citoyenneté, mais devient une entité historique et
traditionnaliste qui fait des citoyens un simple maillon de la chaîne qui relie
ceux qui ne sont plus à ceux qui ne sont pas encore, pour former sur le modèle
de l’ecclésiologie catholique, le corps mystique du peuple. C’est non seulement
le sens de la nation, mais celui de l’Etat et plus généralement encore de
l’origine du politique qui s’en trouve radicalement bouleversé, au profit d’un
retour violent du théologico-politique.
2) Soit la souveraineté change
de modalité. Elle se dissocie de son substrat national, ce qui signifie, plus
fondamentalement encore, qu’elle ne se conçoit plus comme domination, mais
comme temporalisation. En tant que telle, elle n’a plus besoin, pour s’exercer
de l’autorisation de la nation, puisque la nation n’est ni l’origine ni le
propriétaire du temps (alors qu’elle est évidemment la source biologique et la
détentrice des corps sur lesquels s’exerce la domination).
IV. Ainsi,
les notions de souveraineté et de nation se découplent. Un tel découplage n’est
pas sans danger. Le pouvoir souverain, fort de sa seule intelligence
temporalisatrice, forme une classe d’administrateurs professionnels qui ne
s’autorisent que de leurs compétences,
menaçant ainsi de s’extérioriser complètement par rapport à la
population. Nous savons que la souveraineté nationale connaît déjà une telle
situation, preuve de sa crise et de sa caducité. Il faut dans un premier temps
assumer et comprendre cette extériorité, mais au nom d’un concept de la
souveraineté qui la légitime et nous permette de comprendre ce moment négatif
de la démocratie auquel aucune démocratie n’échappe. Mais il faut aussi dans un
deuxième temps définir un nouvel
opérateur d’intégration du peuple susceptible de répondre au principe de
responsabilité à l’égard des générations futures et de les assimiler à l’Etat
politique. Cet opérateur d’intégration ne peut plus être la nation ; mais il
revient au patrimoine entendu comme patrimoine commun de l’humanité de jouer ce
rôle d’intégration, et au politique d’assurer l’appropriation et la
transmission de ce patrimoine par l’ensemble des générations. Nous revenons à
l’antique définition de la république, de la res publica entendue comme bien commun du peuple. Je reviendrai une
autre fois sur les processus spécifiques qu’implique l’intégration du peuple à
l’Etat par la médiation non plus de la nation mais du patrimoine.
V. Or, la modification du sens de la
souveraineté a des effets directs sur la signification même de la métaphysique.
Pour justifier les droits des générations virtuelles, Hans Jonas
en appelle à un impératif catégorique extrêmement simple : que l'homme soit ;
et que l'homme soit tout simplement pour que l'Etre soit. Jonas est tributaire
de la pensée heideggérienne qui fait de l’homme le gardien de l’Etre. C’est
ainsi que Jonas, à la suite de Heidegger, tente de répondre à la fameuse
question métaphysique que pose Leibniz : “Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt
que rien ?”, question qui polarise la métaphysique autour de la question de
l’Etre, ce qu’on appelle l’ontologie.[56]
Mais il nous est apparu, tout au
long de notre réflexion, que la question de la garde et de la survie de l’Etre
dépend d’une autre question, qui est celle du temps, du passage du temps court
au temps long, de la construction de la durée. Or, ce type de construction
relève d’une tout autre question que celle de l’Etre : non pas “pourquoi y a
t-il de l’être plutôt que rien ?”, mais “pourquoi et comment le monde
obtient-il sa cohérence, son maintien et sa tenue, à travers le temps ?”
Comment, de façon plus décisive encore, penser la cohérence et le maintien du
temps à travers le temps, d’instant en instant. Si la question de l’existence
des choses renvoie à l’être, à l’ontologie, celle de la cohérence nous renvoie
à l’autre des grands principes fondamentaux de la métaphysique : l’Un. L’Un
rend raison de la cohérence du temps comme l’Etre rend raison de l’existence
des choses. Le principe de responsabilité réclame donc une métaphysique qui
soit non plus une ontologie mais une hénologie. On ne saurait sous-estimer
l’importance de cette mutation métaphysique sur le rapport de l’homme au monde.
2) Non seulement le principe de
responsabilité nous conduit à la question de l’Un, mais mieux encore il donne à
l’hénologie, qui a été, dans l’histoire de la métaphysique, l’objet de
nombreuses interprétations divergentes
voire contradictoires, un sens précis qui me semble le plus fécond pour
la compréhension de l’Un et de sa spécificité métaphysique par rapport à
l’Etre. Pour Hans Jonas, le principe de responsabilité appartient à ce qu’il
appelle les morales objectives.[57] Les morales
dites objectives structurent l'action en fonction d'un objet extérieur : ce
qu'on appelle le bien ; l’action vise un bien extérieur à elle-même tandis que
les morales dites subjectives font de la forme ou de l'esprit de l'acte
lui-même le thème de la norme, en réduisant l'objet externe de l’action à
n’être que l'occasion de l’action plutôt que son but réel.
Parmi les morales objectives, H.
Jonas distingue deux catégories : les morales
objectives absolues où l'objet de l’action est lui-même parfait, absolu
et infini : Dieu, le Bien et toute instance fondamentale qui justifie l’agir
humain, et d’autre part les morales temporelles où l’objet est non moins
imparfait et fini que l’action elle-même. C’est de cette dernière catégorie que
relève le Principe de responsabilité. De fait, la plupart des morales jusqu'à
présent sont orientées vers un objet représentant une valeur suprême, un
"bien" suprême ; le plus souvent cet objet avait, au nom du principe
de perfection, pour corollaire d'être intemporel et éternel, "présentant à
notre mortalité, écrit H. Jonas, l'appât de l'éternité.”[58]
L'impérissable invite le mortel à accéder à son statut d’immortalité, suscitant
ainsi son désir et son envie. Par son action, l’homme est
appelé à s’assimiler au bien qu’il vise.
Il n'en va pas de même du
principe de responsabilité à l'égard des générations futures dont “l'objet est
le périssable en tant que périssable”, un objet auquel de surcroît je sais
pertinemment que je ne participerai pas, à savoir l’état futur du patrimoine
commun transmis à la postérité à travers le temps ; l’objet de l’action
gouvernée par le principe de responsabilité est en réalité une pure altérité
qui n’est en rien plus digne que nous
et qui, en tant que telle, ne mériterait guère que nous consacrions tous nos efforts
pour nous y assimiler.
“Il s’agit seulement de l’objet
dans son pur et simple droit d'exister qui ne peut m'assimiler et que je ne
peux m'assimiler [...] Nulle appropriation n'est visée ici, au contraire
[...] Cet objet, totalement éloigné de la "perfection", tout à
fait contingent dans sa facticité, appréhendé précisément dans son caractère
périssable, dans son état de besoin et dans son incertitude est censé avoir la puissance de mobiliser
par sa seule existence la mise à sa disposition de ma personne, sans que cette
mise à la disposition implique mon aliénation
ou son appropriation [et, par conséquent, sans dialectique de la sujétion et de
la domination]”.[59]
Il peut sembler, de prime abord,
qu’une morale, aussi fortement imprégnée du sentiment de la finitude de l’homme
et du monde, reste éloignée de la question métaphysique, nourrissant une
philosophie pauvre, existentielle, si ce n’est même purement empiriste. En
réalité, elle nous permet d’accéder à l’expérience la plus haute et la plus souveraine
de la métaphysique, en tant qu’elle espace le plus grand écart entre le réel et
le principe sans pour autant rien perdre de son intelligence et de son
opérativité pratiques.
Se dessinent ici les
possibilités d’une hénologie radicale, impliquant l’imparticipabilité
réciproque de l’homme, du monde et du principe (càd la non-dispensation du
principe au monde sous forme de puissance) : principialité (càd modalité du
principe) qui distingue bien les métaphysiques de l’Un par rapport à celles de
l’Etre, parce que, si l’homme est évidemment appelé à participer au mouvement
de l’Etre, il reste parfaitement étranger à ce qui en explique la cohérence et
l’unité. Certes, on peut expliquer cette cohérence et cette unité par le
mouvement de l’Etre, ce qui relève de ce que la métaphysique appelle la
convertibilité des transcendantaux, la convertibilité de l’Etre et de l’Un,
mais l’hénologie radicale est précisément une pensée de l’Un sans conversion
avec l’Etre, la pensée même de son inconvertibilité avec l’Etre, de
l’impossibilité de cette convertibilité qui explique donc la cohérence et
l’unité du monde autrement que par le processus d’auto-déploiement de ce
dernier. C’est précisément à ce type de méditation que notre réflexion sur le
droit de l’environnement et sur ses réquisits voudrait conduire, une méditation
qui rassemble ainsi en un même destin une
politique de la liberté, affranchie de la souveraineté-domination, une morale tragique, telle que la
finitude et la mortalité de notre condition, ou encore la fragilité de nos
modes de perpétuation et de transmission l’imposent à la dignité de notre agir,
et une métaphysique de l’Un, qui
détermine les conditions philosophique d’une tenue et d’un maintien de l’Etre
étrangers à la machinerie théologico-politique de l’ontologie.
* Agrégé de philosophie, ENS, directeur de recherches
au CNRS (philosophie).
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© THÈMES II/2006
[1] v. infra, Du patrimonium du droit
romain au patrimoine commun de l’humanité, §1.
[2] ibid.,
[3] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand
l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002, p. 57-58
[4]“Il existe une notion qui
apparemment n'autorise aucune confusion, aucune équivoque : c'est celle
d'épuisement.[...] A l'opposé de celui qui donne involontairement aux choses un
peu de la plénitude qu'il incarne et ressent, les voit plus pleines, plus
puissantes, plus riches d'avenir_ de celui qui en tout cas sait donner_, l'épuisé
rapetisse et défigure tout ce qu'il voit, il appauvrit la valeur : il est
nuisible. Sur ce point il n'y a pas d'erreur possible : pourtant l'Histoire
contient cet effroyable fait que les épuisés ont toujours été confondus avec
les plus riches, et les plus riches avec les plus nuisibles. [...] Comment est-il possible de les confondre ?
[...] Ici ce qui induit en erreur, c'est l'expérience de l'ivresse, car celle-ci augmente au plus haut point le sentiment
de la puissance. En conséquence, pour
un jugement naïf, la puissance, c’est celui qui est le plus enivré, le plus
extatique, qui doit se trouver au plus haut degré de la puissance [...]
(Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps
1888, in Oeuvres philosophiques complètes, XIV, trad. J.C. Hémery, Paris, Gallimard, 1977, p. 52)
[5] Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des Tsunamis, Paris,
Le Seuil, 2005, p. 102
[6] Perché questa volubil creatura
spesso si
suole oppor con maggior forza
dove più
forza vede aver natura.
Suo
natural potenzia ogni uomo sforza ;
e’l regno
suo è sempre violento
Se virtù
eccessiva non l’ammorza
(Machiavel, “I capitoli” in Opere, IV, a cura di L. Blasucci,
Turin, UTET, 1989, p. 330)
[7] Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, François
Bourin, 1990, p. 72.
[8] ibid., p. 148.
[9] Gilbert Hottois, Philosophie
des sciences, philosophie des techniques, Paris, O. Jacob, 2004, p. 192
[10] Nietzsche, Généalogie de la morale, III, §7.
[11] v. infra, La crise de la
théorie, §2.
[12] Michel Serres, op. cit., p. 54.
[13] Pour Husserl, la crise de
la pensée est immanente. Husserl signale une crise de la pensée par rapport à
son essence : l'incapacité des savoirs positifs à se mettre à la hauteur des
gestes spéculatifs, des expériences de pensée qui leur ont donné naissance. De
mon côté, je signale une crise transitive de la pensée, c’est-à-dire une
contradiction dans le rapport de la
pensée au réel et à sa maîtrise.
[14] Schelling, System der Weltalter, éd. S. Peetz, Francfort, 1990, p. 19-20.
[15] Walter Benjamin,
"Pour une critique de la violence" in Mythe et violence, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p.
133 & 140 ; v. aussi sur ce point, J. Derrida, "Prénom de
Benjamin", in Force de loi,
Paris, Galilée, 1994, p. 79.
[16] Heidegger, “Le mot de
Nietzsche << Dieu est mort>>“, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, 1986, p. 264.
[17] Michel Serres, op. cit., p. 76.
[18] infra, Refondation juridique et refondation du juridique, §2
[19] Michel Serres, op.cit., pp. 74-75
[20] Pour un autre lecture de
Kant et de sa philosophie juridique, v. infra,
Du patrimonium romain au patrimoine
commun de l’humanité, §IV.
[21] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris,
Grasset, 1992, pp. 56 & 89
[22] ibid.,
pp. 181 sqq.
[23] Michel Serres, op. cit, pp. 110-111.
[24] ibid., p. 70 sq.
[25] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour
la civilisation technologique, trad. fr. J. Greisch, Paris, Le
Cerf,1997, pp. 278-279.
[26] ibid., p. 142
[27] Michel Serres, op.cit., pp.75- 76
[28] Philippe Jestaz et
Christophe Jamin, La doctrine, Paris,
Dalloz, 2004, p. 11 & 95. Pour le droit public allemand, v. Yan
Thomas, Mommsen et l’Isolierung du
droit (Rome, l’Allemagne et l’Etat), Paris,
De Boccard, 1984.
[29] Michel Serres,
op. cit., pp. 32-33
[30] Gilles Deleuze et Félix
Guattari, Capitalisme et schizophrénie.
I. L’Anti-Oedipe. Paris, Les éditions
de Minuit, 1972-1973, p. 41-42.
[31] Sur l’assouplissement du
droit de propriété dans le droit contemporain, v. E. Mackaay, “La propriété
est-elle en voie d’extinction?” in Nouvelles
technologies et propriété, Actes du colloque de Montréal (9-10 novembre
1989), Thémis, Montréal et Litec, Paris, 1991, pp. 217-247 ; T. C. Grey, “The
desintegration of Property”, Nomos (Yearbook of the American Society for
Political and Legal Philosophy), XXII, J. R. Pennock éd., New York
University Press, New York, 1980, pp. 69-87.
[32] Yan Thomas,.Res, chose, patrimoine (note sur le rapport
sujet-objet dans le droit romain) , in Archives
de Philosophie du droit, XXV, 1980, p. 422.
[33] Ibid., pp. 425-426.
[34] Michel Serres, op.cit., pp. 76-77
[35] v. sur cette question, v.
Pierre Caye, "La belle propriété,
Architecture palladienne et droit de propriété", in Archives
de philosophie du droit, 40, 1996, pp. 158-171.
[36] G. Hardin, “The tragedy of commons” in G. Hardin et J. Baden (éds), Managing the Commons, San Francisco,
1977.
[37] François Ost, La nature hors la loi, Paris, La
Découverte, 2003, p. 130.
[38] cit. in Ecologie et liberté, Une autre approche de l’environnement,
éd. M. Falque et G. Millière, Litec, Paris, 1992, p. 5
[39] v. sur cette notion, R.
Brague, La voie romaine, Paris,
Critérion, 1992.
[40] St Thomas, Somme Théologique, IaIIae, Q. 66, art. 2, ad 1.
[41] Kant, Métaphysique des Moeurs I, Doctrine du droit, trad fr. Alexis
Philonenko, Paris, J. Vrin, 1968, p.
119.
[42] v. infra, Le principe de responsabilité à l’égard des générations
futures, §1
[43] F. Ost, op.cit., p. 88
[44] Hans Jonas, op.cit., p. 22
[45] ibid.,
p. 24
[46] ibid., p. 22
[47] ibid., p. 30
[48] ibid. p. 30
[49] ibid., p. 31
[50] C'est exagérer : stoïcisme
et droit romain procurent les ressources théoriques nécessaires.
[51] Hans Jonas, op.cit., p. 142
[52] v. supra, Refondation juridique et refondation du juridique, §2
[53] Les “derniers” non
seulement au sens chronologique du terme, mais aussi au sens moral du “dernier
homme” tel que Nietzsche l’a décrit dans le Zarathoustra.
[54] Antonio Negri, L’anomalie sauvage : puissance et pouvoir
chez Spinoza, trad. fr. A. Matheron, Paris, PUF, 1982.
[55] Aristote, Politique, VI, 2, 1317b3
[56] Hans Jonas, op. cit., p. 74
[57] ibid., p.126
[58] ibid.,
p. 74
[59] ibid.