Philosophie de
la croyance mystique
***
Présentation.
– Entre hellénisme et indianisme.
Important
métaphysicien et indianiste français, spécialiste de la littérature
philosophique indienne sanskrite, héritier d’Olivier Lacombe, ayant introduit à
partir des années 60 (alors qu’il officiait à l’Institut Français de Pondichéry
depuis les années 1953) l’idée même d’une confrontation de la pensée orientale
indienne à l’expérience occidentale du cogito, le professeur Gélibert a laissé une œuvre écrite encore
peu connue et en tout cas insuffisamment exploitée, ce que peuvent expliquer
ses responsabilités culturelles et diplomatiques dans les rapports d’échanges
entre les deux continents et ses charges académiques et universitaires entre la
région parisienne et le sud-ouest de la France.
Centré sur des aspects d’apparence traditionnels et surtout occidentaux,
nous livrons ici un chapitre symbolique (le chapitre III – des 5 chapitres
auxquels se joignent divers Appendices) de sa thèse principale sur la croyance
en cours de publication dans notre collection Essais des éditions Bière, le
maître-ouvrage d’une vie / texte déjà publié dans la revue Thèmes, www.philosophiedudroit.org, fasc.
D’août 2011/ ; cette thèse fut
soutenue sous la direction du professeur Henry Duméry à Nanterre en 1978 et
appréciée par Olivier Lacombe et Pierre Aubenque ; débarrassée des
apparats critiques et érudits superflus, elle porte le témoignage d’un acte de
pensée achevé, et elle manifeste toute la force littéraire d’une langue, certes
austère et rigoureuse, mais d’une exceptionnelle pureté d’expression classique.
*
Nous avons indiqué entre-crochets dans le corps du texte les renvois opérés
par l’auteur lui-même à des passages antérieurs ou postérieurs dont nous ne
précisons pas les références plus détaillées afin d’en abandonner la primeur au
livre publié. De même, certains ouvrages cités en notes et qui l’ont été plus
complètement aux chapitres précédents ne sont donc pas présentés sous leur
titre entier afin de maintenir la cohérence et l’originalité de l’œuvre
ultérieurement éditée. Dans le même esprit, certaines références
bibliographiques sont demeurées, on le comprendra, relativement partielles.
*
Grand platonisant et plotinisant marqué par l’influence de Victor
Brochard (auquel est dédicacée sa thèse) comme par celle du chanoine Diès ou de
l’abbé Festugière, et élève aussi bien du Bordelais Joseph Moreau, Raymond
Gélibert a rassemblé quelques vues dont la pertinence, fruit de la méditation
de plusieurs années de commentaires et d’enseignement, ne manquera pas d’être
relevée, touchant le Ménon
ou la République par exemple, et l’ensemble des Ennéades, et qui
bénéficient singulièrement de l’éclairage de sa culture typiquement française
et anglo-saxonne. C’est la même culture qui a d’ailleurs empêché l’auteur de
réduire le patrimoine indien à une sorte de prolongement d’une philosophie
germanique fournissant ses critères a priori de classement et d’interprétation,
tradition schopenhauérienne, voire nietzschéenne oblige ; nous
connaissions déjà le mépris cultivé par Gélibert à l’égard de diverses
tendances de la pensée allemande et son ironie plus souvent affichée pour les prétentions
de la démarche heideggérienne qu’il accusait de répandre avec ingénuité des
lieux communs – sur l’alètheia comme sur l’être et l’apparence et sur
« l’humanisme » en particulier, en dérivant vers un insoutenable
ethnocentrisme.
D’autres aspects nous sont devenus plus familiers aujourd’hui à travers
les textes postérieurs de Habermas ou de Ricoeur. La tradition, également
maintenue par L. Renou et J. Filliozat, d’O. Lacombe et d’A. Foucher (le
spécialiste des catégories et topiques de la logique indienne, exposés à partir
du fameux traité ou compendium
d’Annambhatta – Paris, Maisonneuve, 1949) contraignait en tout cas à plus
d’effort de reconnaissance de l’identité propre et de l’altérité radicale de
l’objet étudié, comme cela devait être de mise, aussi bien, en rapport avec un
passé hellénique souvent déchiffré à travers les canons ou les grilles d’un
héritage post-kantien ou idéaliste germanique du XIXe s. Voilà qui
exigeait une initiation de renoncement aux
prismes occidentaux déformants, notamment par préjugé phénoménologisant, en
cette fin de XXe s., de l’élément mystique susceptible de s’ajouter au
processus cognitif et que d’aucuns décrivent avec complaisance aujourd’hui
comme la figure culturelle d’une émotion empirique et contingente et presque
comme un donné psychanalysable. C’est en s’y soumettant qu’il peut devenir
possible, en effet, suivant le modèle donné par de premiers interprètes en
langue anglaise, de pratiquer une tentative de réflexion compréhensive par le
biais de l’analogie métaphysique. Tels sont alors les seuls moyens de retrouver
la signification de l’extase ou de l’état de surintelligibilité de la
conscience plotinienne, ou, enfin, de l’illumination du Vedânta moniste.
*
Dans le champ excédant les données chrétiennes habituelles ou celles des
religions du Livre,
dont Gélibert avait une remarquable connaissance et maîtrise (en particulier
dans le domaine patristique gréco-latin et scolastique médiéval), et sous un
angle qui entend privilégier ici la matière d’un débat philosophique classique
confrontant intellectualisme, empirisme et rationalisme, seules certaines
problématiques ont naturellement été retenues dans le prolongement du procès
instruit concernant la notion-même de croyance dans ses postulats subjectifs. Il
eût été imaginable, et Gélibert avait la familiarité même de tous ces thèmes et
concepts, d’aborder aussi la croyance mystique sous l’angle de la Révélation
d’un Dieu-Personne, et non pas Esprit intelligible ou Idée ou être pur, ce qui
conduisait d’ailleurs à reprendre la définition-même, centrale selon notre
perspective, du purusa (intermédiaire entre l’âtman, le
brahman et prakrtti, la Nature). Si purusa est entendu
par Gélibert comme « Esprit » – d’autres risqueraient le contresens
de la confusion avec le je transcendantal du criticisme kantien –, l’interprétation de ce terme qui y verrait
« la personne » ne serait
donc pas, pensons-nous, à exclure, ce qui aboutirait, chemin faisant, à la
considération d’un monde de relations proprement inter-personnelles et fondées
sur la radicale liberté de ne pas dépendre, comme l’enseigne de façon très
biblique l’antique Bhagavad Gîtâ et comme le rappellent éminemment les
maîtres du plus haut moyen âge indien (Çankara et Ramanudja) – (qu’il nous soit
permis sur ce point de renvoyer à l’étude peu connue du P. Johanns, s.j., Vers
le Christ par le Vedânta, dans sa trad. de l’anglais par Ledrus, Louvain,
Museum Lessianum, 1932, ainsi qu’aux Ecrits de Marseille de Simone Weil,
Paris, Gallimard, Nrf, IV, 2009, p. 345 s., 547 s., bien que les traductions du
sanskrit proposées par S. Weil soient pour le moins rapides en aussi peu de
temps de formation qu’elle devait à un R. Daumal lui-même à l’écart des travaux
établis).
C’est ce qui permet de comprendre que ni le s. Bernard analysé par M.-M.
Davy, ni s. Jean de la Croix, ni les mystiques juifs (où se retrouve cependant
Spinoza si prisé dans les pages qui suivent) ni les musulmans de même époque ou
antérieurs comme Ibn Azm ou Al Farabi, ne soient délibérément présents cette
approche de Gélibert malgré d’évidents parallélismes ou de flagrantes
inspirations de terminologie (il suffit de penser à Plotin dont le vieux fonds
indique une sorte d’inspiration commune).
*
Platon, Descartes, Spinoza, Pascal, Hume, Hegel, Nietzsche, James,
Peirce, Bergson, Brunschvicg, Hocking ou Emerson, comme Plotin, Eckhart, la Bhagavad Gîtâ, le Samkhya-Yoga ou
les Yoga-Sûtra, Çankara ou Ramanudja, le Bouddhisme (Petit
et Grand Véhicule) sont les principaux auteurs et les principales œuvres
qui servent de toile de fond à ce chapitre. Il s’agit de rechercher la
difficile conciliation entre l’extase de l’intelligence et la valeur terminale
attribuable à l’intentionalité noétique. Ce qui tend à accréditer l’idée qu’il n’est
pas d’expérience mystique, réfutant la suffisance de tout quiétisme et de toute
ascèse, sans une action de dépassement, entraînant au-delà de tout mouvement
réflexif qui en commande l’exigence de départ. Il y a une
« inconditionnalité proprement mystique » d’une inspiration spirituelle que l’intuitionnisme de type
bergsonien ne saisit guère dans son intellectualisme paradoxalement
latent ; et que l’interprétation sans cesse réductionniste, à un niveau plus universitaire, dont le
rationalisme de Brunschvicg fournit l’exemple, n’est pas près non plus de pouvoir capter.
Mais, avant même ou indépendamment de toute motion
divine ou théopathie, la question, sans doute d’inclination intellectualiste,
demeure en suspens, qui est de savoir si la contemplation d’un au-delà de toute
essence, de tout préalable ou tout préliminaire même, dans l’abolition de la
séparation du sujet et de l’objet, et en marquant le passage de l’extase
elle-même à l’enstase, s’apparente malgré tout à la science tout en abandonnant
le strict domaine cognitif ; et elle consiste aussi à se demander si la
fascination qu’exerce l’accès purifiant à l’intelligible pur ou à l’être, au
point même d’effacer toute conscience (du moins de l’objet, car se résorbant en
conscience de soi ou de son ineffable intériorité), suppose un
« voir » qui
« sait » ou qui simplement « se » sait. Mais tout visera à
démontrer que l’extase est bien alors « l’éclatement de l’intentionalité
cognitive », signifiant l’identité de l’âme avec l’absolu (jîvabrahmaikyam dans le langage de l’advaita).
Une sorte de clôture spirituelle de l’intelligence scientifique peut succéder
ainsi à une clôture épistomologique qui condamne déjà le faux savoir de
l’opinion comme croyance.
Jean-Marc Trigeaud
« …puis, tournant les yeux vers lui et le fixant sans défaillance, il ne
voit plus ce qu’il voit à force de contempler. »
Plotin, Ennéades, VI-VII, 35,
12-13
Dès que l’on cesse de la contraster avec le belief humien, la
croyance ne peut donc /cf. le chapitre précédent, chap. II : La
croyance pratique/ apparaître comme une première forme de la raison. Le
sujet ne découvre pas la raison en suivant le mouvement primitif de ses
croyances, ce ne saurait être vers l’autonomie du jugement que celles-ci
l’orientent naturellement. Selon l’enseignement fondamental du platonisme, on
ne passe pas de l’opinion à la science, on se convertit de l’une à
l’autre, on accède à la connaissance en renonçant à la croyance. « Qu’il
faut une certaine quantité de croyances ; qu’il soit permis de
juger ; qu’il n’y ait point de doute possible eu égard à toutes les
valeurs essentielles – voilà la condition préalable à tout être vivant et à sa
vie. Il est donc nécessaire que quelque chose doive être et soit tenu
pour vrai, non pas que quelque chose soit vrai », écrit Nietzsche[1].
Cela est certain, mais cette exigence vitale est justement ce que l’exigence
spirituelle constitutive de l’intelligence a pour fonction de suspendre
absolument. Le propre de l’être spirituel est de refuser son aval à l’être
vital qui subsiste en lui, de contester son besoin inné de certitude. Et
précisons bien qu’il ne peut être question ici d’empêcher matériellement quoi
que ce soit. Il faut accorder à Hume que ce que la raison n’a pas créé, elle ne
saurait non plus le détruire /cf. sup. chap. II/. Elle ne saurait
l’annihiler, mais elle peut parfaitement le récuser. Si elle ne peut abolir une
impulsion naturelle, ce qui est en revanche en son pouvoir, c’est redisons-le,
de suspendre l’assentiment qu’elle lui accorde spontanément. Un sujet
qui croit, qui ne peut s’empêcher de croire, objectivera alors sa croyance en
tant que telle, la discriminant de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire une
connaissance. Il pourra être éventuellement absolument convaincu qu’il est dans
le vrai, mais c’est cette conviction-même qu’il ressentira en même temps comme
une irrémédiable privation. Quelque chose peut lui apparaître comme certainement
vrai, il peut le tenir pratiquement pour tel. Rien toutefois ne pourra
valoir en lui contre ce sentiment, qui constitue une part intégrante de sa
croyance, que l’évidence ou la preuve directe de la vérité de cette chose est
ce qui le dispenserait justement de l’expérience d’une assurance aussi et donc
de la profession de foi dans laquelle elle s’affirme. Le propre d’une croyance
assez forte pour se vivre comme l’équivalent pratique du savoir, est d’incliner
au sentiment qu’elle dispense de savoir. C’est à cette suggestion que cède
entièrement le sujet pratique. Même au niveau vital, ainsi que nous l’avons vu
/chap. précéd./, il ne peut y avoir de croyance sans conscience, sans la
dimension réflexive par où elle s’assume. Mais le propre d’une réflexion
complice de la vie est de renforcer par un effet de choc en retour l’acte
spontané qu’elle double, et ce renforcement équivaut évidemment ici à avaliser
au maximum une croyance qui lui permet de faire l’économie de la connaissance.
Si la norme régulatrice de la vie, telle qu’elle apparaît dans l’instinct,
n’est certes pas l’inconscience, elle est par contre tout entière dans la
subconscience accréditant systématiquement une spontanéité qui la dispense de remettre
ses certitudes acquises en question. C’est la critique qui est, en revanche, la
norme imprescriptible d’une conscience spéculative. Alors même qu’elle constate
qu’une croyance donnée lui tient lieu éventuellement du savoir, elle restera
pour sa part surtout sensible au fait que savoir est ce qui le dispenserait de
croire. Une même expérience sera donc ressentie dans les deux cas avec une
signification radicalement opposée. Lors même que l’intelligence doit admettre
que la croyance équivaut à la connaissance, restant fondamentalement
insatisfaite, elle niera qu’elle la vaut. La réussite de l’instinct ne
peut être vécue que comme une gêne par l’intelligence, ce qui ne laissera pas
plus impressionner par la valeur-comptant (cash value) d’une réussite
pratique que par l’enthousiasme inhérent à quelque intuition
« sympathique » du réel. On croit, dit Hume, dans la mesure où cela
coûterait beaucoup trop de peine de penser autrement /cf. sup. Chap.
II/. Or, à l’opposé, c’est croire qui apparaît toujours comme beaucoup trop
coûteux à l’intelligence. Dans une inversion radicale du sens qui signe sa
conversion à la pensée (noèsis), c’est dans un doute méthodique qu’elle
trouve le climat sui generis de son assurance /sup. Chap. I :La
conversion intellectuelle/, c’est l’immédiatement crédible qu’elle
décréditera spontanément. A une croyance se présentant comme la promesse d’une
économie définitive du savoir, elle opposera l’exigence imprescriptible d’un
savoir qui refuse de considérer toute croyance autrement que comme un pis-aller
subjectif. L’éprouvant, elle la dénoncera comme le résidu irrationnel qu’il lui
reste à déduire, l’expérience opaque qu’elle doit s’exercer continuellement à
éclaircir. C’est ainsi au clair et au « pur » qu’elle sera conduire à
transférer la valeur du ferme et de l’assuré /sup. Chap. I/.
Il est donc essentiel de souligner avec
Nietzsche la fonction vitale de la croyance. Il est vital de croire.
Cette considération fondamentale nous renvoie elle-même à la loi d’urgence qui
commande toute vie psychologique. Vivre, c’est agir dans un monde qui me
condamne sans cesse à réagir, et agir c’est croire, consciemment ou
inconsciemment, volontairement ou non, raisonnablement ou aveuglément. Je crois
que ce chemin que je suis mène quelque part, je présume que telle modification
de sa perspective est l’indice d’un tournant dans telle direction, etc.
Dira-t-on que présumer n’est pas croire, au sens plein du terme, mais seulement
supputer ou prévoir ? Cette assimilation d’une présomption pratique à une
prévision théorique ne serait cependant possible que si j’étais en l’occurrence
un spectateur indifférent. Or je suis ici un acteur, je me trouve
irréversiblement engagé dans l’action, sinon toujours, ce qui est une
situation-limite, dans une action déterminée. Il faut donc que je
m’engage, que je persiste, si peu que ce soit, à m’engager avant de vérifier et
pour pouvoir vérifier ce qui est bien ma croyance. Tout ce que je peux
tenter alors – mais ce n’est pas toujours possible – c’est de préserver la marge
de manœuvre qui me permettra de me reprendre, mais me reprenant, je me
déterminerai ipso facto à un autre engagement qui, tout en apparaissant
à son tour crédible, ne sera pas peut-être plus formellement assuré que le
précédent, et ainsi de suite. Mais considérons maintenant les cas où,
justement, il n’y a pas de suite, les cas où, cette fois, les tensions
intervenant à un niveau inférieur à la conscience, je marcherai sur ce sol dont
je présume la solidité, je goûterai à cet aliment dont je présume la valeur
nutritive, etc. (et n’oublions pas, pour justifier cette assimilation des deux
domaines, que la pathologie nous montre tous les degrés de dégradation de la
crédibilité pragmatique de l’environnement, que toute adaptation
sensori-motrice est régie par la présomption implicite de la permanence de son
sens). Nous demanderons alors ce qui pourrait, en effet, empêcher un sujet
condamné à croire de ne pas croire, quand sa croyance réussit, que sa croyance
est « science ». Comment, tout d’abord, aurait-il pu découvrir
que sa croyance est fondée sinon en l’essayant, en l’adoptant, en l’épousant si
peu que ce soit ? « une croyance est vraie si elle travaille »[2]
– si elle rend, si elle « marche », et on ne pourra évidemment s’en
apercevoir qu’en cédant à sa suggestion. Il faut nécessairement commencer par
croire pour pouvoir éventuellement obtenir la preuve que ce que l’on croyait,
était faux. Mais c’est en définitive à ses fruits qu’on jugera sans aucune
équivoque de l’arbre. Devant l’évidence patente du résultat escompté ou de son
absence, c’est-à-dire devant le succès ou l’échec du comportement engagé,
comment en effet ne pas persévérer dans la conviction initiale, soit ne pas la
rejeter avec la même force en adoptant la conviction contraire ?
L’expérience est toujours cruciale lorsque le critère de la vérité ne se
distingue pas du test pratique d’une croyance. Lorsque – ce qui n’est pas
toujours le cas – le sujet est placé devant plusieurs alternatives, il ne lui
est pas laissé d’autre choix que de s’engager dans l’une d’entre elles, et il
faut toujours qu’il s’y engage assez loin pour pouvoir voir où elle le mène.
L’expérience, par contre, est ce qui constitue dans tous les cas le test
irréfragable de la validité de ses prévisions. C’est d’une connaissance
indubitable – la preuve-même par le fait ! – dont bénéficie celui qui
prend le risque de croire. C’est donc la promesse d’une assurance inébranlable
qui constitue la compensation psychologique de l’incertitude encourue, le souvenir
de ses réussites passées qui le conforte dans ses tentatives présentes. Autant
c’est une exigence vitale inéluctable que de croire, autant l’expérience
montre, par ses leçons irrécusables, que le risque de la croyance n’est jamais
affronté en vain. Si la vie, qui serait impossible dans l’indifférence, exclut
absolument l’indécision[3],
il y a toujours une réalité pour répondre aussi décisivement à l’attente de la
vie. Il n’est rien de plus probant qu’une possibilité ou impossibilité
pratique, le succès ou l’échec d’une action. Telle est la situation que Platon
décrit dans la République comme caractéristique de la doxa :
un sujet pratique estimera être parvenu au terme de la vérité qu’il vise
quand il sera parvenu à discriminer la réalité de son apparence (eikôn),
le domaine d’une conjecture infondée, imaginaire, parce que pragmatiquement
inconsistante (eikasia) de celui d’une croyance réelle parce que
pragmatiquement confirmée (pistis)[4].
La croyance, la suggestion subjective du vraisemblable, du plausible est sa méthode,
et son critère l’expérience, la vérification pratique de son attente qui
confère au plausible le sceau du certain et au vraisemblable celui du vrai.
Dans le cas contraire, l’échec du comportement qu’ils avaient accrédité est ce
qui permettra de les rejeter aussi catégoriquement dans l’irréel.
La gageure que soutient le pragmatisme
est de vouloir trouver dans cette situation pratique l’origine et le modèle de
la situation épistémologique. On peut admettre qu’une connaissance positive est
celle qui correspond à une hypothèse opérationnelle (ou
« opératoire », ou « instrumentale »), celle-ci étant une
question posée à l’expérience en des termes assez précis, et donc suffisamment
restreints pour que l’expérience puisse y répondre effectivement. Une question
dont la généralité interdit, si elle est fausse, qu’aucune expérience puisse
établir sa fausseté, n’est donc pas une hypothèse scientifique, est dépourvue
de sens expérimental. C’est sa vérité, en effet, qui, à supposer qu’elle soit vraie,
serait alors en tout état de cause impossible à établir. Telle est la sujétion
du savant à l’expérience, qui permet d’opposer d’un certain point de vue,
l’esprit pratique de la science à l’esprit spéculatif de la métaphysique. Le
savant est pratique dans la mesure où il borne son ambition à poser à
l’expérience des questions auxquelles elle peut répondre. Il est pratique dans
sa méthode, qui est la mise en place d’un dispositif technique, comme dans le
but qu’il vise, qui est une action possible sur les choses, et cette
rentabilité pratique, technologique des concepts scientifiques étant
indissociable en fait de leur vérificabilité. Un concept positif n’est donc
rien d’autre que la somme des opérations expérimentales qui l’instituent, plus
celle des opérations techniques qu’il permet à son tour d’instituer[5].
Celles-ci constituent éventuellement l’occasion d’un nouveau travail
expérimental, et ainsi de suite. Enfin, il est certain que le savant se
montrera spontanément, comme on l’a dit, nominaliste, pour tout ce qui excède
la sphère de l’expérimentation, le domaine strict de son métier. Dès qu’il
aborde le domaine purement spéculatif, quand il doit franchir le seuil de ce
qu’il peut déterminer pratiquement, il ne se risquera jamais à croire qu’une
théorie quelconque puisse être à proprement parler vraie. Il ne la
comprendra jamais comme une façon d’expliquer les phénomènes, mais seulement de
se les expliquer : sôzein ta phenomena. S’élevant un peu
contre son gré, contrairement au dialecticien selon Platon, à une vision
synoptique de la science, c’est encore un critère pratique, celui du simple, de
l’ « économique », et donc de l’utile, du « commode »,
qu’il retiendra de préférence comme caractéristique d’une vision scientifique
du réel. C’est ce qui marquera à ses yeux l’avance décisive d’une conception
positive sur une explication mythique ou métaphysique, ce qui l’autorisera à
rejeter en toute certitude une explication de cette nature comme périmée :
même sur un plan spéculatif elle n’est pas rentable, elle n’aide pas
mieux à penser qu’à agir, et penser signifiant encore agir, une connaissance
effective, n’étant rien d’autre en définitive, à quelque niveau que ce soit,
que la cause ou l’effet d’une opération de la pensée[6].
Toutefois, même si on l’accorde, la question qui reste posée est de savoir si
l’activité inhérente à la pensée scientifique peut être psychologiquement
considérée comme le prolongement de l’activité vitale. Se plaçant à l’exact
antipode du platonisme, Peirce écrit que « produire la croyance est la
seule fonction de la pensée »[7],
et la croyance se définira à son tour dans le contexte de ce pragmatisme comme
ce qui naît d’une vérification pratique après avoir constitué (sur la base
d’une vérification antérieure) son anticipation. La vérité théorique – la
vérité tout court -, de l’objectivité empirique, ainsi que nous venons de la
voir, a la cohérence spéculative, et James en élargira le critère jusqu’à
l’éthique[8]
– se réduit ainsi à la vérité pratique, la recherche et la preuve du vrai à
la pratique de l’idée, et celle-ci prend sa source dans la crédibilité
inhérente à ce qui est vitalement dangereux ou utile, à ce qui sert
positivement l’adaptation du vivant : « primitivement… la vérité d’un
mode de pensée consiste… dans cette fonction qu’il remplit de nous engager
dans une direction valant d’être prise. Quand un moment de notre
expérience… nous inspire une idée vraie, cela veut dire que tôt ou tard, cette
idée est le guide grâce auquel nous nous replongeons dans les phénomènes
particuliers de l’expérience, et que nos relations avec eux sont
profitables »[9]. Mais
peut-on assimiler une hypothèse scientifique à une croyance[10]
et par suite sa vérification expérimentale à une réussite pratique ? Pour
qu’une idée expérimentale pût être assimilée à « un guide pour se mouvoir
au milieu de la réalité »[11],
il faudrait pour commencer que le savant croie en cette idée. Or c’est
ce qu’il s’interdit de faire en la concevant seulement comme une hypothèse.
Par là, on peut augurer que la confirmation de ses prévisions ne sera pas
davantage du même ordre que la réussite empirique d’une action. Débordant la
situation biologique à son origine, dans ses intentions, la situation
épistémologique ne saurait évidemment davantage la retrouver à sa fin, dans ses
résultats.
L’Umwelt, le champ pragmatique vital est un monde
d’urgences, de tensions, sinon toujours d’alertes : il appelle des
réactions, sinon toujours des décisions volontaires, et ce sont donc celles-ci
qui impliquent des croyances. Ainsi, la croyance est le principe de l’action,
dans la mesure où l’action est le principe de la vie. Toutefois, ainsi que nous
venons de le dire, la sécurité qui est conjointement inscrite dans le principe
de la vie fait que le risque de vivre, et donc de croire, se compense naturellement
par le test infaillible de la praticabilité de l’action accréditée. « On
croit d’abord, on prouve ensuite », mais dans les cas banals, régis par
l’habitude, la conviction rencontre sa considération immédiate, tandis que dans
les circonstances imprévues le succès ou l’échec de l’entreprise seront en
règle générale assez prochains pour enlever tout doute sur la validité des
prévisions. Sauf exception, la situation n’est jamais telle qu’elle exclue
toute possibilité de se reprendre, et l’échec de l’engagement est par lui-même
assez significatif pour accréditer l’alternative viable. D’autre part, dans une
situation d’impasse absolue, la seule ressource existante est de postuler aussi
absolument l’existence de l’issue inconnue /cf. supra : chap. II/,
mais si le risque de la croyance s’affronte ici à l’état pur, c’est évidemment
sur la base de sa rentabilité usuelle. Qu’on invoque alors, à ce niveau, contre
une expérience mécaniste, humienne, de la croyance, le rôle de la réflexion, de
l’intelligence, la part de l’expérience acquise : celles-ci ne feront
jamais que fortifier – en l’affirmant – une spontanéité primitive /cf. sup.,
ibid./. Grâce à l’ « expérience », on ne sera jamais que
plus tôt et plus fermement persuadé de la réponse de l’expérience, on ne
l’anticipera qu’avec plus de certitude. Seule la sagesse est ce qui peut
apprendre à douter, mais elle appartient à un autre ordre, la fonction de la phronèsis
est de surmonter les exigences vitales et non de les servir. Mais telle est
également déjà la situation de la science. Ce ne peut être dans le sens où le
sujet pratique croit en l’expérience que l’expérimentateur s’exerce à ne poser
à l’expérience que des questions auxquelles elle est susceptible de répondre.
Acquérir cette mentalité positive suppose au contraire que l’on rompt avec une
mentalité pratique dont le propre est de préjuger cette réponse.
L’hypothèse expérimentale constitue une interrogation dont la résolution est
problématique, non une croyance qui présume sa validité. Aussi le savant se
gardera-t-il de croire : présumant il questionne, anticipant il calcule,
prévoyant il objecte. Là est « la manière agnostique de chercher la
vérité » que répudie James[12],
mais qui est nécessairement celle de la recherche expérimentale la plus
« opérationnelle » dans sa méthode, et qui peut être éventuellement
la moins ambitieuse ou la plus critique spéculativement. La science n’est
pratique que dans la mesure où elle est critique dès son départ, c’est dans l’a
priori du douteux et non du crédible que consiste son réalisme. Croire en
l’expérience signifie fondamentalement pour le savant envisager la possibilité
d’être contredit par elle. Il cesse par là de postuler ce que postule la vie,
il dénonce la fatalité de la croyance vitale au lieu d’y souscrire. Son
laboratoire n’est pas une partie de son Umwelt, il s’abstrait des
certitudes de la praxis biologique, comme, en retour, il renonce à ses
facilités quand il s’engage dans la praxis expérimentale (et bien qu’on
puisse encore arguer, tant est grande la misologie régnante, que cette praxis
ne se sépare pas elle-même d’une certaine praxis sociale, des croyances
constitutives d’un Umwelt culturel[13]).
Nous sommes ici au nœud de l’équivoque qu’exploite le pragmatisme. On peut, en effet,
opposer l’esprit pratique de la recherche expérimentale à l’abstraction et à la
gratuité des vues purement théoriques, des constructions métaphysiques.
Toutefois, qu’objecte fondamentalement dans ce cas une pensée positive aux
explications abstraites si ce n’est leur carence critique, leur esprit de
subjectivité ? C’est à une foi aveugle dans les ressources de la seule
« imagination » qu’Auguste Comte attribuera le mépris de l’expérience
dont témoigne la métaphysique et donc la stérilité de celle-ci. Mais, alors
même que, comme la pratique et contrairement à la métaphysique, la science est
tournée vers l’action (bien qu’il resterait évidemment à préciser selon quel
mode), ce n’est cependant que du sujet pratique que peut procéder foncièrement
le subjectivisme de la démarche métaphysique. On ne s’explique pas ce
subjectivisme autrement que par ce qui subsiste d’une mentalité pratique dans
une pensée accédant au domaine de la rationalité. La croyance métaphysique
n’est pas pratique au sens strict du terme, mais sa nature de croyance c’est de
la croyance pratique qu’elle la tient. Ce ne peut être que du sujet pratique
engagé dans l’action vitale qu’un sujet rationnel hérite le postulat qu’il y a
toujours une réalité pour correspondre à une attente subjective, la croyance
que le chemin de la croyance est celui qui conduit à la vérité. Des
préoccupations vitales, des instincts (qui, par le relais du symbolisme et de
la culture, se subliment dans le mythe et la praxis magique) au
dogmatisme abstrait, le contenu de cette croyance changera, mais nullement son
sens. Dans les deux cas, c’est la vérité de la démarche subjective en tant que
telle qui sera fondamentalement postulée, on croira que c’est la croyance qui
constitue tant le départ valide que le terrain solide du savoir. Dès lors,
lorsqu’on critique l’esprit métaphysique, ce n’est nullement la subjectivité
pratique qu’on légitime, ainsi qu’un pragmatisme pense pouvoir le conclure du
positivisme de la science. Le savant qui oppose le caractère empirique et opérationnel
de sa méthode à l’abstraction inopérante des spéculations théoriques rompt en
fait essentiellement avec la mentalité pragmatique qui subsiste dans le sujet
rationnel.
A quoi naturellement une évidence
immédiate fera objecter qu’un dogmatisme abstrait ne saurait être considéré
comme le prolongement du pragmatisme vital, dans la mesure où il ne manifeste
aucun souci de sa vérification empirique. Le sujet pratique est régi par
l’impératif qui commande l’adaptation la plus étroite possible de sa conduite
aux exigences du milieu. Ignorant cette servitude et dans une situation de
disponibilité spéculative, une intelligence abstraite peut se satisfaire au
contraire d’un libre jeu de constructions conceptuelles. Mais la question
décisive devient alors celle de savoir jusqu’à quel point une activité pratique
nécessite une vérification objective, une réussite pratique implique un
contrôle de cet ordre. Or il est clair que tout ce que le sujet pratique attend
de l’expérience est qu’elle n’entrave pas son action. A ses yeux, une croyance
l’engageant dans une direction déterminée sera intrinsèquement vraie
lorsqu’elle le sera pragmatiquement, c’est-à-dire lorsque la conduite qu’elle
inspire ne rencontrera pas d’obstacles dans l’expérience. Tel est le critère,
uniquement pragmatique en effet, qui lui servira de preuve nécessaire et
suffisante, mais il reste évidemment aussi étranger au domaine d’un contrôle
objectif que peut l’être la préoccupation pratique qui s’en contente à l’esprit
d’une recherche désintéressée du vrai. « Elles forment une écrasante
majorité, écrit James, celles de nos idées qui ne comportent aucune
vérification directe, aucune confrontation avec les faits eux-mêmes »[14] :
à quoi il suffit d’ajouter que ces idées expriment dans la même mesure des
valeurs purement pratiques pour lesquelles une viabilité pragmatique tient lieu
adéquatement de vérification. Nous constations que rien ne peut empêcher un
sujet pressé de réagir, de croire en la valeur absolue, de poser la valeur de
vérité de la croyance qui lui inspire une réaction utile, vitalement adéquate.
Seulement, il reste à considérer l’essentielle relativité que comporte une
telle adéquation. « Un processus indirect ou simplement virtuel de
vérification, dit James, peut… être aussi vrai qu’un processus direct et
complet »[15]. Mais se
satisfaisant simplement de réussir, une croyance pratique ne connaît en fait
par là que des processus de vérification de la première espèce. Son
insuffisance irrémédiable, aux yeux d’une réflexion critique, consiste alors
en ce qu’elle les confond avec les premiers. Marquant le passage du
pratique au spéculatif, du vital au rationnel, cette réflexion, loin de tenir
une réussite pratique pour « argent comptant »[16],
posera la question nouvelle du comment de cette réussite, tandis qu’à
l’inverse elle ne tiendra pas nécessairement une idée pour fausse de ce qu’elle
n’est pas « monnayable » immédiatement. En toute rigueur, ce n’est
pas comme fausse ou dénuée de sens, mais seulement comme indécise ou hypothétique
que le savant le plus pragmatique de tempérament considérera une théorie dont
la science, selon les moyens connus, est incapable de réaliser la vérification
expérimentale, si du moins cette théorie a d’autres mérites pour se recommander
à son attention. C’est ainsi contre le préjugé de la preuve pragmatique que
s’acquiert le sens de la preuve expérimentale. Aucune science digne de ce nom
ne prend la suite d’un empirisme pragmatique vulgaire. Qu’une expérience puisse
répondre ou non à l’attente d’une croyance est dénué de sens pour une pensée
qui, au départ, ne croit rien, ne préjuge rien. Mais considérons au contraire
une pensée que son abstraction condamne à rester inaccessible à toute procédure
de vérification objective, et disons une pensée métaphysique puisque telle est
l’appellation sous laquelle le positivisme choisit de désigner son antithèse.
Si l’essence d’une « preuve » pragmatique réside dans le fait qu’une
croyance ne se heurte à aucune impossibilité matérielle, quelle que soit la
distance qui sépare cette pensée des croyances instinctives du sujet pratique,
elle aura de commun avec elles qu’elle estimera pouvoir se justifier
pragmatiquement. Le sujet pratique croit spontanément en la vérité de l’action
que lui inspirent ses mobiles vitaux, dans toute la mesure où cette action est
praticable. Mû par d’autres mobiles ressortissant à une subjectivité affective
ou morale, mais qui relève en fin de compte du même vouloir-vivre fondamental,
un sujet rationnel assentira aussi spontanément à toute spéculation s’accordant
à ces mobiles qui ne sera pas susceptible de rencontrer dans l’expérience un
démenti direct. Dira-t-on derechef que, quoi qu’il en soit de la subjectivité
de ses motivations, le sujet pratique se trouve en fait réellement adapté à son
milieu ? Mais il suffira de remarquer par exemple qu’avant l’ère
galiléenne, il n’y avait rien qui pût pratiquement détourner un adepte
de la physique aristotélicienne de croire à l’adéquation de ses concepts avec
la réalité. Aussi y adhérait-il pragmatiquement, et ceux-ci étant
suffisamment vagues en effet, pour « expliquer » la plupart des
phénomènes connus et lui épargner par là l’insatisfaction subjective de ne
pouvoir les comprendre. Qu’on en ait découvert d’autres et surtout qu’à propos
de cette découverte on ait décidé de revoir le système d’explication en
vigueur, excédait par contre les ressources d’un tel pragmatisme et supposait
qu’on rompît avec une mentalité de cet ordre. Celle-ci, en effet, se distingue,
selon James, par un autre caractère, qu’il désigne ainsi : « Une
opinion nouvelle entre en ligne de compte parmi les opinions ‘vraies’ dans la
mesure exactement où elle satisfait chez l’individu le besoin d’assimiler aux
croyances dont il est comme approvisionné ce que son expérience lui présente de
nouveau »[17]. Il est
évident que sur ce point encore l’esprit pragmatique procède à l’inverse de
l’esprit critique. Par quoi en définitive il ne peut pas plus léguer à la
science le conservatisme de son inspiration que son mode de preuve.
C’est bien la gratuité spéculative de
la pensée mythique et « métaphysique » qui apparaîtra ainsi comme un
leurre et, conjointement, l’esprit pratique de la science. C’est le pragmatisme
vital qui se continue dans une pensée qui, sous le couvert de l’objectivité, sert
en fait des valeurs subjectives, rationalise des croyances individuellement ou
socialement utiles. Là est, en effet, l’efficacité que lui reconnaît à juste
titre James, mais qui marque en même temps tout l’abîme qui la sépare du
domaine de la vérité. Il est clair qu’elle sera objectivement fausse dans la
mesure où elle sera pragmatiquement vraie, et par exemple payante sur le plan
de l’optimisme personnel ou de la cohésion sociale[18].
Inversement, c’est de la subjectivité pragmatique que s’affranchira la science,
accédant par là-même à une vision désintéressée du réel, au plan de la réalité
spéculative[19]. Qu’il soit
a priori nécessaire, suivant la formule de Nietzsche, de tenir quelque
chose pour vrai – et donc de parvenir à la certitude cette chose –, cet
impératif est absolument récusé par une science qui fait profession d’inscience
socratique, qui intègre à sa démarche le risque de ne pas savoir. Mais au-delà
encore, lorsqu’elle sait, croira-t-elle du moins savoir, consentira-t-elle à
s’accorder dans une expérience spécifique de croyance qu’elle est en possession
du vrai ? Cette instance elle-même, dans leur intraitable défense de
l’idéal d’une connaissance pure, l’intellectualisme platonicien, aussi bien
spinoziste, tenteront de la briser en la réduisant à un dilemme. Si
l’intelligence possède effectivement le vrai, il devient superflu qu’elle croie
voir ce qu’elle voit, il n’y a pas rechercher en dehors de l’idée vraie les
conditions de l’accréditement d’une idée qui, dans la mesure où elle est vraie,
enveloppe par soi sa validité intrinsèque, a sa norme en elle-même :
non opus est ut sciam quod sciam me scire[20].
D’une âme dont la conversion en intelligence pure a réalisé l’absolue
autonomie, on pourra dire ainsi qu’elle devient le miroir immaculé de la
réalité intelligible, qu’elle imite parfaitement son harmonie, qu’elle
s’approprie participativement la perfection de son essence. Tel est ce que Diès
appelle : « connaissance pleine d’une réalité pleine »[21] :
au-delà de toute variation subjective, de la précarité des appréciations[22],
une connaissance qui pose un objet dont elle apporte une justification
intégrale, et donc au premier chef stable[23] ;
par delà toute présomption subjective, une connaissance qui intuitionne cet
objet au point de saturer jusqu’à la dimension réflexive par laquelle elle
aurait encore à s’assurer qu’elle l’a atteint. Quand c’est par la seule essence
de la chose qu’est comme la chose, écrit Spinoza, « de cela seul que j’ai
connu quelque chose, je sais ce qu’est connaître ce quelque chose »[24].
Envisageons donc l’autre alternative, qui représente la situation d’une
intelligence qui persistera à éprouver le besoin de se convaincre de la vérité
de ce qu’elle voit. Il découle de ce qui vient d’être dit qu’il lui manque par
là-même de le voir vraiment, et le danger consistera alors en ce qu’elle prenne
prétexte du peu qu’elle voit pour s’abstenir de l’effort qui lui permettrait de
voir davantage. Le « mal suprême » engendré par la doxa, par
la croyance aux réalités sensibles, réside dans l’erreur radicale d’une
illusion qui subvertit en tant que telle le sens même du vrai et du faux, du
bien et du mal. Celui qui est dans l’erreur s’imagine – croit – dans la même
mesure être dans le vrai, celui « souffre » dans l’esclavage
corporel, dans l’asservissement aux nécessités pratiques, éprouve avec une
force égale l’illusion qu’il est libre et heureux[25].
Le mal absolu de la croyance sensible est dans cette aliénation dont le
dépassement ne supposera donc pas moins qu’une conversion totale du sujet, une
réforme de son être à la mesure de ce mal. Et toutefois, il reste clair
qu’aussi instantanée qu’elle doive être dans son principe, dans la décision
spirituelle qui l’instaure, une telle conversion ne peut être que progressive
dans son mode de réalisation. Ne pouvant encore voir du Bien que ce qui reste à
sa mesure, l’âme doit se conforter de l’intelligibilité dianoétique pour rompre
progressivement avec ses habitus pratiques et s’exercer par là à l’habitus
proprement contemplatif de la science. Mais c’est alors, nous le savons, que le
bien peut devenir l’occasion du mal, ou le mieux du pire, si ce que l’âme sait
lui devient l’occasion de croire qu’elle sait, et donc d’en rester là. Le mode
de penser dianoétique étant utilisé ici à rebours de sa finalité spirituelle,
le mal « le plus grand » se trouve transposé d’une illusion primaire
subversive du vrai à une illusion seconde corruptrice de sa visée. Cette
deuxième forme d’illusion risque alors d’être définitive dans la mesure où elle
cesse d’être intégrale, dans la mesure où, à ce stade, l’intelligence peut
toujours exciper pour se justifier d’un savoir réel, quoique évidemment partiel
/cf. sup. chap. I/. Ce sera donc avec l’esprit de la doxa
pratique tel qu’il peut subsister au plan de la dianoia spéculative, que
l’intelligence devra s’exercer à rompre dans un effort de conversion continuée.
Poursuivant l’entreprise de katharsis, de désubjectivation radicale qui
l’avait primitivement arrachée au sensible, c’est comme manque à savoir et non
comme confirmation du savoir qu’elle ressentira toute croyance au savoir. La
part de croyance subsistant dans le savoir lui apparaîtra seulement comme la
marge à réduire du non savoir, l’imperfection subjective qu’il lui reste à
vaincre pour atteindre au savoir. En effet, celui qui sait, dit Spinoza, n’a
plus besoin de croire /cf. sup./. D’une même manière, celui qui veut
savoir devra-t-il s’exercer primitivement à savoir, réprimer absolument la
tendance qui l’incite à anticiper le savoir, à présumer qu’il sait, et c’est la
proposition corollaire de la Réforme de l’Entendement : ut sciam
me scire necessario debeo prius scire[26].
Répudiant la facilité de la croyance, qui ne peut suggérer qu’un raccourci
trompeur, qui est un alibi et non une aide, le chemin du savoir passe ainsi
nécessairement par la porte étroite du seul savoir. « Connaissance
réflexive », « idée de l’idée », la véritable méthode de la
science implique la connaissance initiale de l’idée vraie et procèdera donc de
l’idée à l’idée debito ordine[27],
c’est-à-dire selon un développement nécessaire excluant tout recours
extrinsèque à une croyance en l’idée. L’intellectualisme parvient de la sorte à
sa formulation complète. La certitude subjective de la science ne saurait pas
plus anticiper sa possession qu’elle ne lui survit comme expérience distincte.
De même qu’une science acquise supprime par excès la confirmation de la
croyance, l’acquisition de la science exclut formellement sa présomption. Celui
qui sait n’a plus besoin de croire, doit-il commencer par savoir, se
river, selon la formule platonicienne, à la seule certitude de ce qu’il sait
effectivement[28] au lieu
d’anticiper son élargissement dans une présomption subjective. Cet
élargissement naîtra en fait de l’ascèse même qui aura le plus rigoureusement
interdit d’en préjuger. Celui qui voit n’a plus à se mettre en peine de
croire ; celui qui croit manque donc de voir, et c’est la raison pour
laquelle il doit s’interdire la confusion, et plus exactement l’approximation
pratique qui accrédite l’ombre ou la pénombre comme l’équivalent de la clarté.
Par là la science découvre sa méthode dans le renversement absolu du
pragmatisme vital. Ce qui est requis fondamentalement pour vivre est une
certitude suffisante pour agir, mais cette assurance représente pour la pensée
la marge rémanente d’incertitude à laquelle elle ne saurait à aucun prix
consentir.
Mais s’il en est ainsi, si le chemin de
la connaissance ne passe en aucune manière par la croyance, l’intellectualisme
devra affronter la problématique de la vérité relative à la croyance, l’aporie
de l’opinion vraie. Comment persister à considérer toute présomption de
la connaissance comme l’obstacle par excellence de la science si la science
constituée en vient à découvrir éventuellement que cette présomption était
fondée, et donc à la justifier rétrospectivement ? Toute opinion en tant
que telle, dans la mesure où elle n’est pas réductible à la pure ignorance,
doit nécessairement être considérée comme un « intermédiaire » entre
celle-ci et le savoir[29].
Toutefois, en ce qui concerne la doxa pure, la croyance sensible, cela
ne pose aucun problème, car le propre de celle-ci est non seulement de rester
par omission rigoureusement ignorante de la part de vérité qu’elle peut
comporter, mais encore d’ériger positivement l’erreur en norme du vrai. Elle
est l’occultation du vrai qui se double de sa distorsion, et cette deuxième
caractéristique est évidemment ce qui l’empêche de se présenter à quelque titre
que ce soit comme l’approximation de celui-ci. Il est certain donc que
l’opinion ne saurait porter sur le non-être[30],
qu’elle n’est pas la pure ignorance[31],
mais un intermédiaire (métaxu) entre la science et l’ignorance[32],
la faculté dont la nature est de saisir les choses qui flottent entre les deux
extrêmes de l’être et du néant[33].
Mais il est à noter que c’est uniquement l’idée que peut s’en faire le
dialecticien dans la perspective de la science achevée. Donnant sans
restriction son assentiment à une image fluctuante, l’opinant croit pour
sa part qu’il atteint la vérité absolue. L’objet du dialogue auquel on le
convie consistera à le détromper, à l’amener à concevoir que l’apparence
multiple qu’il pose comme rigoureusement vraie constitue l’équivocité par
excellence, et la vérité appartenant au contraire à la réalité unique, immuable
et supra-sensible qu’il tient pour une chimère[34].
Aussi, sans la moindre transition, Platon peut-il continuer en opposant
catégoriquement la science à l’opinion, l’amour de l’être à celui du devenir[35].
Seul, en effet, celui qui s’est élevé par l’intellection de l’être est en
mesure d’apprécier quelle est la part de l’être qu’à l’extrême de sa distension
participative peut refléter encore le devenir (et sans elle, en effet, c’est
jusqu’à l’apparence de l’être qu’il ne pourrait même pas soutenir un seul instant).
Il n’y a donc une vérité de la croyance que pour qui a atteint la vérité de la
science, et celle-ci ne peut être atteinte que sur la base de la fausseté de la
première, par conversion de son principe. Dans ce qu’elle peut comporter de
vrai, l’opinion n’est pas une science qui se prépare, mais une science qui se
méprend, et ce n’est qu’à condition de revenir radicalement sur cette méprise
que l’intelligence aura accès à la science. La demi-vérité de la croyance n’est
que celle du rêve[36], mais ce ne
saurait être évidemment en continuant de rêver qu’on découvrira les réalités de
l’éveil, comme ce n’est qu’après s’être réveillé qu’il devient possible de
juger objectivement de la portée allusive de l’image onirique. Ce qu’un rêve
peut comporter de réalité, il n’appartient qu’à la veille de le saisir. Mais si
c’est sans aucune possibilité d’appel que la doxa peut être ainsi
déboutée dans sa fonction présomptive d’ « intermédiaire » épistémologique,
si elle ne constitue en aucun titre le premier degré de la connaissance
objective, il n’en ira pas de même pour une connaissance méta logou
susceptible d’orienter primitivement l’intelligence dans la perspective du
vrai. Sans être la raison, elle n’est pas sans la raison, et ne pourra donc
être assimilée sans plus à la déraison, à la privation du vrai. Elle ne saurait
s’élever par elle-même à la conscience du principe qui la guide, mais la
science ultérieure qui est seule capable de cette rationalité ne peut en
revanche qu’en confirmer la justesse. Entre les deux extrêmes constitués par la
croyance fausse exclusive de l’idée vraie et par cette idée exclusive de toute
croyance, tel serait donc le métaxu réel de la croyance raisonnée,
placée sur le chemin de l’une à l’autre comme une étape nécessaire. Elle serait
encore croyance puisque la conception de l’idée doit s’y soutenir expressément
de la force de l’assentiment, puisque avec elle le sujet ne conçoit pas encore
avec suffisamment de clarté pour être dispensé de croire, mais toutefois
croyance vraie puisque motivée désormais par le pressentiment de l’idée et mue
par le désir de transformer sa vision confuse en évidence. Il reste vrai que
croire n’est jamais qu’un pis-aller, qu’on ne croit que faute de connaître,
faute de voir ; toutefois, c’est en même temps ici pour connaître,
pour voir. Il y a donc un cas où apparemment il est légitime de passer outre à
l’interdiction de l’intellectualisme. On peut croire pour se dispenser de
connaître, s’enfermant dans la subjectivité en haine de la raison : fiat
pro ratione voluntas (et en fait toujours proclivitas). Mais ce
n’est plus s’aveugler volontairement que de consentir à croire pour se préparer
à connaître, dans l’exacte conscience de la déficience de sa démarche et pour
parvenir à une première approximation du vrai. Le but visé est bien alors
« d’apercevoir la vérité dans une telle sphère d’évidence qu’elle ne jette
plus d’ombre »[37],
mais seulement faute d’accéder d’emblée à une telle évidence on se contente de
la vraisemblance, faute de pouvoir faire toute la lumière on se résigne à la
pénombre. Ainsi, lorsque la croyance sensible représente l’obstacle absolu du
savoir, l’antithèse de la connaissance, la croyance rationnelle doit être
considérée en revanche comme une étape dans l’acquisition du savoir, un degré
de la connaissance. Lorsque celle-ci est acquise, il va de soi que toute
croyance devient inutile et que l’intellectualisme est vrai. Mais, vrai en
théorie, l’intellectualisme manque de voir qu’en pratique il peut être
indispensable de s’appuyer sur la croyance avant de la dépasser. Tout en étant
fausse intrinsèquement, la croyance peut comporter une vérité relative dès lors
qu’il est exclu qu’elle se prenne pour la vérité et qu’elle s’ordonne au
contraire toute entière à l’obtention de cette vérité qu’elle n’est pas. Elle
peut être par là « la voie qui conduit à la connaissance vraie »,
ainsi que l’écrivait Spinoza dans le Court Traité avant de défendre les
thèses radicales de la Réforme de l’Entendement et de l’Ethique[38].
Montrant seulement « ce que doit être la chose, mais non ce qu’elle est en
vérité »[39], elle ne
constitue peut-être pas encore un mode de connaissance. Elle est
toutefois une méthode de connaissance, contrairement à la position
stricte de l’intellectualisme qui tient que seule la connaissance peut engendrer
la connaissance, qu’ « il n’y aurait pas de méthode s’il n’y avait
pas d’abord d’idée »[40].
Lorsque l’esprit est incapable de se conduire « selon la norme de l’idée
vraie donnée »[41],
parce qu’il est encore à la recherche de l’idée, il lui reste la ressource de
se fonder provisoirement sur la croyance en la vérité supposée de celle-ci, en
passant outre à l’impératif intellectualiste lui enjoignant de ne croire que ce
qu’il sait positivement.
Reste enfin, cette fois en totale
contradiction avec l’intellectualisme, la possibilité d’une vérité absolue de
la croyance. C’est ici que le pragmatisme paraîtra triompher sans restriction.
On pourra d’abord invoquer avec Descartes la part de croyance qui est
terminalement requise dans le domaine de l’action, s’il est acquis qu’on ne
saurait jamais y parvenir à une certitude rationnelle entière. La vérité
pratique de la croyance s’impose alors comme le substitut permanent d’une
vérité théorique impossible. Incapable de parvenir à la pleine évidence,
l’esprit devra compenser par la fermeté de sa résolution, par l’habitus
de la détermination volontaire ce que son intellection comporte d’insuffisant[42].
A défaut d’une certitude rigoureusement objective, l’assurance d’une bonne
volonté, la conviction qu’on agit pour le mieux deviendra donc la garantie
suffisante de la validité de l’intention pratique, définira la certitude
légitime adéquate sinon à une science de la conduite, du moins à un art de se
conduire[43].
Il est clair toutefois que, « morale » au sens strict du terme[44],
cette certitude sera toujours éprouvée comme inférieure à la certitude
théorique, qu’aucune croyance ne saurait être confondue avec une connaissance.
L’intention pratique se borne ici à prendre son parti de la disjonction du
clair et du ferme, du connu et du cru, que l’essence de l’intuition
noétique est au contraire de joindre. Au-delà de la bonne volonté du sujet
moral et de ses croyances bien fondées, ce sera donc seulement la rectitude
absolue du sujet inspiré qui soulève contre l’intellectualisme une objection
décisive. Le coup qui lui est porté ne vient plus ici d’un volontarisme qui
excipe d’une certitude inférieure à la science, mais d’un mysticisme qui
revendique une certitude supérieure. Le sujet moral doit suppléer à la carence
de la raison par la fermeté de sa volonté : « l’enthousiaste »
découvre involontairement une pratique dont la perfection transcende les
lumières de la raison. En effet, l’inspiré, le grand politique, l’honnête homme
lui-même ne possèdent à aucun degré la science des principes qui
gouvernent leur action. L’excellence qu’elle manifeste avec éclat, la sûreté
avec laquelle une arétè spécifique la guide indiquent cependant assez
qu’elle ne saurait être coupée de toute participation au vrai. Le principe
général qui veut que, aussi sûrement que tout dans l’homme dépende de l’âme,
toute la bonté éventuelle de l’âme découle de la possession de la sagesse
rationnelle[45],
rencontrera donc sur ce point une restriction particulièrement notable. La
question que soulève une doxa qui se présente comme eudoxia[46],
est celle de l’existence d’un bien « séparé de la science »[47],
d’une arétè distincte de la phronèsis[48],
d’une praxis capable de réussir sans recours à une théôria. Que
l’efficacité propre à la justice et aux autres vertus procède seulement de la
science du Bien[49] est le
principe qui commande notamment la formation du magistrat-philosophe, du
politique-contemplatif. Ce n’est que par le moyen d’une contemplation
prochaine, directement participative et imitative des réalités suprêmement
ordonnées et divines que peut se réaliser une conduite elle-même ordonnée et
divine[50].
Or tous les « enthousiastes », qu’ils soient les grands hommes
d’action, les chefs d’Etat célèbres, ou les mystiques, prophètes et devins, ou
encore les poètes méritent aussi bien d’être qualifiés de « divins »[51].
La rectitude avec laquelle une inspiration dépourvue d’intelligence[52]
les dirige pros orthotèta praxeôs[53]
prouve en effet qu’une opinion peut être droite en elle-même (orthè),
peut conduire aussi directement au but que la science. Un intellectualisme qui
suspend la découverte du vrai à l’ascèse d’une éducation, à la justification
d’une raison, au recours à une contemplation, découvre apparemment ici la
limite de son explication. L’importance de la concession qu’il doit faire à
l’irrationalisme paraît bien à première vue de nature à ruiner son principe.
Si, aussi exceptionnellement que ce soit, et ne fût-ce que dans un seul cas,
l’opinion s’avère aussi sûre que la science, c’est le principe de la science
lui-même qui cesse par là d’être absolument certain, strictement fondé. Sans
doute, privés de toute connaissance et disant donc la vérité sans savoir ce
qu’ils disent[54], les
inspirés ne sauraient-ils pas plus enseigner celle-ci qu’ils ne l’ont apprise[55].
Toutefois, en ce qui les concerne personnellement et dans les limites de leur
compétence, il semble que leur prétention à égaler ceux qui savent soit
absolument justifiée, tandis que leur supériorité sur eux semble ressortir
suffisamment du fait que ceux-ci se révèlent parfaitement incapables de faire
ce qu’ils font. Ils agissent aussi sûrement que s’ils possédaient la science de
leur action, tandis que ceux qui se sont élevés aux principes de la science
sont impuissants à les égaler dans leur domaine. C’est donc à la fois une
aptitude équivalente à la science dans la pratique et étrangère à elle dans son
inspiration (puisque ne relevant pas de l’enseignement et de la réflexion) que
revendique l’enthousiasme mystique, croyance vraie d’une vérité inaccessible
aux moyens ordinaires de la connaissance, et donc sur-connaissance
transcendante à la raison. L’intellectualisme ne saurait évidemment admettre
cette transcendance dont la revendication le frappe en plein cœur. Il ne pourra
contester à la thèse l’observation initiale sur laquelle elle s’appuie, à
savoir la pleine vérité pratique occasionnelle de ce qui ne constitue qu’une
simple croyance. Mais toute son instance va consister à contraindre celle-ci de
se reconnaître comme telle, à lui contester le caractère de science que, du
fait de son pouvoir, elle s’attribue spontanément.
C’est donc contre l’auto-justification
pragmatique de la pratique inspirée que va porter la riposte de
l’intellectualisme, si tout pragmatisme peut se définir, au-delà de la
reconnaissance d’une vérité pratique, par la volonté d’y ramener la vérité
spéculative elle-même, de voir dans la réussite d’une action la confirmation
nécessaire et suffisante de la vérité d’une croyance. Tout operari
efficace inclut un nosse fondamental du moment que, suivant la règle de
Peirce, tout nosse ne peut lui-même se reconnaître qu’à l’efficacité de
l’operari qu’il rend possible /cf. supra/. Aussi Platon ne
conteste-t-il pas à l’enthousiaste qu’il peut, mais seulement sa
conviction spontanée qu’il sait en même temps, que son pouvoir est de
soi un savoir, sa croyance une connaissance. Les enthousiastes, poètes épiques
ou lyriques[56] ou encore
prophètes et devins[57],
ne sont rien moins que « sensés »[58].
Leur capacité propre ne relève « ni de l’art de la science »[59],
mais d’une « puissance divine » qui échappe entièrement à leur
contrôle[60].
ils ne possèdent pas la science, tels les Corybantes[61]
ils sont possédés par une force dont le premier effet est de les déposséder
d’eux-mêmes, de les priver de leur raison[62].
Toutefois, il ne faudra pas s’étonner si la caractéristique que, sans intention
péjorative, on attribue volontiers au poète, et par exemple à Homère, un
rhapsode comme Ion, c’est-à-dire un simple interprète d’Homère, la récuse
spontanément comme un blâme[63].
Ce ne peut être évidemment sans réticences que l’homme ordinaire, même doué
d’un talent extraordinaire, se verra contester pour le temps qu’il exerce ses
facultés de bon sens et d’autonomie. C’est cependant à ce diagnostic que le
renvoie inexorablement Platon comme à la rançon inévitable de son inspiration.
Celle-ci est sans doute divine, mais sa présence ne saurait être payée que de
la déraison. Que, déclamant les vers d’Homère, Ion puisse en même temps
raison garder, que son pragma doive envelopper par lui-même la
connaissance de son sujet et la maîtrise de sa méthode est la contradiction
formelle qu’un intellectualisme se trouve dans l’obligation de lui notifier.
Reprenant au XVIIe siècle le concept platonicien, Henry More définit
l’enthousiasme comme « l’illusion d’être inspiré »[64].
Mais Platon ne conteste nullement, en un sens tout au moins, la réalité de
l’expérience mystique, que ce soi un « privilège divin » qui élève le
poète et le prophète, et une « possession divine » qui explique leur
inspiration[65]. L’inspiré
est bien justifié de se croire tel. Sa « méprise » fondamentale
consiste plutôt à l’oublier aussitôt en prenant son délire pour une forme
supérieure de savoir et son aliénation pour la sagesse suprême. Contrairement à
l’affirmation plotinienne, il ne saurait y avoir aucun parallélisme entre la
croyance mystique et l’intellection contemplative[66].
Justement qualifiée d’extatique, restant « la nuit trouble et la propre
extase de la conscience »[67],
cette croyance signe assez un extrinsécisme spirituel exclusif de
l’intelligence, comme d’abord de toute autonomie. Le mystique tentera de nier
cette dépossession en arguant qu’elle ne constitue que l’avers d’une expérience
de réappropriation profonde du moi. Mais, même si cela était vrai, « à
l’intérieur de soi-même » il n’est certes plus possible de
« voir » quoi que ce soit[68].
On peut bien « croire », alors, qu’on possède « une destinée
supérieure »[69], mais
justement on le croit, on ne le sait pas ; cette « destinée » ou
ce privilège initiatique (théia moira) relève d’un dessein divin dont
les fins échappent à la connaissance humaine et le mode d’action au plus intime
de l’âme à la réflexion. « Alors il faut croire que l’on voit »[70] :
l’impulsion à croire témoigne en fait ici de l’obscurcissement de toute vision
noétique dans une orgè irrésistible, et Plotin lui-même ne pourra pas
reconnaître cette défaillance de l’intelligence, sauf à la valoriser en la
présentant comme un gain[71].
« Ya evam veda », « celui qui sait ainsi », telle
est semblablement la formule récurrente
des Upanishad perpétrant la même confusion[72].
L’ambiguïté inhérente à toute gnose mystique (gnôsis = jnânam)
est d’accréditer l’Aufhebung mystérieuse d’une expérience qui pourrait
conserver ce qu’elle détruit, constituer la consommation même de la
connaissance sur les ruines de laquelle elle s’édifie. Sa vocation porte le
mysticisme à transgresser les limites de l’intelligence en négligeant les modes
ordinaires de la preuve, en se prévalant d’une révélation ineffable, mais en
même temps, usant de l’équivoque pragmatique, il revendique ce qu’il méprise,
de la même manière que, selon La Rochefoucauld, le vice ne peut empêcher de
rendre un hommage indirect à la vertu en prenant son apparence. Dénoncer cette
usurpation de la rationalité sera donc la tâche primordiale que se fixe
l’intellectualisme en rappelant qu’il ne saurait y avoir de science sans
conscience, que là où règne l’inconscience, quelques résultats qui puissent
être atteints sur le plan pratique, c’est la science qui disparaît. La
« connaissance » d’Homère que revendique pragmatiquement Ion
n’implique la connaissance d’aucun des nombreux arts (du devin, du médecin, du
pêcheur, du général) qu’évoquent les vers homériques[73] ;
déjà réduit à sa seule compétence homérique[74],
Ion doit avouer au-delà que cette compétence exclusive ne relève pas de la
science ; l’exerçant, il est en fait le dernier parfaitement inconscient
d’une chaîne émotive qui remonte par Homère à une puissance de suggestion
divine[75].
Et toutefois cette inconscience ne saurait être en elle-même totale et donc
irrémissible, cette participation au divin irrationnelle dans son essence, cela
dans la mesure où, selon l’immanentisme platonicien, le divin ne saurait
relever d’une transcendance opaque, le rationnel est consubstantiel au divin[76].
L’irrationalité en cause procède en fait ici tout entière du mode déficient
sous lequel l’agent expérimente la motion divine, et il la porte évidemment à
son comble quand il décrète abusivement par pur préjugé pragmatique que sa
démarche est manifestement rationnelle. Nommément irrationnelle, elle n’est
certes en rien la gnose à laquelle elle prétend, mais ce n’est pas nier
qu’elle n’exploite pas à son insu un fond inamissible d’intelligibilité. Que
peut être en effet dans son fond une inspiration venue d’en haut, source
d’opinion droite et par là de conduite efficace (quoique inévitablement
limitée), si ce n’est le prodrome d’une réminiscence effective de
l’intelligible qu’il manquera seulement au sujet de mener jusqu’à son terme en
l’actualisant dans une connaissance de plein droit, une gnôsis
véritable ? Tel est sur le problème l’enseignement complémentaire et
définitif du Ménon. Après avoir contesté l’annexion de la rationalité
par la mysticité, l’intellectualisme dénoncera donc positivement dans la
seconde une expérience à la fois inchoative et altérée de la première. C’est
finalement sa part inaliénable d’authenticité rationnelle qui expliquera la
vérité inhérente à une croyance qui se trouve être vraie, le contact qu’il
conserve avec la source divine de l’intelligibilité qui rendra compte de la
rectitude pratique éventuelle d’un enthousiasme. L’intellectualisme revient par
là formellement sur la concession apparente qu’il avait dû faire au pragmatisme.
Aucune vérité pratique ne pose la problématique d’une exception réelle et
permanente au principe de rationalité qui gouverne toute action, au précepte du
logon didonai. Il existe bien une possibilité pour l’enthousiasme
d’accéder à la raison qu’il revendique, pour l’opinion vraie de découvrir la
pleine vérité qu’elle met en œuvre, mais cela équivaudra pour eux à se
supprimer en tant que tels par conversion dans le principe intelligible qu’ils
exploitaient jusque là en l’ignorant. De confuse et inconsciente qu’elle était,
la participation devient alors distincte et claire, mais c’est en même temps
l’enthousiasme qui se transessencie en contemplation et la croyance en science.
Découvrant la plénitude de la vérité qui l’habite, le possesseur d’une opinion
vraie cesse d’opiner pour savoir. Quand elle cesse d’être un préjugé, la vérité
éventuelle d’une opinion n’est plus du ressort de l’opinion mais de la science.
La prise de conscience, par application de l’esprit à la réminiscence de
l’Idée, de la vérité incluse dans ce qui était cru spontanément engendre ipso
facto si elle est maintenue un projet de science systématique qui
transcende le croire. L’esclave qui accède à la pleine évidence de la vérité
démonstrative d’un seul théorème cesse au même moment, et en ce qui concerne au
moins ce théorème, d’opiner dans le domaine géométrique. Prolongeant son
effort, il deviendrait de plein droit géomètre /cf. infra : Chap. III, Appendice VIII/. Telle est la résolution intellectualiste de l’aporie de
l’opinion vraie. Elle s’appliquera plus évidemment encore à l’opinion en marche
vers le savoir, qui se guide, en vue de l’éclaircir, sur la vision confuse
qu’elle a pu obtenir de l’Idée. Il suffit de remarquer que, dans ce cas, c’est
d’elle-même qu’elle amorce le mouvement qui, mené à son terme, est susceptible
de la transformer en connaissance de cette Idée. En fait, elle a effectué sa
conversion à la noèsis, elle est déjà, suivant le langage de la République,
dianoia. Cessant par là de se prévaloir, comme une simple opinion, d’une
portée purement pratique, elle échappe à la critique dirigée contre le
pragmatisme et peut revendiquer la qualité d’intermédiaire épistémologique
selon la vocation qui est celle de toute dianoia. L’ambiguïté de la
première position de Spinoza tiendrait donc au fait qu’il persiste à appeler
« croyance » ce qui relève d’un stade supérieur de la pensée,
invoquant en réalité à son sujet une problématique spécifiquement dianoétique /cf.
infra., Chap. Appendice VII/.
Ainsi l’exercice de l’intelligence ne
va jamais sans la marge d’ombre qui marque la limite de sa capacité de vision,
mais c’est cette marge qu’elle s’efforcera en même temps de réduire. Le simple
fait de l’apercevoir, et par là de la désigner et de la circonscrire, sera déjà
un signe irrécusable de son pouvoir. Sans doute peut-elle éventuellement
estimer qu’elle est irréductible, mais c’est encore l’intelligence qui prendra
ainsi la mesure de ce qui la dépasse. Là est la limite intérieure à toute
pensée des limites, agnosticisme ou scepticisme, et elle n’est pas sans en
restreindre considérablement la portée. Elle l’annulera même pratiquement dans
le cas extrême du fidéisme, dont la formulation est immédiatement
contradictoire. L’intelligence n’abdique pas réellement devant l’absurde dans la
mesure où, s’il était lui-même absurde, un tel jugement serait privé de sens et
donc inopérant. Il faut donc que la négation de la raison reste intérieure à la
raison, considérer qu’ « il n’y a rien de si conforme à la raison que
ce désaveu de la raison »[77],
que si là est sa « dernière démarche »[78],
celle-ci ne lui en appartient pas moins en propre et reste toujours à quelque
degré consonante avec ses démarches antérieures. Or, s’il en est ainsi, une
opération qui ne peut être d’essence extra-rationnelle ne saurait davantage
déboucher dans un absolu irréductiblement opaque, dans une foi dont la
supra-rationalité signerait une irrationalité dernière : on ne croit
jamais, suivant la formule célèbre, que pour savoir. C’est sa seule aspiration
à une rationalité supérieure, et ultime dans son principe, qui peut ainsi
inciter une raison à consentir à des démarches qui ne sont elles-mêmes
irrationnelles qu’extérieurement (et relevant par exemple des raisons plus
profondes du « cœur »). Parvenue à la foi, l’âme ne désespère
évidemment pas, pour ne rien de la lumière inhérente à l’état post mortem,
d’accéder autant qu’il est en son pouvoir tant à l’intelligence spécifique de
la vérité intrinsèque de sa foi qu’à celle des autres vérités propédeutiques ou
dérivées qui lui sont connexes. Mais tout autre cependant, et singulièrement
plus complexe que toute dialectique de la raison et de la foi, est la
problématique soulevée par l’expérience mystique. Aucune rationalité immanente
restant en dépit de tout par la force des choses aussi secrètement entretenue
dans les moyens qu’elle est ouvertement désirée dans sa fin, ne peut être à
première vue invoquée ici contre une attitude qui vivra expressément et
concrètement de son irrationalité au lieu de se borner à la proclamer. Mieux
encore, nous constatons qu’elle y puisera les ressources dialectiques
suffisantes pour justifier positivement sa position par un retournement de
celle de l’adversaire. L’instance de l’intellectualisme contre le mysticisme se
résume à le dénoncer comme le fidéisme purement pragmatique qu’il ne cesse
d’être sous le masque d’une gnose, d’un prétendu savoir souverain, et
hermétique d’ailleurs autant qu’il est souverain (l’enthousiaste croit en
réalité parce qu’il croit, c’est à ce phénomène d’auto-suggestion que se
résout, selon Locke, la prétendue connaissance mystique /cf. supra, Chap. I/).
Au-delà, la critique pourra donc porter sur la contradiction patente de tout
énoncé fidéiste, dès lors que la suggestion psychologique qui est le fond de
l’expérience mystique veut se réfléchir et se justifier dans le discours. Mais
pour sa part, le mysticisme décèle semblablement une contradiction ignorée à
l’origine de la démarche intellectualiste ; c’est sa propre position qu’il
s’estimera en droit de présenter comme la résolution adéquate de cette
contradiction. La conviction du mystique est qu’il existe un seuil au-delà
duquel c’est le seul développement de l’intelligence qui devient contradictoire
avec sa propre fin. L’intelligence découvre alors son impuissance à atteindre
la connaissance absolue qu’elle vise, cette « union immédiate avec la
chose même »[79] qui serait
la consommation de toute connaissance – la vérité de la connaissance.
L’intention cognitive reste foncièrement inadéquate à elle-même tant qu’elle
n’a pas donné à l’âme « le sentiment et la jouissance de la chose
elle-même »[80]. Jusque là
(et se présentant alors comme nous le savons d’après le Court Traité,
sous la forme mineure et propédeutique de l’opinion vraie) elle nous permet de
« jouir intellectuellement » de ce qui est « hors de
nous », mais pas de ce qui est « en nous »[81].
Mais de cette fruition intuitive parfaite – « vision, nous dit Bergson,
qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est en contact et même
coïncidence »[82]
– dont Spinoza persiste à penser par son intellectualisme qu’elle reste
accessible à l’intelligence comme sa consommation naturelle, un mysticisme dira
avec plus de vraisemblance qu’elle excède terminalement ses limites, que
« ce n’est pas par l’intelligence, ou en tous cas avec l’intelligence
seule » qu’elle pourra être atteinte[83].
L’inadéquation de plus en plus patente de l’intelligence à la fin qu’elle vise,
telle est la thèse de tout mysticisme, qu’il s’avoue ou non comme tel.
Cherchant indéfiniment cette adéquation, l’intelligence suivra en réalité le
chemin inverse ; approfondissant progressivement sa visée, c’est à se
renoncer que, de proche en proche, elle sera finalement conduite. L’alternative
ultime est entre la médiation d’un « symbole » nécessairement
extérieur à la chose et son contact immédiatement sympathique. La consommation
de la connaissance passe par le dépassement d’une analyse vouée aux apparences
de l’être « dans son désir éternellement inassouvi d’embrasser l’objet
autour duquel elle est condamnée à tourner »[84].
Même pour le mystique, il restera vrai alors que tout ce qui n’est pas le
« noyau lumineux » de l’intelligence relève d’une « frange
indécise qui va se perdre dans la nuit »[85].
Toutefois, dans un changement radical de perspective, c’est cette limite qui
cessera bientôt de lui apparaître comme négative ; il commencera à
pressentir que, limitative de l’intelligence, mais de l’intelligence seule,
elle est par là-même hautement significative tant de l’envergure totale de
l’esprit que des potentialités de connaissance supra-intellectuelle qu’il
recèle : « car c’est sa présence qui nous permet d’affirmer que le
noyau est un noyau, que l’intelligence toute pure est un rétrécissement, par
condensation, d’une puissance plus vaste »[86].
Mais en même temps ce sera au tour de l’intelligence d’apparaître comme un
obstacle et un facteur d’obscurcissement : pour « vacillante et
faible » que puisse être dans ses procédures la lueur de l’intuition,
« elle n’en percera pas moins l’obscurité de la nuit où nous laisse l’intelligence »[87].
Ainsi, c’est une nuit qui recouvre maintenant l’intelligence et l’aube d’une
clarté qui point sous la potentialité intuitive de pur
« sentiment »[88].
Face à la clarté immédiate de l’intelligence, l’intuition commence par faire
appel de son obscurité en arguant qu’elle ne saurait être irrémissible. Mais au
total, parvenue au terme du processus par lequel elle réabsorbe
l’intelligence[89], c’est
l’existence d’une clarté et d’une distinction spécifiquement intellectuelles
qu’elle niera[90]. La
véritable clarté est celle de l’idée neuve et simple « qui capte plus ou
moins une intuition »[91] :
« nous la verrons, elle obscure, dissiper des obscurités »[92].
C’est pour accéder à l’actualisation de sa propre visée que l’intelligence
s’exhaussera dans l’intuition : « dès que nous avons aperçu
intuitivement le vrai, notre intelligence se redresse… Elle a reçu la
suggestion ; elle fournit le contrôle »[93].
Le ressourcement auquel la contraint la conscience de son insuffisance dernière
la réduit en effet en tant que telle à une fonction critique et véhiculaire[94].
C’est ainsi que, selon le mysticisme bergsonien, « il faut substituer à
l’intelligence proprement dite la réalité plus compréhensive dont
l’intelligence n’est que le rétrécissement »[95].
L’intellectualisme soutenait que si elle pouvait aller au fond d’elle-même, si
elle consentait à se penser selon sa vérité, l’inspiration mystique se
résoudrait nécessairement dans l’intelligence et son enthousiasme dans la
connaissance distincte et intersubjective qui procède de cette faculté, mais
qu’elle s’y refuse et s’y refusera toujours dans la mesure où son exploitation
spontanée comme intelligence confuse lui paraît pragmatiquement justifiée[96].
Nous assistons ici au renversement antinomique de la thèse. Nous apprenons que
seul un esprit se refusant à prendre conscience de ses capacités de pénétration
intuitive, un esprit oblitérant en lui le sens de l’unité et de la profondeur
de l’être[97] peut
résister à se définir essentiellement comme intelligence, à trouver son centre
en elle. Toutefois, le remède est à côté du mal, puisque « un être
intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même »[98].
S’il consent à actualiser cette potentialité, la partie réintègrera le tout[99],
« l’intelligence, se résorbant dans son principe, revivra à rebours sa
propre genèse »[100].
Elle connaîtra alors dans une régression à sa source la transmutation intuitive
qui lui permettra d’atteindre l’absolu auquel, livrée à ses seules ressources,
elle aspirait jusque là en vain. On notera que l’intellectualisme ne peut plus
adresser ici au mysticisme le même reproche qu’au fidéisme, puisque ce n’est
évidemment pas d’une utilisation subreptice de l’intelligence dont il est
coupable : c’est dans son mécanisme-même qu’il prétend découvrir une
tendance inéluctable à son dépassement. En plus, il ne saurait davantage
l’accuser de mépriser l’intelligence, puisque le mysticisme découvre que, sous
une autre face, le dépassement de l’intelligence est sa consécration, que la
médiation du sentiment est son ouverture à une intuition qui consacre ses
véritables finalités : « telle est la doctrine que certains avaient
jugée attentatoire à la Science et à l’Intelligence »[101].
Dès lors, en effet, le bergsonisme
acceptera la confrontation sur le terrain même choisi par l’adversaire. Excéder
les limites de l’intelligence n’est pas nécessairement tourner le dos à
l’objectivité en perpétuant les croyances du moi vital si c’est par une
limitation pragmatique originelle qu’il convient au contraire de caractériser
l’intelligence[102]. Le propre
de celle-ci sera évidemment de s’accorder le caractère intrinsèquement
spéculatif de sa visée, mais l’analyse bergsonienne prétend établir au-delà de
tout doute la destination pratique qui la voue à la considération exclusive de
l’espace et de la matérialité[103].
Lorsqu’elle cesse donc d’opérer sur la matière, lorsqu’elle veut spéculer, elle
« suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération » /cf.
supra/ ; c’est une « incompréhension naturelle »[104]
de la vie et de la pensée qui la caractérisera. Ainsi, prendre en considération
la capacité d’intuition sympathique de l’instinct ne sera rien moins
qu’accréditer une forme d’aveuglement pragmatique ; « remontant la
pente des habitudes contractées au contact de la matière »[105],
on retrouvera les conditions d’une connaissance désintéressée du réel. De même
n’y aura-t-il pas lieu de craindre une assimilation du spirituel au biologique,
si du moins l’on parvient à se faire une conception suffisamment compréhensive
de ce dernier[106].
Sans doute l’ « émotion créatrice » qui soulève le mystique
est-elle un « débordement de vitalité », mais celle-ci n’est autre
qu’un « élan d’amour » qui embrasse l’humanité entière[107].
S’il y a un égoïsme vital correspondant aux sociétés et aux âmes « closes »,
le principe de la vie ne saurait être lui-même égoïste, mais expansion
créative et générosité. Au travers des « âmes privilégiées », c’est
l’infinie générosité vitale qui tend à soulever une humanité statique au-delà
d’elle-même : « les grands entraîneurs de l’humanité qui ont forcé
les barrières de la cité semblent bien s’être replacés par là dans la direction
de l’élan vital »[108].
Mais, ni sentimentalité confuse, ni sublimation de l’égoïsme primitif,
l’intuition bergsonienne ne sera pas davantage la vision mystique d’un monde
transcendant, le Schwärmerei que la soupçonne d’être l’intellectualisme.
C’est sur ce point central que Bergson pense mettre en pleine lumière l’erreur
inévitable de perspective à laquelle se condamne une critique faute d’avoir pu
au préalable déterminer avec exactitude sa propre position. La conversion
spirituelle caractéristique de tout projet métaphysique se présente comme fuite
hors du temps et quête d’une faculté de connaissance supra-sensible[109].
Dépasser la contradiction de l’expérience paraît impliquer la découverte d’une
intuition d’un au-delà de l’expérience, intuition qu’un adversaire de la
métaphysique comme Kant estimera à juste titre impossible[110].
L’illusion mystique d’une expérimentation positive, d’une gnose supra-intellectuelle
de cet absolu se situera ainsi dans le prolongement du projet métaphysique.
Niée par Platon, elle est en revanche consubstantielle à la pensée plotinienne[111].
Toutefois, quelle est, demande Bergson, la faculté qui nous fait primitivement
sortir du temps réel, qui pose l’insubstantiabilité du changement, la faculté
proprement « métaphysique » et donc illusoire par excellence, si ce
n’est la perception pratique usuelle et son prolongement non moins pratique,
l’intelligence ?[112].
La conversion de l’intelligence à l’intuition sanctionnera donc en fait un
retour à l’expérience réelle, c’est-à-dire au temps, à la perception
véritablement spéculative et désintéressée de la mobilité originelle[113].
Par elle-même et plus encore dans son prolongement mystique authentique[114],
une intuition supra-intellectuelle sera « l’extension et la vivification
de notre faculté de percevoir »[115].
En réalité, c’est la distorsion pratique de cette faculté qui contient en germe
le dépassement imaginaire de l’expérience dénoncé par l’intellectualisme comme
générateur de l’illusion « mystique ». L’illusion d’un autre monde
prend sa source dans la vision déformée de ce monde que le propre de
l’intuition est de redresser. C’est donc bien à la réalité de ce monde qu’elle
nous adapte en épurant et en approfondissant notre perception de celui-ci. Le
pragmatisme que vise l’intellectualisme concerne le seul intellect, et la forme
de mysticisme qu’il dénonce à la suite s’inscrit dans la logique d’une attitude
qui pose au départ que l’absolu est extérieur à toute expérience concrète du
temps. Une métaphysique et une mystique intuitives recouvriront par contre des
attitudes gnoséologiquement et éthiquement positives réajustées à une
perception intégrale et fidèle de la réalité[116].
Ainsi, l’objection s’évanouit-elle une nouvelle fois purement et simplement et,
à la limite, tant il se découvre loin du mysticisme que lui prête
l’intellectualisme, le bergsonisme pourra revendiquer à la rigueur l’épithète
d’intellectualiste[117].
Mais, justement, disons alors que sa victoire paraîtra trop totale pour qu’on
n’ait pas des doutes sur sa véritable portée. Si c’est un simple malentendu qui
le sépare de sa critique, il y a lieu évidemment de se demander si les deux
attitudes divergent fondamentalement, et donc jusqu’à quel point le débat ne
dissimulerait pas plutôt leur affinité profonde. Est-il plausible, en effet,
qu’une doctrine qui prétend intégrer – « réabsorber » – toute la
positivité du rationalisme et de l’humanisme puisse exprimer par là-même la
vérité de l’expérience mystique ? Mais, s’il en allait ainsi, c’est en
fait à un gauchissement fondamental de la perspective mystique que procèderait
l’intuitionnisme bergsonien, c’est un pas décisif qu’il ferait en direction de
l’intellectualisme quand il considère que l’extase de l’intelligence n’est
qu’un moyen de développer les intentionalités cognitives et pratiques du sujet.
Inversement encore, ainsi que nous l’avons montré dans notre premier chapitre /cf.
supra. Chap. I/, c’est l’attraction du mysticisme que subirait
irrésistiblement l’intellectualisme quand il conçoit une intentionalité
cognitive si riche qu’elle en vient à s’absorber dans son objet (à moins
qu’elle ne l’absorbe), et d’abord son exercice comme indissociable de l’œuvre
de purification intérieure qui hausse le sujet à la quête de l’Un. Tels sont
donc les deux mouvements convergents que nous allons essayer de mettre en
lumière pour dégager le débat de l’équivoque dans lequel le plonge leur
conjonction. L’un des protagonistes méconnaît au départ la nature de
l’expérience mystique à laquelle il souhaite rendre justice, tandis que l’autre
échoue aussi fondamentalement dans son intention expresse de s’en écarter
décisivement. Par là, c’est évidemment à la considération du mysticisme
lui-même que nous nous trouvons essentiellement ramené.
Une analyse des problématiques
afférentes au domaine de l’expérience mystique exigerait à elle seule toute une
étude – d’ailleurs interdisciplinaire – que nous ne saurions songer à
entreprendre ici. Naturellement, celle-ci devrait commencer par prendre en
considération l’attitude hostile qui renvoie cette expérience à une illusion
psychologique relevant de la seule pathologie individuelle ou sociale. Les
limites inhérentes à notre travail nous imposeront donc d’accepter le
témoignage mystique pour ce qu’il se donne, à accorder que la recherche d’une
intériorité pure, l’aspiration de la conscience à l’expérience de son centre
dans l’extase de tout ce qui n’est pas purement elle-même, peuvent avoir
un sens. De même, un nouveau problème, celui-là de frontières, se poserait
relativement aux expériences qui lui sont généralement connexes, à savoir
l’expérience esthétique et surtout l’expérience religieuse. En ce qui concerne
cette dernière, ce sont de nombreuses attitudes qui devraient être envisagées,
du monisme au concordisme à l’exclusion réciproque[118].
Parlant encore, par la force des choses, du mysticisme au singulier, nous
postulerons par là l’unité foncière de la démarche au travers des contextes
culturels historiques et doctrinaux les plus divers, ce qui n’est pas
davantage, nous le savons bien, une mince assomption. Enfin, notre point de vue
limitant essentiellement sa justification doctrinale aux seules références de
Plotin et du Vedânta moniste, il ne saurait évidemment nous échapper
que, s’il est exclu qu’on puisse trouver des doctrines qui aient joui dans
l’histoire d’une autorité supérieure, il en est d’autres dont la considération
pourrait peut-être conduire à des conclusions différentes, sinon, peut-on
penser, fondamentalement divergentes : nous pensons ici tant au bouddhisme
qu’aux mystiques dualistes, c’est-à-dire théistes. /Sur le bouddhisme cf.
notre Appendice XIV/. Mais, cela dit, et dans cette seule perspective donc
que nous venons de définir, c’est l’incompréhension fondamentale dont
témoignent les approches les plus classiques – qu’elles soient ou non hostiles
– du mysticisme qu’il nous paraît immédiatement possible de dénoncer.
Misologie, hétéronomie, quiétisme, ascétisme doloriste, toutes ces étiquettes
ne rendent compte que de l’extérieur d’une attitude, ou, au mieux, retiennent
l’une ou l’autre de ses phases auxquelles cependant il répugnerait absolument à
son essence qu’elle puisse s’arrêter. Rappelons que, selon le mysticisme, la
fin suprême que vise l’œuvre de connaissance n’appartient plus elle-même à
l’ordre d’une connaissance intentionnellement définie, cesse de constituer une
réalité nommément connaissable. Le mysticisme dégagera donc le désir profond
qui pousse le sujet connaissant à se dépasser en tant que tel en lui faisant
souhaiter un obscurcissement terminal de sa vision. Le misonéisme que l’on
invoque tient donc à l’affirmation d’une expérience plus forte que celle de la
dualité épistémologique, et qui lui reste toujours sous-jacente. Considérée dans
son fond, cette dualité demande à être comprise comme l’approximation et
l’attente d’une unité supérieure dont l’actualisation parfaite
sanctionnera l’abolition. Et toutefois c’est peut-être déjà en dire assez pour
comprendre que l’instance ne saurait s’arrêter à l’assimilation facile du surrationnel
à l’irrationnel. En réalité, c’est la seule recevabilité du premier des deux
termes qui peut être en question, et nous avons vu que le mysticisme, qui n’est
nullement un fidéisme, ne manque apparemment pas de ressources dialectiques
pour la justifier. On reprochera au mystique de se retrancher dans une
expérience ineffable. Mais il lui reconnaît ouvertement ce caractère (c’est son
propos même de l’établir !) et démontre au-delà que c’est un état semblable
que son objectant ne laisse pas lui-même de pressentir : qu’est-ce
qui est connu épékeina tès ousias ? qui connaît sub
specie aeternitatis (ou durationis) ? Que le principe
suprême de l’objectivation ne soit pas lui-même objectivable a sans doute
toujours été reconnu. Le propre du mysticisme est alors de croire à la
possibilité d’une approche méthodique, puis d’une expérience positive de cette
indifférenciation principielle, Un, brahman ou Grund – ou
encore « élan vital », dynamisme substantiel ultime de l’Etre.
D’apophase en apophase (l’apoha ou apavâda védantique[119]),
toutes les visées d’une conscience qui aspire à sa conversion parfaite se
distendent, mais se saturent en même temps jusqu’à se dépasser dans un absolu
qui n’est le vide de l’intentionalité que parce qu’il est le plein de
l’intériorité[120]. Or, s’il
en est ainsi, la leçon à tirer de la via negationis est que, s’il est
possible d’éluder une telle expérience, on ne pourra jamais en revanche
s’empêcher d’y tendre, ni, faute de pouvoir et surtout de vouloir l’atteindre
dans sa plénitude, de lui trouver quelque substitut. Ainsi, confusément et dans
la méconnaissance de ses motivations réelles, une mystique de l’intelligence
reste une mystique, témoigne d’une exigence mystique qui se déplace et
s’affadit, mais sans pouvoir se perdre absolument. En quel sens donc
l’expérience mystique pourra-t-elle être qualifiée de subjective ? Pour
cette raison-même que la surrationalité n’est pas l’irrationalité, une
intériorité pure, qui se vivra d’ailleurs comme un affranchissement radical du
subjectivisme, des illusions subjectives du moi et, plus fondamentalement, de
l’illusion même d’un moi limité réduit à l’envergure de l’individu, ne pourra
apparaître opaque que par l’excès de la lumière dans laquelle elle baigne.
C’est le degré de perfection atteint par la visée contemplative qui créera
l’extase, l’éclatement terminal de l’intentionalité cognitive, et non sa
carence ou son fourvoiement. L’obscurité qui envahit l’intelligence sera son
aveuglement au contact de la source de l’intelligibilité, non pas sa cécité par
éloignement de cette source. La thèse du mysticisme tel que le comprend Plotin
est que, de même qu’il y a un seuil inférieur au-dessous duquel l’intelligence
n’est pas encore intelligence, il existe une limite supérieure au-delà de
laquelle elle ne l’est plus selon ses modes intentionnels, mais que, en même
temps, dans la mesure où il s’agit d’une limite supérieure, l’état
auquel s’est élevée la conscience est celui d’une surintelligibilité totale et
éblouissante dont il sera seulement vrai de dire qu’elle est insaisissable par
excès et extasiante en raison de sa seule richesse. Telle est la vision
plotinienne de l’Un, simplification ultime de la conscience et donc exhaustion
de l’intelligence, mais qui, en tant qu’intériorité dernière ou potentialité
pure de celle-ci n’exige pas moins d’être comprise comme sa perfection ou son
état extrême de pureté[121].
Alors évidemment il reste toujours possible de soutenir que c’est la subjectivité
qui s’érige ici en principe sous le prétexte de se surmonter absolument et
de remonter par là au principe de
l’objectivité. Il n’est nullement exclu a priori que la négation la plus
fantastique qui soit de la réalité puisse emprunter en effet l’aspect d’une
réminiscence absolument fidèle de son origine. Toutefois, la simple prise en
considération de la complexité de l’opération supposée devra conduire à
renoncer à toute idée d’une misologie primaire. L’instance à affronter sera
celle d’une hénologie et donc encore d’une archéologie de
l’intelligence comme de la conscience en général. La doctrine qui est
réellement en cause est celle qui prétend établir que le principe de la pensée
ne peut être lui-même pensant[122],
le principe de la conscience conscient[123],
voire, selon la plus pure potentialité de l’être[124],
le principe de l’être étant[125],
cela en se recommandant de la présence au principe de la pensée de la
conscience abyssale d’une telle archè. Elle arguera qu’on est d’autant
mieux fondé à tenir cette expérience pour absolument spirituelle qu’elle n’est
rien nommément des modalités manifestes de l’esprit, ni pensée, ni
connaissance stricto sensu. C’est à ce mystère que, tout en avouant, ou
plutôt parce qu’elle avoue son mysticisme, il ne lui paraîtra nullement
inintelligible de se référer comme à ce qui constitue notamment la source de
l’intelligible. S’il sera parfaitement pertinent de répugner au principe même
d’une telle démarche, il semble donc par contre que des doctrines qui manquent
d’abord de l’apercevoir dans toute sa clarté (par exemple un intellectualisme
de type platonicien ou l’intuitionnisme bergsonien) ne sont nullement
qualifiées pour le dépasser, pour ne rien dire naturellement de celles qui,
simplement, l’ignorent.
Non moins inefficace, parce que
relevant du même type d’incompréhension, sera la critique qui voit dans tout quiétisme
une attitude de démission spirituelle et à la limite même le symptôme
pathologique d’une déficience constitutionnelle de la volonté. Ainsi, à propos
de Plotin, après avoir toutefois rappelé un texte de la première Ennéade
qui permet d’écarter tout soupçon de laxisme, Bréhier ajoute :
« Assurément, il n’y a pas, dans son milieu, la santé morale et
l’équilibre qu’on trouve dans l’école d’Epictète. On y voit des symptômes
inquiétants de fatigue et d’usure nerveuses. Le thème constant de la
prédication plotinienne, ‘la fuite du monde’, a une parenté singulière avec
cette ‘fugue de la vie’, ce besoin continuel de changer de place, ‘d’aller
n’importe où, pourvu que ce soit hors du monde’, qui sont, d’après le Dr Pierre
Janet, les caractères du syndrome mélancolique »[126].
Aussi bien, voulant laver l’expérience mystique de tout soupçon de pathologie,
mais, au-delà, plus soucieux encore – trop soucieux, ainsi que nous venons de
le voir – de dépasser le point de vue adverse par intégration, Bergson soutient
que le quiétisme mystique ne constitue qu’une apparence, que « le
mysticisme complet est action »[127].
A l’antipode d’une attente passive, la disponibilité du mystique serait faite
d’un consentement foncier, mais à la fécondité infinie de l’être, exprimerait
sa participation sans réserves à l’élan même de sa créativité : lorsqu’ils
« s’ouvrent simplement au flot qui les envahit », les mystiques
« se révèlent grands hommes d’action, à la surprise de ceux pour qui le
mysticisme n’est que vision, transport, extase »[128].
Mais en fait l’apologie reste aussi extérieure au sujet que la critique, tout
en rehaussant plutôt la portée de celle-ci. Disons que tout mysticisme est un
quiétisme ou il n’est pas, mais que c’est sur la signification même du terme
qu’il convient de ne pas commettre un contre-sens. Si l’on se borne à croire
que « l’action est supérieure à l’inaction », et donc
qu’ « il ne suffit pas de s’abstenir d’agir pour atteindre à la
perfection », on répétera simplement la Bhagavad Gîtâ[129],
sans atteindre le moins du monde l’attitude que ce texte, comme tout autre
texte mystique, se propose d’illustrer. Le problème, en réalité, est de savoir
si une exigence imprescriptible de contemplation ne subsiste pas au cœur de
l’action, si l’efficace même de celle-ci n’implique pas une part inaliénable de
recueillement et de quiétude, et dès lors si, par un passage à la limite qui
sera proprement le quiétisme – renoncement positif, dépassement qui
accomplit toujours essentiellement ce qu’il annule – cette dimension permanente
d’intériorité qui ne peut devenir le tout d’une expérience qui, par ailleurs,
ne saurait à aucun titre exister sans elle. Le mystique se défendra de mépriser
la vie active pour elle-même, il ne cherchera pas à éluder l’exigence des
devoirs qu’elle lui impose[130].
La vérité – sa vérité, qui n’est évidemment pas celle de l’humanisme –
sera simplement qu’il ne peut pour autant accepter de la rechercher pour
elle-même, fort de la conviction que le principe qui fait la bonté même de
toute vie active transcende nécessairement les limites de celle-ci, que tout
acte recèle une face intérieure dont aucune expression extérieure, fût-elle la
plus noble possible, ne saurait épuiser le sens. Oeuvrant, le mystique ne
cessera donc de se convertir, agissant, de contempler pour obéir à l’exigence
imprescriptible d’une intimité spirituelle, d’un absolu de liberté qui sera
nécessairement vouée à prévaloir finalement sur toute forme d’intentionalité
pratique : « Ainsi ce qu’il y a de libre dans nos actions,
c’est-à-dire ce qui dépend de nous, ne se ramène pas au fait même d’agir en son
aspect extérieur, mais à un acte intérieur, à une pensée et à une contemplation
de la vertu elle-même »[131].
Même lorsqu’elle est active, la vertu « ramène en soi ce qui vient d’elle
et s’y rehausse »[132].
Au-delà, encore, ce mouvement d’intériorisation aboutira à une exhaustion
radicale de toute praxis, et c’est de plein droit que la vertu sera
devenue alors « l’intelligence contemplative et première »[133].
Pleinement unifiée, convertie sur soi[134],
une telle exigence connaît un état d’autonomie très prochainement participatif
de la perfection de l’Un, comme si ayant en quelque sorte entièrement récupéré
à ce niveau la déperdition qu’entraînent les œuvres, le sujet n’avait
absolument plus pour être lui-même à sortir de soi : « son acte,
c’est elle-même »[135].
Enfin, c’est évidemment le quiétisme, l’état de plénitude bienheureuse de
« celui dont les désirs sont comblés »[136]:
« et comme elle réside dans le Bien, satisfaite et sans besoins, elle vit
selon sa volonté »[137].
Bergson ne craindra donc point de prescrire la démarche diamétralement opposée
en écrivant qu’il faut fixer et intensifier la « frange d’intuition »
de l’intelligence, « et surtout la compléter en action, car elle n’est
devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe »[138].
Cette dernière expression vise clairement Plotin, il est évident que Bergson se
propose ici de renverser la sentence célèbre de III-VIII 4, 39-40 : tèn
praxin è asthéneian theôrias è parakolouthèma[139].
Mais, précisément, ou bien le bergsonisme inverse radicalement le sens de la
démarche du mystique, telle que les docteurs du mysticisme l’ont
toujours comprise (qu’ils aient soutenu un monisme ou un dualisme, le théisme
ou le panthéisme) et il devra donc, contre le témoignage massif, invariablement
unanime de l’histoire, apporter la preuve que c’est bien encore au mysticisme
qu’il se réfère, ou bien, suivant sa formule même, se propose-t-il simplement
de la « compléter », et en avalisant donc qu’il le veuille ou non la
justesse de ses prodromes tels qu’ils ont été unanimement reconnus, mais dans
ce cas il restera à déterminer si, en égard à leur nature, un tel prolongement
peut avoir un sens. Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen du premier point.
Par contre, en ce qui concerne la deuxième branche de l’alternative, nous
pouvons prendre immédiatement la mesure de l’incompréhension qui peut contester
sa complétude à une attitude contemplative parvenue à son terme naturel.
« Déjà, écrit Bergson, (l’âme) sentait Dieu présent, déjà elle croyait
l’apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s’unissait à lui dans
l’extase ; mais rien de tout cela n’était durable parce que tout cela
n’était que contemplation : l’action ramenait l’âme à elle-même et la
détachait ainsi de Dieu »[140].
Mais la théôria ne serait cependant qu’un mot si, centre permanent et
inaltérable de la praxis, elle n’était à la fois à son origine comme sa
source véritable, et à son terme comme son développement suraccomplissant. Lui
demander, sous le prétexte de se compléter, de se prolonger en action
reviendrait donc à exiger d’elle une tâche aussi superfétatoire
qu’impossible : superfétatoire, car les fins que poursuivait implicitement
l’action sont excédées dès lors que la contemplation parfaite est atteinte,
impossible et contradictoire si c’est au contraire pour trouver son
accomplissement que l’action est nécessairement vouée à se renoncer dans la
contemplation. Se recueillant ainsi sur la dimension de pure intériorité que, pour
pouvoir être elle-même, toute action comporte, et la développant par une
contemplation incessante, le mystique parvient à un centre dont l’expérience
(dans la mesure où il s’agit du point dont toute action émane et autant que
cette expérience dure) le dispensera d’agir au sens étroit du terme,
l’affranchira de la nécessité des œuvres extérieures, telle est la thèse dont
il est évidemment possible de contester la légitimité, mais que, non moins
évidemment encore, on ne peut qu’accepter ou rejeter en bloc. Qu’invoquera-t-on
pour nier le caractère terminal, absolument fruitif de cette expérience ?
Sans doute qu’elle est immobilité parce que coïncidence avec un centre
immobile, mais on oubliera par là que ce caractère de l’Un, par lequel il
transcende en effet toute activité empirique, n’est rien moins que synonyme
d’activité et de stérilité : « c’est quand il reste dans son propre
caractère qu’un produit naît de lui, grâce à sa permanence qu’il y a un devenir »[141],
« détaché de tout, il porte tout »[142].
De même qu’il n’est pas multiplicité afin d’être le principe de la multiplicité[143],
il ne peut être activité manifestée pour pouvoir être le principe de cette
activité, et c’est l’une des illusions majeures dénoncées par le mysticisme que
l’unité absolue de l’esse et de l’operari[144]
doive être comprise dans un sens restrictif : « Il n’est, dans les
trois mondes, rien que je sois tenu de faire, rien qui me manque, rien que
j’aie à acquérir et, cependant, je demeure en action »[145].
C’est donc au cœur de la surpuissance de l’Un que se situe dans son achèvement
l’expérience mystique, qu’on devra qualifier proprement de suractive de la même
manière que, sous un autre aspect, elle se présente comme expérience de
surintelligibilité. Si on la comprend bien, il n’y a pas – il n’y a plus – à
exiger d’elle le complément d’un engagement ni la contre-épreuve d’une
efficacité quelconques. Si l’on prend en considération son existence, c’est à
« voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction » que,
selon la prescription de la Gîtâ[146],
il convient en premier préalable de consentir. Agissant, le mystique n’agit pas
car, en vérité, il contemple (et qu’il puisse se lancer « dans les plus
vastes entreprises » [147]constitue
un critère strictement extrinsèque, qui ne confirme pas plus l’authenticité de
l’attitude qu’il ne l’infirme), mais, en même temps, n’agissant plus selon les
intentionalités proprement ou matériellement oeuvrantes, c’est alors, aussi
bien et par excellence, qu’il sera dit agir : « l’homme juste et
divin… fait tout ce que Dieu fait et il a, en commun avec Dieu, créé le ciel et
la terre »[148].
Par quoi encore l’accusation de « fuite du monde » dirigée contre le
mysticisme trouvera sa limite évidente, sans que, par ailleurs, aucune présence
au monde ne puisse être davantage invoquée pour tempérer son quiétisme. La
dialectique par laquelle le mysticisme prétend dépasser du dedans une sagesse
des œuvres restant méconnue de critiques de ce genre, il est exclu qu’elles
puissent la réfuter. Mieux, comme nous l’avons déjà montré, le mysticisme aura
beau jeu de faire valoir que, méconnue de l’adversaire, cette dialectique ne
saurait pour autant lui rester entièrement inconnue, d’où les efforts
qu’il prodigue en fait pour la neutraliser.
Nous ne nous arrêterons pas sur la
confusion de la démarche avec un ascétisme qu’elle « appelle » bien
évidemment[149], mais sans
s’y réduire, se le subordonnant, sauf déviation, comme le seul moyen qu’il
constitue nommément[150].
C’est l’incompréhension essentielle, en effet, qu’il nous faut maintenant
considérer. Or, essentielle parce que concernant l’essence même de la démarche,
ce n’est pas un mince paradoxe de constater qu’elle est celle qui paraît
d’abord la mieux justifiée. C’est dire qu’en l’espèce, et au moins
momentanément, l’apparence de la démarche est nécessairement appelée à
s’inscrire contre son sens et que cette nécessité fait problème. D’autre part,
que la lettre puisse aussi facilement trahir l’esprit conduira naturellement
encore à se demander s’il n’y a pas des cas où cette interférence traduirait
une contamination réelle. Constatons donc qu’il est patent que le mysticisme se
présente dans ses expressions les plus assurées et les plus constantes comme
l’expérience participative suprême d’un sujet qui se perd, pour se
nourrir d’elle, dans l’immensité d’une puissance dont le progrès de sa
contemplation lui avait donné le désir de plus en plus ardent :
« Puis (l’âme) se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas
directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence,
ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de
joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit :
Dieu est là, et elle est en lui »[151].
L’expérience extatique est cette chute dans un abîme dont l’attraction a
l’irrésistibilité du vertige, sauf que ce n’est pas dans le vide mais dans la
plénitude que le sujet s’engloutit. Il est donc clair qu’en tout état de cause
l’extase ne peut se vivre comme un pathèma, une expérience que le
moi « subit », dans l’abolition de lui-même après s’être prêté à
l’envahissement fascinant de ses prodromes. S’il en est ainsi, semble-t-il
encore, il ne sera pas possible de s’expliquer cette expérience de dépossession
intérieure autrement que par l’irruption d’une puissance se substituant à l’hègémonikon
du moi : le moi fini se trouve alors réabsorbé dans la source infinie
dont il procède, et on comprend que le pathos mystique puisse se
concevoir comme théopathie. Enfin, on verra une preuve de cette
soumission spirituelle dans le sentiment de son identité fondamentale
avec tous les êtres éprouvé par le moi avant l’extase comme son signe
avant-coureur et moyen privilégié d’y accéder. L’ascèse préparatoire à l’extase
consiste, en effet, en une katharsis rigoureuse de toutes les puissances
du moi – imagination, mémoire, volonté, intelligence – qui se replie ainsi par
étapes dans une intimité de plus en plus dépouillée. Mais, de plus en plus
dépouillée, il est inévitable qu’elle soit ainsi de plus en plus
dépersonnalisée jusqu’à se contredire elle-même. Parvenu à l’extrême de sa
pureté intérieure, c’est donc sa différence essentielle d’avec une altérité
quelconque que le moi manquera d’apercevoir, ne pouvant plus se concevoir que
comme la partie d’un tout, et la limite proprement extatique de ce mouvement
étant alors la négation de la partie elle-même, la fusion dans le tout.
A ce stade, le moi perd jusqu’à la conscience de son identité personnelle après
avoir expérimenté celle de son identité avec toutes choses[152]:
panta gar aotos esti kai amphô en[153].
Toutefois, le problème est de savoir si cette extase sanctionne la suppression
du moi ou celle de la réalité qui lui est extérieure. On répondra sans doute
que l’on peut dire indifféremment l’un ou l’autre, mais en fait c’est la
première interprétation que l’on tiendra seulement pour vraie si l’on ne
comprend pas explicitement que « devenir tout, ce n’est… aucunement
se désintégrer au sein d’une totale indifférenciation », mais « bien
plutôt devenir totalement ce qu’on est »[154].
Le moi redevient le tout, « l’être universel », dans l’exhérédation
radicale de l’individualité empirique, celle-ci fût-elle la personne morale et
l’intelligence telles qu’elles existent au niveau de la troisième hypostase, de
l’âme. Mais ce ne sera pas dire que fondamentalement « tout » puisse
avoir ici un autre sens que « tout entier », que le processus de
totalisation n’exprime pas la plénitude d’une réappropriation spirituelle
(sinon, au sens propre du terme, personnelle), que la réintégration dans la
totalité du moi limité par son individuation appauvrissante (tosoutos)
puisse être comprise autrement que comme la figure de l’intégration
suprême du Soi. Tout, ou le tout, peu importe, celui-ci l’était déjà,
dans son aséité métaphysique inamissible[155].
La démarche totalisante que le sujet effectue dans une durée en définitive
irréelle n’est donc qu’une première prise de conscience de l’intégrité de son
Soi absolument permanent et essentiel (et par là secondairement
omniprésent) : paresti gar aei autô[156].
Plotin appliquant cette dernière formule à l’Intelligence, supposons encore que
le pas du texte contesté concerne celle-ci, et non l’Un. Mais, même
alors comment nierait-on le caractère intériorisant en même temps
qu’universalisant de l’anagôgè, comment ne pas voir que c’est
essentiellement un modèle d’unité et d’autonomie que peut offrir le noûs
à un sujet encore voué à la dispersion aliénante de la psuchè ? C’est
en effet dans l’unité et l’inaltérabilité parfaites de son essence que
l’Intelligence peut posséder toutes choses : « Elle a tout, elle est
tout, mais elle reste en elle-même ; elle a tout, mais non pas en ce sens
qu’elle est différente des choses qu’elle possède ; en elle, rien de
séparé ; chaque chose est un tout (ou le tout), et elle est tout entière
partout »[157]. Telle
sera l’unification relative – non encore absolument exclusive de la diversité
qu’elle doit surmonter – que connaît le moi en se réalisant comme Intelligence,
avant de connaître l’unification absolue de son recentrement sur l’Un,
de sa contraction dans l’Un[158].
Quoi qu’il en soit de l’apparente contradiction des médiations proposées – et
elles ne nient jamais la pseudo-autonomie d’un moi fini –, le sens obvie de la
méthode est donc de « remonter au principe qui est intérieur à
soi-même »[159].
« L’âme, écrit Bréhier, trouve l’Un au plus profond d’elle-même comme le
sujet pur qui fait d’elle une substance, un être autonome et indépendant »[160].
Une telle autarcie spirituelle ne signera pas simplement, à l’antipode de la
sagesse du Portique, une coupure totale avec le cosmos. Il nous faut encore
concevoir, au-delà du platonisme, une coupure transontologique, et
entendons par là que c’est de l’être même, ou plus exactement de la
manifestation qui en tient lieu, que se sépare un sujet parvenu – revenu[161]
– à ce que le Sâmkhya-Yoga appelle son esseulement métaphysique[162].
Rentrée en elle-même par sa coïncidence avec l’Un, l’âme ne se trouve
proprement par là ni arrachée, ni attachée à l’être, puisque l’Un est au-delà
de l’essence, le principe de l’être transcendant à l’être[163].
Aussi Plotin pourra-t-il dire qu’elle est alors « plus que libre » et
« plus qu’indépendante »[164].
L’ascension vers l’Un n’est pas absorption dans une totalité puisque
l’adéquation au tout suppressive de l’ego fini ne représente que l’avers
d’une redécouverte fondamentale du Soi infini. Remontant vers l’Un, c’est sa
propre unité que, par là-même, l’âme réalise, son autonomie qu’elle reconquiert
contre toutes les forces de dispersion et d’aliénation : dès lors il est
clair que cette unité pleinement réalisée, l’expérience de l’unité par et pour
elle-même excluent formellement toute possibilité d’assimilation participative
en même temps qu’elles en excèdent irrésistiblement la nécessité. La sunnoia
suprême ne peut être participation à une réalité qu’elle renvoie au domaine de
la pure apparence. A ce stade, il ne peut plus y avoir d’absolu transcendant à
la conscience, modèle supérieur qu’elle aurait à imiter ou dynamisme informel
dans lequel elle aurait à se perdre, car c’est son être même qu’elle réalise
comme absolu. Plus fondamentalement encore, entendant transcendance dans
son sens moderne (« dépassement vers », « ouverture à »),
il nous faut envisager ici une clôture ontologique totale par laquelle un
absolu d’intériorité en viendra à saturer toutes les intentionalités de la
conscience, comme si la monade spirituelle pouvait à la limite cesser d’être
représentative, et simplement consciente, – mais par surconscience – du reste
de l’univers. C’est donc une doctrine de l’immanence intégrale, le monisme pur
qui apparaît comme le réquisit métaphysique ultime de la « fuite du seul
vers le seul »[165].
Et, toutefois, reste le caractère
patent de l’aliénation de l’extase proprement dite, sans lequel il ne serait
pas possible de définir le phénomène. Il ne peut évidemment s’agir ici d’une
interprétation restant extérieure à son sujet : « mais, comme s’il
était devenu un autre, rien de lui-même ne participe plus alors (à la
contemplation) »[166] ;
« en un mot, si nous devons aller jusque là, disons que lui-même il n’est
plus »[167]. Le
problème est de concilier cette constatation avec l’affirmation que lorsque
l’âme s’élève vers l’Un elle rentre en même temps en elle-même, « elle
n’est en rien d’autre qu’en elle-même »[168].
Comment une extase qui la jette hors d’elle-même peut-elle en même temps la
convertir sur soi et la confirmer en soi ? Comment comprendre l’expérience
de la transe mystique, « transcendance » ou extraversion par
excellence – sinon extravagance – de la conscience hors de ses assises, dans le
cadre de la doctrine de la pure immanence où le mysticisme prétend trouver sa
justification métaphysique ? On pourra remarquer que l’élévation que provoque
une légèreté extrême[169],
peut être aussi vertigineuse qu’une chute,
et soutenir que le sentiment d’illimitation éprouvé par un sujet qui
vient de se dégager de ses dernières entraves est authentiquement celui d’une
libération, d’une délivrance, et non d’une immersion et encore moins d’une
subjugation. Toutefois, c’est le phénomène de rupture de la conscience
finie qui fait de toute façon problème, même si l’on estime en droit d’écouter
comme pure prévention l’hypothèse de l’investissement de celle-ci par une force
supérieure. A s’en tenir aux faits, il reste clair que c’est comme un
dépassement de soi que sont vécus les prodromes de l’extase et comme un retour
à soi sa disparition, quoi qu’il puisse en être de la valeur métaphysique de ce
soi. On serait certainement malavisé d’insister sur le caractère momentané de
cette dépossession, car l’importance qu’on lui accorde serait alors absolument
injustifiée, il deviendrait impossible de comprendre comment une expérience
aussi marginale, involontaire et fugace en égard aux dispositions permanentes
de l’esprit puisse jouer ce rôle décisif quant à leur plus haute réalisation.
La difficulté reste donc toujours de concevoir comment l’expérience d’un
recentrement suprême doive nécessairement passer par une phase d’excentricité,
de situer le moment d’une rupture absolue de la conscience dans la dialectique
de son intégration non moins absolue. Or ce n’est cependant qu’à une expérience
qui reste relativement commune, et disons naturelle, celle de l’attention
profonde, la dhâranâ du Yoga, que nous renverra le mysticisme
pour éclairer ce point. C’est une expérience fondamentale que l’ascèse mystique
se propose de préparer, puis d’approfondir, et enfin de dépasser. L’extase
cesse d’apparaître comme un contre-sens ou un scandale lorsqu’on la situe au
terme de la dialectique immanente à une telle expérience dûment maîtrisée et
méthodiquement développée dans le sens de sa finalité spirituelle plénière.
Considérons donc la « fixation de l’organe de la pensée en un lieu »[170]
caractéristique de l’acte d’attention profonde, mono-idéisme strict de la
conscience qui élit un objet pour se vouer à sa contemplation exclusive. Si
elle persévère, cette considération de l’objet va entraîner une modification
profonde du sujet en provoquant une concentration des modalités mentales telles
que celles-ci, disent les Yoga-Sûtra, ne vibreront plus que d’une
tonalité unique[171].
Ce sera alors l’expérience du dhyâna(m), « médiation »
étroitement contemplative de son objet, état de simplification intérieure qui
se réalise dans le connaissant pendant qu’il accommode de plus en plus
précisément sa vision à l’unicité du connu. Au simple correspond ainsi le
simple, un sujet unique se modèle sur un objet unique, ou plutôt le sujet s’est
simplifié sur le modèle de l’objet qu’il contemplait. La limite de ce mouvement
n’est autre que l’extase : « L’extase (samâdhi) est cette
méditation même, lorsqu’elle en est venue à refléter le seul objet, comme si
elle s’était vidée de sa forme propre »[172].
Plotin invoque clairement cette expérience quand il écrit : « Que
l’on songe à ces états de contemplation les plus distincts, même ici-bas, où la
pensée ne fait aucun retour sur elle-même ; nous nous possédons
nous-mêmes, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé ;
nous devenons cet objet ; nous nous offrons à lui comme une matière ;
nous prenons forme d’après ce que nous voyons ; nous ne sommes plus
nous-mêmes qu’en puissance »[173].
L’eidopoièsis kata to orômenon de ce texte n’est autre que le samâpatti des Yoga-Sûtra[174],
terme qu’on peut traduire aussi bien par ajustement (du sujet à l’objet)
que par investissement (de l’objet par le sujet). C’est le
« changement en la forme de l’objet »[175],
l’état de transparence[176]
dans lequel le sujet se borne à filtrer l’image de l’objet comme un cristal
infiniment pur[177]. Mais si
nous saisissons ici dans sa spécificité la méthode mystique, nous n’en
apercevons pas pour autant la fin, qui est la délivrance spirituelle du sujet.
Dans le langage du yoga, il ne s’agit jamais que du moyen par excellence
de purification de l’ « organe mental », lequel n’est qu’un
sujet empirique, rien moins que sujet pur ou vrai sujet. La désessenciation au
bénéfice de l’objet concerne le seul sujet impur, c’est lui seul qui s’extasie
pour se purifier dans la contemplation d’un objet pur, qui devient conscience
pure d’objet. La cause du mal dont souffre l’homme étant « l’union du
sujet percevant et de l’objet percevable »[178],
il est absolument exclu que cette union, ou forme de celle-ci, puisse
constituer l’état de délivrance ! C’est seulement sur le rôle qu’elle est
appelée à jouer dans l’obtention de la délivrance qu’il y a donc lieu de
s’interroger. Bornons-nous à dire que, selon le Sâmkhya-Yoga, c’est la
confusion du sujet avec l’objet, de l’Esprit (purusa) avec la Nature (prakrti)
qui définit la situation empirique du premier nommé, de telle sorte qu’il ne
constitue à ce niveau qu’un pseudo-sujet, une unité spirituelle factice, et
l’illusion (avidyâ), génératrice de la servitude dans laquelle il se trouve
consistant donc à s’attribuer les déterminations appartenant en fait à la seule
Nature (laquelle constitue notamment la seule réalité transmigrante). Ainsi,
c’est sa discrimination rigoureuse (viveka) de celle-ci qui
conditionnera sa délivrance, la connaissance de cette distinction métaphysique
qui sera seule susceptible de le sauver en lui restituant la pleine conscience
de son essence propre. Or c’est à ce niveau qu’intervient la contemplation
propre à l’extase « avec conscience d’objet »[179],
qui représente si l’on veut le grand tournant de toute son existence empirique,
l’expérience décisive qui le haussera au plan de l’existence métaphysique (et
bien qu’elle appartienne encore nécessairement en tant que telle à la première
forme d’existence). Un sujet naturel (et il est bien tel de par son inféodation
originelle à la Nature) qui s’applique à la contemplation d’un objet lui-même
nécessairement naturel, mais le plus pur possible – et, par élargissement de
son intentionalité méditante, de plus en plus pur – remonte en effet par
là-même le cours de la procession naturelle, se spiritualise progressivement
jusqu’à coïncider avec cette hypostase supérieure dite Intelligence (buddhi)
qui, pour être encore naturelle et donc relative, n’en reflète pas moins avec
le maximum de capacité possible la perfection suprême de l’Esprit. Première
née, comme l’intelligence plotinienne, dans l’ordre des hypostases, sa
transparence quasi parfaite (car en elle c’est le facteur naturel (gupa)
le plus pur (sattva) qui prédomine absolument) fait qu’elle n’oppose
pratiquement plus de résistance au rayonnement de l’Esprit, dont elle est
toujours essentiellement distincte, mais infiniment proche. Ainsi, extasié dans
ce qui constitue le plus pur de la Nature et devenu de la sorte comme par
intussuception cette pureté elle-même, le sujet n’a certes pas encore reconquis
par là la plénitude de son statut métaphysique, mais l’élément décisif est
désormais il le sait, qu’il est devenu pour la première fois conscient de la
confusion par laquelle il s’était jusque là défini. Parvenu à la connaissance
de la distinction de l’Esprit et de la Nature, il a récupéré assez de puissance
du premier pour objectiver avec un maximum de certitude tout ce qui en lui
appartient en fait à la seconde, et son désir est donc à compter de ce moment
de s’en détacher, c’est-à-dire de redevenir absolument ou seulement lui-même,
le seul Esprit qu’il est absolument. Mais c’est la réalisation de ce vœu même
qui va alors impliquer paradoxalement un ultime renoncement. Si, selon la
formule immortelle de Plotin, ce n’est que par le Principe que l’on voit le
Principe[180], une
expérience décisive du Principe passe par le sacrifice de la connaissance
elle-même qui avait élevé l’intelligence à la vision du Principe. Il faut encore
que soit utilement dépassé un aboutissement si durement acquis et qui se
présentait naturellement d’abord avec tous les caractères d’un accomplissement
suffisant. Disons, pour nous référer derechef au yoga, que le sujet qui
sait qu’il est distinct de la nature participe cependant encore de celle-ci
dans la mesure où il garde comme par devers lui la conscience de ce fait, et
nous savons combien il peut être également plotinien d’attribuer à une dernière
infirmité naturelle une telle rémanence du réflexif et de l’intentionnel[181].
On pourra encore ici songer au Dieu d’Aristote, qui ignore jusqu’à l’existence
du monde. L’unité absolument rigoureuse à laquelle tend l’intelligence
ne peut plus être l’intelligence car elle prévient toute actualisation,
fût-elle parfaite, d’elle-même, toute espèce de retour, fût-il absolument
fidèle, sur soi. Et, en vérité, ce ne peut être qu’à son propre dépassement
que, par surdétermination excédante de sa visée, aspire fondamentalement toute
vision qui accède au niveau de sa perfection extatique. Par exemple, le yogin
qui atteint l’omniscience temporelle, la vision parfaite du passé, du présent
et de l’avenir est en fait conduit par là à nier la réalité du temps, de toute
durée, puisqu’il perçoit celle-ci comme unique et donc immobile. Aussi il est
dit suggestivement d’une telle connaissance discriminative qu’elle « se
cicatrise instantanément »[182],
comme si elle s’effaçait d’elle-même devant l’expérience d’éternité dont elle
est très immédiatement l’approche. Renonçant au pouvoir qu’elle lui procurerait
dans le temps même qu’il l’obtient, le yogin ne fait que traverser son
intuition de la totalité temporelle pour se fixer sur une intuition
intemporelle dont elle lui ménage simplement l’accès. Telle est donc la limite
au-delà de laquelle toute samâpâtti, toute vision extatique – elle-même
limite extrême et accomplissement des capacités empiriques du sujet – doit se
renoncer pour atteindre à son accomplissement véritablement métaphysique. Ce
qui est à concevoir ici est comme une résorption du support infiniment subtil
que constituait le médium de cette vision et la retenait dans les
limites d’une intentionalité distincte, l’évanouissement complet du cadre déjà
passablement atténué dans lequel elle s’exerçait : « Ainsi, dans un
reflux, une fois leur rôle achevé, de ces mêmes guna dont la nature est
de se développer dans le sens interne en mûrissant sous formes d’actions
malheureuses, apparaît l’esseulement (Kaivalyam) comme séparation
suprême du purusa d’avec les guna ; alors le purusa
n’est que capacité spirituelle reposant dans sa pure essence »[183].
Là est, enfin, l’extase « sans conscience d’objet »[184],
transmutation intrinsèquement spirituelle dans laquelle la vision dissout
effectivement l’objet dont elle s’était nourrie, conscience de la pureté
devenue dans un renversement ultime pureté absolue de la conscience[185],
esseulement métaphysique du Soi : « puis, tournant les yeux vers lui
et le fixant sans défaillance, il ne voit plus ce qu’il voit à force de
contempler, mais sa vision s’est confondue avec l’objet contemplé comme si ce
qui en lui était d’abord objet était devenu vision, et il oublie tous les
autres spectacles »[186].
Une extase au deuxième degré est ce qui transporte le sujet hors d’une
intelligence qui s’était elle-même extasiée, au sommet de son développement,
dans l’objet le plus parfait qu’il lui avait été donné de contempler. La
dialectique complète de l’extase ne laisse donc place à aucune confusion sur sa
véritable nature. C’est bien l’autonomie souveraine du sujet spirituel qu’elle
se propose d’instaurer – de restaurer – par la médiation d’une extériorité que
le sens de son mouvement final est de surmonter absolument[187].
La rupture du sujet naturel et de son extase dans l’objet, son
« changement dans la forme de l’objet » apparaissent clairement comme
l’avers et le moyen de l’enstase du sujet spirituel dans la pureté de son
essence. Celle-ci constitue bien encore une extase, mais cette fois intérieure,
elle est comme une implosion du sujet au sein de la capacité spirituelle
infinie qu’il est absolument, et cette implosion sanctionne son
affranchissement total de l’ultime illusion qu’il puisse subsister dans
l’absolu une quelconque réalité distincte de lui : « comment déclarer
qu’il est, lui, un objet différent de nous-mêmes, alors que nous ne le voyions
pas différent, mais uni à nous, lorsque nous le contemplions ? »[188].
Ainsi, un sujet engagé dans la vie empirique doit commencer par se contester à
lui-même son caractère de sujet, douter qu’il soit un véritable centre, une
unité réelle, qu’il possède l’autonomie de son action. Dans un premier moment,
qui constitue la phase proprement participative de son ascèse, il se
« vide » donc de son intériorité factice dans la contemplation
étroite d’un objet dont il vise à s’approprier l’essence. Sa régénération passe
par ce moment d’une apparente aliénation. Mais que celle-ci ne soit
qu’apparente est prouvé en effet par l’anagôgè intérieure au cours de
laquelle, se fixant sur ces « objets beaux et vénérables »[189]
qui ont nom « proportion, beauté, forme bien composée, vie belle,
intelligente et belle », il remonte en même temps à ce qu’il y a de
meilleur en lui-même, d’authentiquement lui-même[190].
Autrement dit, c’est un véritable sujet – ce stade correspondant chez Plotin à
l’Intelligence – que redevient le moi qui accepte de s’oublier et de se
dépasser dans l’extase de lui-même. Reste alors effectivement la consommation
de cette œuvre de restauration
spirituelle où l’extase se dépasse elle-même par son propre excès sous la forme
où elle s’était primitivement vécue, où ce qui était conscience, dans
l’effacement du sujet, de la plénitude de l’objet, se transforme en son
contraire, se convertit aussi totalement dans la conscience du seul sujet – ce
que Plotin appelle « voir comme un (avec soi-même) », « voir
comme soi-même »[191].
Le trajet procède de la négation au bénéfice de l’objet d’un faux sujet à
l’affirmation d’un vrai sujet par la négation de la vérité ultime de cet objet[192].
Le dernier acte d’un sujet libéré consiste à reporter à soi comme appartenant à
la seule vérité de son essence immobile ce qu’il avait vécu dans l’histoire
empirique de sa propre découverte comme des transformations successives de
soi : « Si on l’honore en tant que fondement, on devient soi-même
fondement. Si on l’honore en tant que grandeur, on devient soi-même grand, en
tant que pensée, on devient soi-même pensée… en tant que brahman, on
devient possesseur du brahman… J’ai dépassé tous les séjours »[193].
La vérité dernière appartient à l’être qui s’arrache à toute influence
étrangère pour n’avoir de rapport qu’à soi[194],
pour clore sa contemplation sur la seule conscience de lui-même[195].
La réalité de l’Un se manifeste initialement comme une attraction impliquant la
promesse d’un bonheur parfait[196].
Pour que l’âme puisse s’arrêter avant d’avoir atteint l’aimé, c’est son amour
qu’il faudrait lui arracher[197].
La chose est impossible, et cependant, quand elle est allée jusqu’au bout de
son désir, sa dernière démarche consiste à annuler la réalité de cette quête
ardente, c’est d’elle-même qu’elle réintègrera à soi comme modes en définitive
illusoires de son être ce qu’elle avait éprouvé comme attente, gestation et
attraction de quelque bien transcendant. Ce n’est qu’en découvrant sa propre
réalité qu’elle sent enfin la réalité qu’elle cherchait[198],
elle ne peut être attirée par ce qu’elle possède, être mue par ce qu’elle est :
« le seul bien est celui qu’il connaît sans erreur possible, et sans le
rechercher, puisqu’il le possède ; il ne peut être en aucune façon attiré
par celui-ci »[199].
Cette prise de conscience quand elle est intégrale, est la gnose mystique.
Mais s’il en est ainsi, le mysticisme
s’estimera fondé à se présenter comme le vrai défenseur d’une immanence
spirituelle qu’on lui reprochait de trahir. Nous savons que, refusant l’extase
de l’intelligence, maintenant la valeur terminale de l’intentionalité noétique,
tout intellectualisme a conscience d’opposer les exigences imprescriptibles
d’une encratie rationnelle au vertige de l’enthousiasme extatique, aux
illusions subjectives de l’illuminisme. Mais, si c’est bien par là son propre
fond que l’intelligence se propose d’atteindre, son seul règne qu’elle prétend
établir, on voit assez comment le mysticisme peut renvoyer l’accusation qui le
vise en dénonçant toute fixation de l’intelligence dans une contemplation de la
vérité intelligible comme un consentement voilé à la subjectivité.
« Pourquoi, demande Plotin, ne pas s’arrêter à l’intelligence et ne pas
poser quel est le Bien ? »[200].
Nous lisons, en effet, dans le Protagoras que si le salut (sôtèria)
de son existence dépendait tout entier d’une appréciation exacte des grandeurs
et des distances, ce n’est pas aux impressions sensibles, essentiellement
trompeuses, que l’âme se fierait, mais à une métrique dont la considération lui
inspirerait toute confiance sur la vérité de laquelle elle pourrait se reposer
absolument[201]. Cela est
clair, mais la question qui se pose est de savoir si pour cette raison, une
connaissance de cet ordre, relative au discernement de l’objectivité des rapports
intelligibles, peut rester adéquate aux exigences de son salut spirituel.
Répondre par l’affirmative impliquera au yeux du mysticisme que c’est le modèle
d’une survie empirique, encore relative et temporelle, qu’est alors
implicitement conçu ce dernier ; « mais puisque l’âme désire aussi
vivre, exister et agir toujours, l’intelligence n’est pas l’objet de son
désir en tant qu’intelligence, mais en tant qu’elle est un bien, qu’elle
provient du Bien, et qu’elle conduit au Bien »[202].
Pourquoi ainsi, dans ce qui est une perspective d’éternité – et,
fondamentalement d’unité – l’intelligence se révèle-t-elle finalement
impuissante à exprimer la totalité du bien auquel aspire une âme qui s’est
réalisée en elle ? Pourquoi, quand elle est parvenue à la contemplation
des intelligibles, « n’a-t-elle pas encore tout ce qu’elle
cherche ? »[203].
Le mysticisme plotinien affronte ici ouvertement l’aporie que Platon avait
explicitement exposée dans la République[204],
mais que son intellectualisme lui avait permis d’éluder aussitôt dans
l’équivoque du savoir suprême, dans la contradictio ex terminis d’une
vision de l’invisible. Selon Platon, si la science vit d’un principe qu’elle ne
saurait épuiser, ce n’est d’autre part qu’en s’élevant résolument à la visée de
ce principe qu’elle se constitue, si l’on peut entendre du moins par se
constituer se condamner à un perpétuel dépassement d’elle-même, à une apophase
sans trêve de ses affirmations (et nous savons quel est l’écho que cette thèse
peut encore trouver de nos jours /cf. supra : Chap. I/. Il ne peut
y avoir pour Platon d’impossibilité terminale de voir, mais seulement une
difficulté de voir[205],
d’où la permanence de l’exigence de vision, la possibilité de faire constamment
appel de la déficience d’une connaissance déterminée au nom d’une connaissance
supérieure qui est toujours à construire, le refus indéfini de dépasser, sous
le prétexte qu’en l’épurant on l’élargit sans cesse, une intentionalité
noétique dont on distendra naturellement en même temps de plus en plus la visée
jusqu’à l’annuler pratiquement. Mais c’est cette indécision que lève Plotin en
marquant que ce mouvement d’approfondissement comporte une limite qui est
l’extase, qu’il y a, au-delà d’un certain degré de la tension spirituelle, une
rupture totale de l’intentionalité concernée. Tranchant résolument l’équivoque
du discours platonicien, Plotin pose que ce qui est au-delà de l’essence excède
par là-même la science et donc que si l’on s’obstine à parler de science, c’est
à la considération relative de l’essence qu’il faut s’en tenir. Glosant sur le megiston
mathèma, il décrète que Platon entendrait par là non pas l’intuition, mais
la simple approche du Bien, « non pas connaître directement le Bien »
(ou to pros auto idein), mais seulement « connaître quelque chose
de préliminaire à son sujet » (peri autou mathein ti proteron)[206].
Ainsi l’épistèmè platonicienne se trouve-t-elle rabattue sur le plan
censé lui être propédeutique de la dianoia (laquelle ne sait que
« quelque chose de l’essence »[207]),
la science placée par Platon « au faîte des sciences »[208]
à la fois comme leur négation et leur couronnement fera corps nommément avec
ces dernières et participera de leur relativité, tandis que ce qui transcende
cette relativité transcendera aussi le cadre de l’épistèmè dans une
« présence » où toute détermination de l’essence et la dispersion
inséparable de tout logos[209]
s’abolissent avec la dualité même du connaissant et du connu, du spectateur et
du spectacle[210]. Telle est
aux yeux du mysticisme, l’inéluctabilité d’une alternative dont c’est
l’intellectualisme qui posera lui-même les termes. Ce dernier s’accorde avec le
mysticisme pour poser que c’est son autonomie que découvre le moi au niveau de
l’intelligence, que c’est pour échapper à la servitude de la vie sensible qu’il
renonce à l’opinion pour se convertir à la science. L’opinion engendre
l’aliénation passionnelle qui fait mesurer l’objectivité d’une croyance à
l’intensité du plaisir et de la peine ressentis par le moi sensible, de telle
sorte que c’est l’affectivité purement subjective de ce moi qui est érigée ici
en norme de la réalité[211].
La doxa, subjugation de la pensée par un principe corporel, est ce qui
condamne alors l’insensé au désordre et à la contradiction des passions avec
lesquelles il s’identifie dans une incapacité absolue de se préserver lui-même,
à l’image de l’incontinence misérable du tonneau disjoint[212].
L’opinion sera encore le préjugé pragmatique de ce même moi sensible que le
vouloir-vivre condamne à une anticipation constante de son savoir, sauf à se
satisfaire de sa réussite pratique éventuelle, mais là encore une telle
croyance dissimule mal l’incertitude foncière dans laquelle elle le laisse, le
contraignant d’avaliser des contradictions théoriques comme au plan précédent
il éprouvait des contradictions pratiques. Seule, une exigence d’autonomie est
ce qui commande de rompre cet asservissement de la pensée à ce qui n’est pas
elle, élan de l’instinct ou impact de l’impression sensible, est ce qui peut
engager la pensée dans une entreprise méthodique de katharsis, de
réduction systématique de sa croyance à la seule certitude de ce qu’elle sait[213].
Lorsque celle-ci lui permettra de déboucher sur la vision d’une réalité sans
commune mesure avec l’objet de ses croyances primitives, ce sera donc
évidemment encore la vérité qu’elle atteint fondamentalement dans cette
contemplation de sa vérité. L’âme ne jugerait jamais que c’est l’Idée qui est
le bien et non l’expérience sensible si elle ne lui apparaissait d’abord comme
son bien, et elle lui apparaît telle parce qu’elle se retrouve en elle, tandis
qu’elle juge s’être perdue au contact de la réalité sensible. Un dynamisme
spirituel de réciprocité fera que plus elle contemple l’unité intelligible et
plus elle s’unifiera, plus elle redeviendra elle-même, comme s’unifiant,
retrouvant de plus en plus son intégrité originelle, elle contemplera avec
d’autant plusde force et de constance la perfection qui lui est connaturelle.
Dès lors, comment une âme « intellectualisée »[214]
pourrait-elle ne pas encore « posséder tout ce qu’elle
recherche » ?
La réponse du mysticisme est que le
progrès même de la katharsis qui affranchit l’esprit de l’illusion de la
sensibilité est ce qui doit l’affranchir ultimement de l’illusion de l’intellectualité
/cf. supra : Chap. I/. Le réalisme spontané qu’enveloppe l’exercice
de la pensée conduit en effet l’esprit à concevoir que c’est par une participation
à l’intelligible que s’instituent en lui l’unité et la stabilité
caractéristiques de sa pureté retrouvée. Le contact de l’être est ce qui le purifie,
comme le contact du devenir est ce qui le corrompait. Toutefois, si la
connaissance du premier, du système ordonné des essences, apparaît bien comme
la condition de l’affranchissement spirituel, considérer une telle connaissance
comme sa cause reste une interprétation dont la légitimité dernière est
éminemment douteuse. Il est certain que c’est lorsqu’elle contemple la
perfection intelligible que l’âme parvient à la connaissance d’elle-même et
retrouve sa propre perfection. Mais il est aussi légitime de dire que c’est une
conversion primitive de l’âme qui suscite en elle cette aptitude à contempler,
que seul un sujet purifié peut concevoir un objet pur[215],
et c’est la vision contemplative qui apparaîtra alors comme l’effet de la katharsis
spirituelle. C’est indubitablement à une interprétation de ce genre que se
rallie Platon lui-même quand il écrit que la philosophie enjoint à l’âme de
« se recueillir et se ramasser en elle-même et sur elle-même, de ne croire
en rien d’autre qu’en elle-même, de considérer que ce qu’elle connaît elle-même
par soi-même est lui-même par soi-même dans l’ordre de l’être, tandis que n’est
en rien vrai ce qu’elle observe par d’autres moyens qu’elle-même[216]
comme étant autre dans d’autres circonstances »[217].
En vérité, comme nous venons de l’indiquer, c’est une causalité réciproque
qu’il y a lieu de poser ici, selon une proportionalité directe de
l’intériorisation spirituelle et de l’application contemplative. Toutefois le
problème est de savoir quel est le rôle qui est destiné à prévaloir, lequel de
ces deux mouvements est appelé à se subordonner finalement l’autre.
L’intellectualisme veut que ce soit celui de la contemplation, qu’on privilégie
ultimement le regard[218].
Mais nous venons de voir que toute la force dialectique du mysticisme est de
prendre cette doctrine au pied de la lettre en proposant l’expérience effective
d’une contemplation extrême. Ce qui se découvre positivement alors est l’extase
d’une intelligence fixée à la contemplation étroite de son objet, l’effacement
puis la disparition complète d’une conscience, qui se voulait exclusive de
l’objet, au bénéfice d’une conscience du seul sujet. C’est comme sujet pur que
s’expérimente un sujet qui se veut conscience pure d’objet[219],
l’expérience d’une intentionalité pure se convertit dans son contraire, dans la
conscience d’une pure intériorité. La conversion mystique (parâvrtti)
est cette rupture profonde ou, comme nous l’avons dit, cette implosion d’une
contemplation « seconde » quand elle se mue en contemplation
« intérieure » et cette dernière ne pouvant plus donc être considérée
comme proprement contemplative (de quelque chose), de la même manière que,
après qu’elle ait été expérimentée, la première ne constitue rien d’autre que
sa retombée[220]. En effet,
au centre de l’expérience, « l’être qui contemplait était alors lui-même
un »[221] ou, comme
dit Eckhart, « un tel homme trouve dans la nature divine son but, et il le
trouve en lui-même »[222].
Ainsi l’extase est l’éclatement de l’intentionalité cognitive, et la
signification d’une telle expérience est que c’est en elle-même que
l’intelligence est ultimement vouée à trouver l’absolu qu’elle escomptait
d’abord d’un approfondissement de sa contemplation. Pleinement ramassée sur
elle-même, c’est l’assurance absolue d’elle-même qu’elle retrouve, mais, et
c’est en cela que la perspective du Phédon est radicalement dépassée, au
point de nier finalement qu’il puisse exister un absolu qui ne soit pas
elle-même. Ce qui est connu alors en définitive au sens propre du terme,
ce n’est pas cet absolu, mais seulement l’illusion qui empêchait de le
reconnaître en tant que tel, qui faisait rechercher sous le mode d’une
intentionalité connaissante comme objet ce qui est véritablement sujet,
révélable uniquement sous le mode ineffable de l’intériorité. Dans le langage
de l’advaita, la fonction ultime de la connaissance est simplement de
dissiper l’ignorance (ajnânanivrtti) qui masquait à l’âme la conscience
de son identité avec l’absolu (jîvabrahmaikyam), « la fin véritable
que vise la connaissance du brahman est de découvrir que le brahman
n’est pas un objet de connaissance »[223].
La vérité dernière est le dévoilement de ce qui était caché – alètheia
au sens étymologique du terme – la réminiscence de ce qui avait été oublié, et
ce qu’elle contient positivement de gnose se résume à une prise de conscience
de ce voile ou de cet oubli, dévoilement ou ressouvenir ne constituant pas par
eux-mêmes des actes intellectuels et ne débouchant pas sur une réalité
connaissable. L’intelligence reconnaissant qu’elle connaît non pas l’absolu,
mais seulement « quelque chose de préalable le concernant », et donc
qu’elle n’est apte qu’à orienter le sujet vers celui-ci, son dernier acte ne
peut consister qu’à se nier elle-même, à s’effacer devant l’expérience
infiniment simple qui déboute comme finalement extérieures et déformantes
jusqu’aux intentionalités dernières qui le visent le plus prochainement :
« lorsque vous prononcez son nom ou que vous pensez à lui, quittez tout le
reste ; faites abstraction de tout ; laissez ce simple mot : Lui.
Ne cherchez rien à ajouter ; mais demandez-vous s’il ne reste rien que
vous n’ayiez pas encore écarté de lui dans la pensée que vous en avez »[224].
Ainsi, cherchant primitivement l’absolu sur le plan de l’intentionalité, c’est
dans un approfondissement incessant de sa vision, un mathèma suprême que
vise l’intelligence au-delà de toutes les connaissances semi-empiriques, une
« union immédiate avec la chose elle-même »[225],
une « connaissance qui est contact et même coïncidence »[226]
(et l’intuition bergsonienne, trans-intellectuelle, s’accordant donc ainsi dans
un platonisme foncier avec l’intuition intellectuelle spinoziste pour se
vouloir possession absolument fruitive, science immédiatement participative de
l’être). Mais ce que l’intelligence expérimente alors en fait, selon le
mysticisme, est l’épuisement progressif de ses visées cognitives qui la
convainc de l’équivoque de toute expérience participative, jusqu’à l’extase où
l’union enfin atteinte avec la chose se révèle comme union avec soi, vision pure
qui ne se limite plus à un objet, si parfait soit-il, parce qu’elle est, au
principe même de la vision, l’expérience parfaite du sujet. De l’Un visé selon
une intentionalité qui en nierait absolument l’être essentiel, il convient
naturellement de dire qu’il n’est ni nommable, ni connaissable, ni crédible, ni
perceptible[227], mais ce
dont Platon ne s’avise pas, est que dans cette mesure il est pleinement
expérimenté comme l’être propre du sujet[228].
L’évacuation de l’intentionalité a ici pour corollaire la plénitude
l’intériorité, et celle-ci est la consécration de cette autonomie que
recherchait l’intelligence dès ses premiers efforts pour se dégager de
l’emprise de la sensibilité. Un rationalisme se refusera à considérer que la
consommation dernière des fins de l’intelligence puisse passer par la
suppression de celle-ci, son ressourcement équivaloir à son dépassement, et un
irrationaliste comme Bergson maintiendra semblablement la finalité nommément
cognitive de l’intuition, celle-ci ne dépassant l’intelligence que parce
qu’elle va plus loin qu’elle dans la connaissance de l’être, parce qu’elle est
seule apte à le saisir au-delà de ses apparences spatio-temporelles /cf.
supra/. Mais ce qu’un mysticisme dénoncera alors dans cette apologie de
l’objectif – qu’il soit logos ou vie, permanence ou devenir – est un
refus ultime du spirituel. Platon décrit l’angoisse de celui qui, sortant
des assurances bornées de la vie sensible, découvre brusquement l’horizon
infini du savoir[229],
mais c’est à un vertige analogue que cédera au niveau supérieur le sujet
rationnel face à un infini spirituel qui ne transgresse et ne relativise pas
moins l’ordre de ses certitudes acquises. De même que le propre du sujet
empirique est de refuser l’acte de liberté qui l’arracherait à sa servitude
sensible[230], le propre
de ce sujet est de manquer à l’exigence suprême de liberté qui l’arracherait à
l’emprise de l’intelligible lui-même pour le rendre, suivant la formule que
nous avons citée de Plotin, encore plus libre. Eludant cette deuxième conversion,
il ne lui reste donc plus qu’à sublimer sa défaillance en consacrant
dans l’absolu quelque mode de connaissance, en décrétant qu’une intellection
suprême comporte une valeur de révélation, et la clôture spirituelle d’une
science qui se veut salvatrice reproduit ainsi sur le registre de
l’intelligence la clôture épistémologique d’une opinion qui se voulait science
sur le registre de la croyance. Se proposant de commenter la démarche
essentielle du platonisme, Festugière écrit « la theôria veut
davantage (que l’intellection). Elle requiert que l’objet existe comme un être,
qu’il soit l’Etre »[231],
mais il ne met en évidence par là que la contradiction interne du concept. Une
contemplation qui « veut davantage » que l’intellection, qui aspire à
une certitude supérieure ne saurait en même temps vouloir qu’un objet
jouisse du privilège de l’existence absolue, ne saurait conférer à un objet le
statut de l’Etre. Le faisant, elle se condamnera en fait à demeurer une
intellection tout en se flattant simplement de l’illusion qu’elle pourrait être
en même temps autre chose, et c’est de cette seule ambiguïté qu’elle vivra. Une
optique kantienne nous fait toujours comprendre le réalisme platonicien de
l’intelligible comme « l’apparence transcendantale » dont serait
victime une intelligence qui s’abuse sur la portée de ses capacités. La source
de cette illusion de l’intelligence ne doit pas, selon le mysticisme, être
recherchée en elle, dans une déviation qui lui serait primitive, mais dans une
pensée qui a acquis par un dépassement implicite des modes de l’intelligence le
sentiment de l’absolu transphénoménal. D’où pourrait naître, en effet, un tel
sentiment si ce n’est d’une expérience intérieure, de la découverte inchoative
du sujet spirituel[232],
et celle-ci à son tour de l’effacement corrélatif de l’objet, d’un
décréditement des modes de connaissance qui le visent ? Dès lors, c’est
l’absolu d’un recentrement spirituel transcendant au savoir que l’on
s’efforcera de replacer sur le plan du savoir comme son terme absolu – en tô
gnôstô teleutaia è tou agathou idea[233]
– et cela de par une incapacité spirituelle foncière à assumer une expérience
de pure intériorité[234].
Il faudra voir dans la valorisation ultime[235]
d’un absolu sous l’espèce d’un objet suprême ou d’un paradigme transcendant une
distorsion fondamentale du spirituel, l’illusion spéculative à laquelle cède
une conscience qui refuse de se concentrer à son propre foyer. Ce n’est pas
porter à l’absolu l’élan de l’intelligence : l’illusion, autrement
profonde, aura consisté à transposer sur son plan un absolu acquis dans son
dépassement. Ainsi, contrairement à l’interprétation d’Emerson, la science
platonicienne ne visera-t-elle à rien moins qu’à rechercher sa positivité
propre en-deçà d’un absolu dont elle aurait reconnu la transcendance ineffable[236].
Aux yeux du mysticisme, l’esprit du platonisme – l’esprit de l’intellectualisme
– se signalera à l’ambiguïté insurmontable d’un projet qui procède d’une
objectivation de l’esprit sous le couvert de défendre les droits de
l’intelligence, d’instruire sur le seul plan d’une problématique gnoséologique
le procès spirituel de la sensibilité. « S’il en est ainsi, il faut
convenir qu’une première réalité existe : ce qui a une forme immuable, ce
qui ne naît point et ne périt point, ce qui n’admet jamais en soi aucun élément
venu d’ailleurs, ce qui ne se transforme jamais en autre chose, ce qui n’est
perceptible ni par la vue ni par un autre sens, ce qu’il est donné à
l’intellect seul de contempler »[237]
: le Platonisme manifeste qui s’exprime ici est celui de la radicalité d’une
intention épistémologique, mais un mysticisme y apercevra en filigrane le
Platonisme latent dont l’indécision masque sous une apologie du brahman
son désir d’éluder une reconnaissance de l’âtman[238].
La vérité spirituelle dont Platon cherche à prévenir l’évidence est que l’objet
contemplé n’est plus à ce stade que la figure du sujet contemplant : to
theôrouménon autos esti.
Nous pouvons revenir maintenant au
débat dont nous avions soupçonné la confusion /cf. supra/. Il est assez
clair, après ce que nous venons de dire, qu’il faut aller jusqu’à en récuser
les termes. A un intellectualisme reprochant au mysticisme de se refuser par
pragmatisme à résoudre son « enthousiasme » en intelligence, en
connaissance claire, le bergsonisme oppose l’urgence inverse qui demande de
résoudre l’intelligence – fonction pragmatique et vouée à s’exercer à la
périphérie de l’être – en intuition, c’est-à-dire en une connaissance de
contact et de coïncidence maximale avec le réel profond. Mais, si l’on se
réfère au spiritualisme intégral qu’est le mysticisme dans ses expressions les
plus rigoureuses, l’intuition bergsonienne ne saurait être la
« connaissance de l’esprit »[239],
la « vision directe de l’esprit par l’esprit »[240]
– et dans le domaine de la matière, d’une réalité essentiellement spirituelle,
voire déjà divine dans son fond de durée[241]
– vu qu’elle ne s’écartera jamais de la perspective intentionnelle qui
maintient la réalité dernière de l’objet face au sujet qui le pénètre. Car il
ne suffira pas de vouloir qu’il le pénètre, de parler d’une « vision qui
se distingue à peine de l’objet vu » /cf. supra/. Nous savons en
effet que ce qu’un mysticisme pur attend d’une vision spirituelle, d’un
recueillement parfait de la conscience sur sa pure capacité de voir[242]
est l’abolition de toute intentionalité voyante, la résorption totale, au-delà
même de sa saturation, de la dualité du voyant et du vu. Se dissociant d’une
intelligence restant de nature extérieure à son objet, l’intuition
bergsonienne, « sympathie intellectuelle », voudra plonger au cœur
même de celui-ci, s’installer de plain-pied dans l’absolu de l’être[243]
et cette expérience participative, qui témoigne déjà sur le plan philosophique
d’une « fusion dans le tout » annonciatrice d’un dépassement de la
condition humaine[244],
est susceptible d’un couronnement mystique qui sera proprement motion divine et
théopathie /cf. supra/. Il ne s’agira cependant en rien d’un achèvement
de cet ordre, si aucune participation extatique ne peut, en termes d’excellence
spirituelle, être considérée comme terminale. Suivant jusqu’à son véritable
terme l’exigence de réappropriation spirituelle qui l’anime, un sujet mystique
procèdera, jusqu’à la conversion de l’extase en enstase, et donc de la
sympathie en « isolement » /cf. supra/. Loin de pouvoir se
maintenir comme une « connaissance d’absolu », une
« connaissance absolue » culmine ainsi dans un absolu dont il n’y
aura plus connaissance, « une connaissance qui saisit son objet du
dedans » débouche dans une intériorité qui sera celle du seul sujet[245].
Mais si, non moins qu’un intellectualisme, le bergsonisme répugne à une
expérience dont il ne laisse pas volens nolens de pressentir encore plus
manifestement les prodromes, un mysticisme ne pourra évidemment lui accorder
une signification, le créditer d’une intention essentiellement différente. Il
lui apparaîtra que l’intentionalité intuitive ne prend le relais de l’intuition
intellectuelle que pour prévenir plus décisivement encore l’expérience d’un
absolu d’intériorité. Ce que recherchera en fait le bergsonisme c’est, au prix
de sa saturation maximale[246],
de maintenir la réalité dernière du rapport d’intentionalité. Là est la limite
qu’il se refuse à franchir et qui marque évidemment celle de son affinité pour
le mysticisme, comme, plus généralement d’ailleurs, celle de son irrationalisme[247].
Se refusant, en effet, à considérer que la finalité véritable d’une vision
intuitive puisse être de se dépasser en tant que visée intentionnelle, Bergson
se trouvera dans l’impossibilité de prouver qu’elle est, absolument parlant,
distincte d’une visée intellectuelle. Si sa finalité n’est pas mystique, que
pourrait-elle être sinon cognitive, et s’il en est ainsi, comment
définir l’intuition autrement que comme la forme extrême de l’intelligence ?
Si l’intuition constitue de plein droit un mode de connaissance, connaître
intuitivement quelque chose ne sera jamais qu’en posséder l’intelligence
supérieure, et la connaissance intuitive ne pourra donc relativiser
inconditionnellement la connaissance intellectuelle, dont il faudra reconnaître
au contraire qu’elle atteint bien à sa manière un absolu[248].
Explorant seulement une voie parallèle à celle de l’intelligence, l’intuition
ne dépassera cette dernière qu’autant qu’elle ira plus loin qu’elle dans le
même sens : « sur aucun point… nous ne diminuons l’intelligence…,
seulement, à côté d’elle, nous constatons l’existence d’une autre faculté,
capable d’une autre espèce de connaissance »[249].
On aperçoit ici la limite de ce retournement de l’intelligence, de cette
violence que l’esprit doit se faire à lui-même[250]
pour convertir l’intelligence en intuition. Ce qui se présentait comme une
dualité de nature s’infléchit dans le sens d’une dualité fonctionnelle qui
n’est même pas exclusive de complémentarité /cf. supra/. Et
l’alternative ne pourrait être, en effet, que celle d’une conversion ultime de
la conscience à son foyer passant par le blocage et l’obscurcissement de
l’intentionalité intuitive elle-même qui avait été qui avait été acquise à
partir d’une première conversion de la pensée. Ce qu’il faudrait alors admettre
est que « la vision directe de l’esprit par l’esprit » tend vers une
coïncidence absolue sanctionnant le sacrifice de toute visibilité distincte.
Mais, se refusant à concevoir la positivité que peut comporter une telle
opération, n’y apercevant, à l’instar de l’intellectualisme, que l’impasse d’un
pathos injustifiable, Bergson se trouve semblablement conduit à
privilégier un absolu de vision – la vision d’une « chose
spirituelle ou imprégnée de spiritualité »[251]
– et, prenant en 1922 la mesure de son œuvre, il ira jusqu’à nier qu’il ait pu
seulement employer le mot « sentiment »[252].
C’est ainsi que la pesanteur anti-mystique du bergsonisme le rapproche
inéluctablement de son adversaire, l’intellectualisme, dont on peut penser
qu’il est en définitive séparé par une divergente de méthode plutôt que
d’esprit /cf. supra/. Mais si un intuitionnisme est condamné à cet
infléchissement dans la mesure où il récuse l’inconditionnalité proprement
mystique d’une inspiration spirituelle, un intellectualisme ne devrait-il pas,
de son côté, subir l’attraction contraire, dans la mesure où, à l’inverse, il
ne peut tout ignorer d’une inspiration du même ordre ? Or c’est bien ce
qu’il ne laisse pas d’être étonnant de pouvoir parfois constater jusqu’à
l’évidence – jusqu’à l’aveu. « Sans doute, écrit Lalande,
l’intelligibilité parfaite, pour notre raison telle qu’elle est actuellement
constituée, ne saurait s’exprimer que sous des formes purement négatives, comme
la disparition des qualités sensibles et des différences, la dissolution
universelle, la transparence infinie ou la pure lumière sans ombre des
mystiques »[253].
La gnose souveraine qui avait été présentée comme la corruption même de
l’idéal rationnel en devient donc le symbole. L’intellectualisme accepte ici sa
problématique du mysticisme au lieu de la découvrir dans son renversement,
d’exiger une résolution pure et simple de l’enthousiasme dans la sagesse
intellectuelle dont celui-ci usurpe la forme /cf. supra/. Dira-t-on que,
selon la réserve explicite du texte, une intelligibilité de type mystique ne
peut être conçue par l’intelligence que privativement, comme une négation
purement abstraite du multiple, de l’opaque, de l’obscur, et donc qu’elle est
incapable de figurer son idéal positif, d’exprimer le terme réel de sa
vection ? Il y a cependant un autre texte du même auteur pour exclure
formellement une telle interprétation : « les grands mystiques,
délivrés du mirage bariolé des apparences, trouvaient, au-delà de la nuit des
sens, l’unité de l’essence divine semblable à un diamant d’une transparence
absolue. Il est certain que telle serait à l’infini la prolongation du
mouvement progressif que nous pouvons constater dans l’effort scientifique,
artistique et moral, observé suivant la méthode la plus positive de l’induction
axiologique »[254].
Contrairement au sujet mystique, le sujet rationnel ne s’installera pas dans
cet absolu, dont il doit reporter la réalisation à l’infini, mais sa
considération n’en doit pas moins lui rester présente au sein de la finitude
pour empêcher celle-ci de prévaloir[255].
Ce sera donc encore œuvrer concrètement pour le dépassement du fini que
d’anticiper parfois ce dépassement dans une vision de l’unité dernière qui
suppose résolu le problème de la réduction des différences empiriques :
« il est contradictoire de dire avec Parménide que la pensée ne fait qu’un
avec l’objet de la pensée, ou avec Aristote que la pensée suprême est la pensée
de la pensée. Mais ces propositions n’en sont pas moins profondes ; elles
se soutiennent secrètement par une figure de rhétorique qui n’a pas reçu de
nom, et qui en mériterait bien un : la position du sens où l’on marche par
l’affirmation qu’on est au bout de la route »[256].
Encore est-il à remarquer derechef, que cette affirmation n’exprime qu’une
croyance. C’est le pas décisif qui transforme celle-ci en une expérience
qu’effectue en revanche ouvertement Brunschvicg en partant de
« l’intensité de compréhension lumineuse qui élève le philosophe à la
pleine conscience de la vie unitive »[257].
Il est clair cependant qu’il ne peut plus s’agir alors d’une simple inflexion,
et il faudra accorder à G.-G. Granger que c’est bien le bernard l’hermite du
mysticisme qui s’est installé dans la coquille du rationalisme après en avoir dévoré
le contenu[258]. Selon
Brunschvicg, « le rationalisme entièrement spiritualisé qui transparaît
chez Platon et qui se constitue définitivement avec Spinoza mérite d’être
considéré comme supra-mystique plutôt que comme anti-mystique »[259].
Sachant se maintenir au centre réel de la conscience et développer dans la
seule lumière de l’intellect la vérité spirituelle que le mysticisme plotinien
était condamné à perdre dans l’extase[260],
il pourra être aussi bien considéré comme le mysticisme vrai[261].
Il sera permis toutefois d’estimer que la vérité du rationalisme est plutôt
chez celui qui n’a pas craint d’opposer au concept d’une « lumière pure,
claire, certaine » la considération de l’infirmité insurmontable de notre
connaissance, du caractère toujours trouble, douteux, coûteux et mobile qu’elle
conserve jusqu’à son sommet [262].
Mais c’est que, comme nous allons le voir maintenant, au contraire de Spinoza,
Descartes se garde rigoureusement de l’équivoque intellectualiste, et nous
savons qu’il n’est nullement évident qu’une telle attitude doive envelopper de
soi une imperfection spirituelle.
Raymond Gélibert (†)
Université Bordeaux Michel Montaigne(Philosophie)
Institut Français de Pondichéry
[1] Volonté de
Puissance, Frag. 507, cité par Heidegger, Nietzsche, trad.
P. Klossowski, Paris, Gallimard (Nrf),
p. 396.
[2] Cité par W. E. Hocking, Types of Philosophy, p. 156
[3] “Toute
extrême circonspection à conclure, toute tendance sceptique constituent à elles
seules un grand danger pour la vie. Nul être vivant ne se serait conservé, si
la tendance contraire à affirmer plutôt qu’à suspendre le jugement, à errer et
à imaginer plutôt qu’à attendre, à approuver plutôt qu’à nier, à juger plutôt
qu’à être équitable, n’avait été stimulée de façon extraordinairement
forte ». Nietzsche, Le Gai Savoir, III n° 111, trad. P. Klossowski,
Paris, p. 129. C’est la transposition de l’un des points de vue fondamentaux de
Hume (cf. supra) sur le plan de la théorie de la sélection naturelle.
[4] Rép.
VI, 510a ; 511 e.
[5] C’est la
règle de Peirce : « Considérer quels sont les effets pratiques que
nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La
conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet ». (Logique
de la Science, II, Revue Philosophique, 1879, p. 48).
[6] « Il
s’agit d’opérer dans le domaine intellectuel aussi bien que dans le domaine de
la pratique » (William James, Le Pragmatisme, trad. E. le Brun,
Paris, 1911, p. 195).
[7] Op. cit., p. 43.
[8] Et à la
religion, cf. op. cit., 8ème leçon, « L’utilité de
l’Absolu, l’histoire tout entière de la vie religieuse dans l’humanité en
fournit la preuve » (p. 246). James admire sérieusement tout le
« parti » que Vivekananda a pu « tirer de l’âtman » !
(ibid.).
[9] Et à la
religion, cf. op. cit., 8ème leçon, « L’utilité de
l’Absolu, l’histoire tout entière de la vie religieuse dans l’humanité en
fournit la preuve » (p. 246). James admire sérieusement tout le
« parti » que Vivekananda a pu « tirer de l’âtman » !
(ibid.).
[10] « Nous appellerons
hypothèse tout ce qui est proposé à notre croyance » (William
James, La Volonté de Croire, trad. Loys Moulin, Paris, 1930, p. 22).
[11] Le
Pragmatisme, p. 195.
[12] La Volonté
de Croire, p. 49.
[13] Notons que c’est
la vertu d’un raisonnement analogue que James s’estimait en droit de contester
le caractère spéculatif de l’attitude sceptique : « Le scepticisme
n’équivaut point à l’abstention : c’est le choix d’un risque de nature
particulière – Mieux vaut risquer la perte de la vérité qu’une chance d’erreur,
telle est la position exacte de celui qui nous interdit la foi » (La
Volonté de Croire, p. 47), voire de l’attitude critique elle-même :
« Je n’ai jamais nié que nous puissions attendre si cela nous plaît, mais
nous le faisons alors à nos risques, exactement comme si nous croyions. Dans
les deux cas, nous agissons, nous prenons notre vie entre nos mains » (Op.
cit., p. 51).
[14] Le
Pragmatisme, p. 196.
[15] Op. cit.,
p. 191 ; p. 190 : « En fait, la vérité vit à crédit la plupart du temps.
Nos pensées et nos croyances » passent « comme une monnaie ayant
cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme des billets de
banque tant que personne ne les refuse ». – Un souci critique de la vérité
financière est cependant celui de la rigueur du même nom ; son
propre est de rester conscient du danger de l’inflation. Ainsi que nous l’avons
vu au précédent chapitre, le principe de la crédibilité maximale régit un
niveau mental inférieur à la pensée.
[16] « Cash-value », cf. W. E. Hocking, op.
cit., loc. cit.
[17] Op. cit., p. 72. C’est le
deuxième critère pragmatique de la vérité, après celui de la valeur-comptant :
« l’économie » de la croyance (cf. W. E. Hocking, op. cit., p.
157).
[18] C’est le
troisième critère, moral (cf. W. E. Hocking, op. cit., pp. 157-158). Le
triptyque du pragmatisme comprend ainsi le critère proprement pratique de
l’efficacité matérielle, le critère logique de la simplicité, de l’économie de
pensée, et le critère moral de l’optimisme. Est-il nécessaire d’ajouter sur ce
dernier point que, contrairement à la synthèse que tente d’accréditer le
pragmatisme, le sujet moral n’expérimente pas plus une croyance éthique
(ainsi que le soutenait encore Rauh)
que le savant n’espère sa vérification pratique d’une conviction ?
N’étant pas une croyance, une hypothèse scientifique n’est susceptible d’aucune
vérification pratique (mais expérimentale), tandis que l’épreuve pratique à
laquelle se prête une croyance n’a rien à voir avec un contrôle expérimental.
[19] Ou alors il
faudra concevoir avec Mach que la vie puisse engendrer la critique, que la
critique vitale inclut par elle-même le principe de la spéculation. Selon Mach,
la situation du vivant est caractérisable à tous les niveaux comme attente
restrictive des phénomènes. La sélection est d’abord large, retenant tous les
phénomènes qui sont biologiquement utiles, puis elle se restreint
progressivement avec le développement de la science : « les progrès
de la science amènent en fait une restriction croissante dans l’attente :
celle-ci devient de plus en plus définie » (La Connaissance et l’Erreur,
trad. Marcel Dufour, Paris, 1908, p. 371). Les « lois naturelles »
représentent ainsi à tous les niveaux « des restrictions que, conduits par
l’expérience, nous prescrivons à notre attente des phénomènes » (op.
cit., p. 368). « Je proposerais l’expression restriction de
l’attente pour indiquer la signification biologique des lois de la
nature » (op. cit., p. 369). C’est la formulation dans un langage
positiviste de la thèse que nous avons évoquée plus haut.
[20] Spinoza, Traité
de la Réforme de l’Entendement, éd. A. Koyré, Paris, 1937, p. 29.
[21] Auguste Diès,
Autour de Platon, II, Paris, 1927, p. 475.
[22] Au-delà donc
de « la persuasion produisant la croyance sans la science » (Gorgias
454 e), c’est le caractère irréfutable (anélegktos), la fixité
inébranlable (aniketos) du discours scientifique pleinement adéquat à
l’immutabilité de l’Etre (Timée 29 b) : « ce que l’être est au
devenir, la vérité l’est à la croyance » (29 c). La connaissance est
« inébranlable par la persuasion », tandis que l’opinion est
« retournable » par la persuasion contraire (51 e).
[23] « Mais,
si un instant, la forme même de connaissance est soumise au changement, il y
aura, en cet instant, passage en une forme nouvelle de connaissance et il n’y
aura plus une connaissance. Que cette forme soit soumise au changement
perpétuel, c’est perpétuellement qu’il n’y aura plus de connaissance : une
telle hypothèse abolit aussi bien le sujet qui doit connaître que l’objet à
connaître » (Cratyle, 440 a-b, trad. A. Diès, op. cit., p. 483). C’est le savoir « sans
mélange » (akèratos) du Phèdre (247 d).
[24] Réforme de
l’Entendement, éd. cit., p. 19.
[25] Phédon,
83 b-d.
[26] Ed. cit., p. 29
[27] Ibid.
[28] Sophiste
230 d.
[29] Rép. V
478 d.
[30] Rép. V
478 b.
[31] 478 c.
[32] 478 d.
[33] 479 d.
[34] 479 a-c.
[35] 479 e - 480 a.
[36] 476 c, cf. infra Appendice I.
[37] Léon
Brunschvicg, Le Progrès de la Conscience dans la Philosophie Occidentale,
2ème éd. Paris, 1953, p. 749.
[38] Spinoza, Œuvres
Complètes, éd. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris, Gallimard,
1954, p. 107, cf. infra Appendice VII.
[39] Op. cit., p. 105.
[40] Réforme de
l’Entendement, éd. cit., p. 31.
[41] Ibid.
[42] Descartes, Discours
de la Méthode, III, 2ème règle ; Lettre à Elizabeth
du 4 août 1645, Œuvres et Lettres, 2ème éd., A. Bridoux, Paris, 1966,
pp. 1193-1194.
[43] « Il
suffit que notre connaissance nous témoigne que nous n’avons jamais manqué de
résolution ni de vertu » (op. cit., p. 1194).
[44] Principes
de la Philosophie, IV, 205.
[45] Ménon
88 e - 89 a.
[46] 99 b.
[47] 87 d.
[48] 98 d.
[49] Rép.
VI, 505 a.
[50] VI, 500 c -
d.
[51] Ménon
99 c.
[52] Ibid
[53] 97 b.
[54] Ménon
98 c.
[55] 93 b.
[56] Ion 533 e.
[57] 534 d.
[58] 534 a : emphronés.
[59] 536 c.
[60] 533 d : théia
dunamis.
[61] 533 d - 534 a.
[62] 534 c - d.
[63] 536 d.
[64] « Enthusiasm is nothing else but a misconceit
of being inspired » – Enthusiasmus Triumphatus, 1662 (cité par
A. C. Frazer in Locke, An Essay Concerning Human Understanding, II,
Oxford, 1894, p. 432).
[65] Ion 536 c : theia
moira kai katokôchè.
[66] Plotin, Ennéades, III, VIII 6, 14 – 15 : kai
osô enargestera è pistis èsochaitera kai è théôria.
[67] Hegel, Phénoménologie
de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, t. II, Paris, Aubier, 1941, p. 264.
[68] Enn., IV, VIII 1, 2 - 3.
[69] Op. cit.,
loc. cit., 3 - 4 : kai tès kreittonos moiras pisteusas tote malista
einai.
[70] Op. cit., V,
VIII 17, 28 : tote de chrè eôrakenai pisteuein.
[71] Op. cit., VI VII, 35,
26 - 27 : « et une telle ivresse vaut mieux pour elle
(l’intelligence) que la sobriété ».
[72] Veda =
oida – « Celui qui voit ainsi, qui pense ainsi, qui sait ainsi… (Chândogya,
VII XIV 4) – « En vérité, ô kapya, celui qui connaît ce fil, cet agent
interne, celui-là connaît le brahman, il connaît les mondes, il connaît
les dieux, il connaît le Veda /même racine : sa veda-vit/,
il connaît les êtres, il connaît le Soi (âtman), il connaît toutes
choses » (Brhadâranyaka, III VII I).
[73] Ion 536 e - 542 b.
[74] 533 c
[75] 533 d - e.
[76] Phèdre 246 d
- e : To de theion kalon, sophon, agathon kai pan o ti toiouton, cf.
supra Chap. I.
[77] Pascal, Pensées,
Brg. 272.
[78] Brg., 455.
[79] Spinoza, Court
Traité, éd. cit., p. 195, Note.
[80] Op. cit.,
p. 102, Note.
[81] Op. cit.,
p. 105 -106, Note.
[82] La Pensée
et le Mouvant, Introduction II, Edition du Centenaire, Paris,
P.U.F., p. 1273.
[83] Les Deux
Sources de la Morale et de la Religion, éd. cit., p. 1155.
[84] Introduction
à la Métaphysique, éd. cit., p. 1395 -1396.
[85] L’Evolution Créatrice, éd. cit.,
p. 534.
[86] Ibid.
[87] Op. cit.,
p. 762.
[88] Op. cit., p. 534 : « Le
sentiment que nous avons de notre évolution… » ; p. 634 :
« C’est là quelque chose que nous pouvons sentir en nous » ; p.
664 : « Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où nous
nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie » ; p. 698 :
« Nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance
perpétuelle… »
[89] Op. cit.,
p. 724.
[90] Op. cit., p. 631 : « Ainsi
l’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les
habitudes qu’elle a contractées dans une opération… Seule ce genre de travail la
satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement
elle arrive à la distinction et à la clarté ».
[91] La Pensée et le Mouvant, Introduction
II, éd. cit., p. 1276.s
[92] Ibid.
[93] Op. cit.,
p. 1305.
[94] Op. cit., p. 1285 : « L’intuition ne se communiquera
d’ailleurs que par l’intelligence. Elle est plus qu’idée ; elle devra
toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des idées » ; L’Evolution
Créatrice, éd. cit., p. 697 : « La dialectique est
nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que
l’intuition se réfracte en concepts… »
[95] Op. cit.,
p. 539.
[96] C’est évidemment au nom de la convention
opposée que Bergson peut écrire que le philosophe « pressera de plus en
plus l’intuition mystique pour l’exprimer en termes d’intelligence » (Les
Deux Sources, éd. cit., p. 1190).
[97] L’Evolution Créatrice, éd. cit., p. 664.
[98] Op. cit.,
p. 623.
[99] Op. cit.,
p. 658.
[100] Ibid.
[101] La Pensée et
le Mouvant, Introduction II, éd. cit., p. 1307.
[102] L’Evolution
Créatrice, éd. cit., p. 624 : « Nous tenons l’intelligence
humaine pour relative aux nécessités de l’action » ; p. 627 :
« L’intelligence, à l’état naturel, vise un but pratiquement utile »
– cf. supra.
[103] Op. cit.,
p. 625 : « Notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature,
a pour objet principal le solide organisé ».
[104] Op. cit., p. 635.
[105] La Pensée
et le Mouvant, Introduction II, p. 1319.
[106] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1061.
[107] Op. cit., p. 1056.
[108] Op. cit., p. 1023.
[109] La
Perception du Changement I, éd. cit., p. 1374.
[110] Op. cit., p. 1375.
[111] Op. cit., p. 1374.
[112] Op. cit., p. 1376.
[113] Op. cit., p. 1377.
[114] Ibid.
[115] Op. cit., p. 1377.
[116] Op. cit., p. 1391-92.
[117] Cf. Bulletin
de la Société Française de Philosophie, 1901 : « M. Le Roy –
« Lorsque l’on subordonne la pensée intellectuelle à la pensée vécue,
c’est alors que j’emploie le terme de mysticisme » ; M. Bergson –
« C’est encore de l’intellectualisme, à mon avis… » (cité par Léon
Husson, L’Intellectualisme de Bergson, Paris, 1947, p. 61, n°5).
[118] Sur le sujet,
bornons-nous à signaler Rudolf Otto, Mystique d’Orient et Mystique
d’Occident, traduit par Jean Gouillard, Paris, 1951 ; R. C. Zaehner, Mysticism
Sacred and Profane, Oxford, 1957 ; A. Ravier, s.j. (dir.), La Mystique
et les Mystiques, Ouvrage collectif, Paris, 1965.
[119] Cf. infra :
Appendice I, deuxième paragraphe.
[120] Ce que nie
Brunschvicg à la suite du texte précédemment cité : « Or à la suite
ou autour de ces philosophes pour qui l’unité absolue est la condition de
l’universelle intelligibilité et qui l’ont proposée à l’homme comme objet
d’éternelle contemplation, les Yogi de l’Inde, les gnostiques grecs, les
mystiques chrétiens ont prétendu se transporter d’emblée dans cette
contemplation, s’y absorber et y vivre comme d’une vie nouvelle » (op.
cit., ibid.). Bornons-nous à dire que l’expression
« universelle intelligibilité » est équivoque, le mot
« d’emblée » irrecevable, et en troisième lieu qu’il n’y a pas de
contemplation qui ne soit participative, qui n’engage l’être du sujet en même
temps que son intelligence – fût-elle ou se voulût-elle (et surtout alors,
semble-t-il) l’accomplissement suprême du sujet sous forme d’intelligence.
[121] Enn.,
V III 14, 14-15 : noûn kataron – o eidon noûs ; V III 11,
33-34 : « là-bas donc, c’est alors que notre raison est au plus haut point
conforme à l’intelligence que nous croyons être dans l’ignorance ».
L’expérience spirituelle suprême constitue « une veille et une
surintellection éternelles » (VI VIII 16, 33-34).
[122] Enn., VI VII 40, 1.
[123] VI VII 41,
25-27.
[124] V III 16,
2-3.
[125] VI VII 38,
1-2.
[126] Introduction
aux Ennéades, Tome I, pp. VII-VIII.
[127] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1167.
[128] Op. cit., p. 1059.
[129] III, 8 et 4.
[130]
« Pourtant il connaîtra ces vertus intérieures ; il possédera toutes les
qualités qui en dérivent ; peut-être même à l’occasion, agira-t-il conformément
à ces vertus » (Enn., I II 7, 19-21). C’est le texte auquel renvoie
Bréhier, mais on le replacera utilement dans son contexte.
[131] Enn. VI VIII 6, 19-22. Cf. Bhd.
Gîtâ, IV 21 : le sage n’accomplit que matériellement les actes
(« accomplissant un acte purement corporel » = extérieur). Aussi,
« indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait, libre de toute
attache, si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas » (op.
cit., 20, trad. Sénart). C’est ainsi que le KarmaYoga (« yoga
de l’action » =
« réalisation spirituelle dans les œuvres – voire par les
oeuvres ») a vocation à se dépasser dans un jnanayoga (« yoga
de la connaissance » = expérience mystique), à moins, encore, ce qui
paraît être l’un des enseignements de la Gîtâ, qu’il ne puisse
éventuellement en tenir lieu. Nous rappellererons brièvement que dans l’esprit
typique de la tradition de l’Inde, la BhagavadGîtâ constitue un écrit
anonyme et syncrétique dont la valeur tient précisément à sa polysémie
religieuse, mystique et philosophique.
[132] Enn., VI VIII 6, 13-14. C’est ce
mouvement d’intériorisation qui se
reproduit au niveau de l’intelligence pour extasier l’intention contemplative
dans l’expérience de l’unité pure (V VIII 10, 41-42).
[133] Enn., VI VIII 6, 32.
[134] Ibid., 33-34
: pas epestraptai pros auton.
[135] Ibid.
[136] Car à ce
stade « il n’est de désir que de soi » = de l’âtman, du Soi (Brhad-Aranyaka-Upanishad,
IV III 21).
[137] Enn., VI VIII 6, 35-36.
[138] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1155.
[139] Ainsi qu’il
l’avait déjà fait nommément dans la première Conférence d’Oxford (La
Perception du Changement, éd. cit., p. 1374).
[140] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1172, souligné par nous.
[141] Enn., V IV 2, 22 – 23.
[142] Bhagavad Gîtâ XIII, 14 ; id.
IX, 5.
[143] Enn., III VIII 9, 39 - 42.
[144] Enn., VI VIII 16,
28 - 29 : « Donc l’acte dirigé vers lui, c’est là son être ; lui
et cet acte ne font qu’un ».
[145] Bhd Gîtâ III, 22, trad. Sénart.
[146] Op. cit., IV, 18.
[147] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1172.
[148] In Agro
Domini, Art. 13 de la condamnation d’Eckart, in Traités et Sermons, éd.
cit., p. 265.
[149] Les Deux
Sources, éd. cit., p. 1328 : le mysticisme « appelle
l’ascétisme ».
[150] Et moyen
lointain, puisque, comme le fait
instamment remarquer Schopenhauer, il a été invoqué par tout eudémonisme bien
compris des Cyniques à Rousseau (Le Monde comme Volonté et Représentation,
trad. française revue par R. Roos, Paris, 1966, pp. 839-850). C’est ce que
Socrate tente de démontrer à Calliclès pour dépasser son Apologie du désir (Gorgias
492 à 59). Inversement, le Yama
yoguique (« maîtrise », « contrôle de soi » :
observance morale et religieuse, posture, maîtrise du souffle, rétraction des
sens), préparatoire aux trois degrés prochains du Samyama (fixation de
la pensée – recueillement profond – extase), ne vise en rien à violenter et à
châtier le corps – le Bouddha est censé n’avoir atteind l’Illumination
qu’après qu’il eût renoncé à la poursuite forcenée de l’ascèse. – Et rappelons
encore sur ce point l’opposition de Plotin aux Gnostiques (cf. Maurice de
Gandillac, La Sagesse de Plotin, Paris, 1952, p. 176-177).
[151] Les Deux
Sources, p. 1170.
[152] Anugîtâ,
Mahâbharata XIV, 19 : « ne formant même plus la pensée de son
identité avec toutes choses ».
[153] Enn. IV IV 2, 22 ; VI V 12, 19 :
gegonas pas.
[154] Gandillac, op.
cit., p. 183 ; cf. le point de vue contraire – et classique – ap.
R.M. Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, Paris, 1959, p. 32. La même
remarque s’appliquerait au problème de l’articulation des concepts d’âtman et
de brahman dans les Upanishad.
[155] Enn. VI V 12, 19.
[156] Enn. V III 9, 22.
[157] Enn. I VIII 2,
16-19 ; V IX 6, 1-2 ; VI IX 5, 14-15.
[158] Enn.,
V III 12, 51-52 : « Car la connaissance est une certaine unité ;
lui est simplement unité ».
[159] Enn. VI IX 3, 20-21.
[160] La
Philosophie de Plotin, Paris, 1928, p. 186.
[161] Enn. VI IX 9, 22 : « arrivée
là, elle redevient ce qu’elle était ».
[162] Kaivalya
(de Kevala : seul, isolé, pur, absolu) Plotin dépasse néanmoins la
doctrine – sinon peut-être l’esprit – du Sâmkhya, qui, très loin de
toute hénologie, constitue une ontologie dualiste. C’est de la Nature (prakrti),
principe qui lui est coéternel, que se sépare un esprit (purusha)
individuel (car ce deuxième principe est rigoureusement pluriel), lorsqu’il
expérimente son autonomie absolue. D’autre part, le Vedânta moniste de
Çankara lui-même, s’il est un acosmisme, ne va pas jusqu’à l’hénologie :
unité et pureté extrêmes de l’être, l’âtman-brahman reste l’être dans
une indissociation positive suréminente d’être précisément (sat),
d’esprit (cit) et de béatitude (ânanda). Le
dépassement de l’ontologie ne s’effectue dans l’histoire de la mystique
indienne qu’avec la doctrine du « vide » (cûnya) du bouddhisme
du Grand Véhicule, mais c’est indépendamment de toute hénologie, et d’abord de
l’ascèse intériorisante qui commande cette perspective, de telle sorte que
cette pensée nous renvoie à un contexte doctrinal, et même spirituel, encore
plus étranger à Plotin que celui du Vedânta, ou même du yoga
brahmanique.
[163] Enn. VI IX 11, 40-42.
[164] Enn. VI VIII 15, 23-24.
[165] Enn. VI IX 10, 50-51.
[166] Enn. VI IX 10, 15-16.
[167] Enn.
VI IX 11, 11-12 – ou, en comprenant autrement olôs : « s’il
faut le dire, il n’est plus entièrement lui-même ».
[168] Enn. VI IX 11, 37-40.
[169] Enn. VI IX 9, 59.
[170] ou dhâranâ :
Yoga Sûtra III, 1.
[171] Y. S.,
III, 2.
[172] Y. S.
III, 3.
[173] Enn. IV IV 2, 3-8.
[174] Y. S., 1, 41.
[175] Ibid. : tadâkârapatti
= kakeino ginetai.
[176] Y. S. , I,
47 : prasâda.
[177] Y. S., I, 41.
[178] Y. S., II,
17.
[179] Y. S., I, 17.
[180] Enn. VI IX 11, 31-32.
[181] Enn.
VI VII 35, 1-2 : « Elle est alors toute disposée à mépriser
l’intelligence qui avait tant d’attrait pour elle en un autre temps »
– La suite de la phrase rend un son
très « yoguique » : « la pensée, c’est un mouvement, et
elle ne veut plus bouger ».
[182] Y. S.,
III, 49.
[183] Y. S.,
III, 50 ; IV, 34 – Les guna (= « qualités ») sont les
constituants fondamentaux de la Nature : pureté, luminosité (sattva),
activité (rajas), obscurité (tamas). – Rappelons que le premier
nommé n’est pas, en dépit de l’apparence, d’essence spirituelle, représentant
seulement ce qui, dans la Nature, est plus apte à réfléchir l’Esprit. Cette
réflexion est maximale dans l’Intelligence (buddhi), mais la découverte
plénière de l’Esprit, l’expérience du seul purusha exigera donc encore
un dépassement de cette ultime réalisation naturelle. Permettant en sa
sagesse (Y.S., III, 5 : prajna) la connaissance de la
distinction de l’Esprit et de la Nature, elle n’en est pas encore, dans cette
mesure même, l’expérience, elle n’est pas cette discrimination en acte.
[184] Y. S., I, 18.
[185] Ibid. :
paravairagya : C’est un renversement terminal analogue, et donc une
« gnose » absolument suspensive, au-delà de l’activité, de toute
intentionalité réflexive qui caractérise le 4ème et dernier degré de
la méditation (dhyâna) bouddhique. Parvenu à l’indifférence, à
l’imperturbabilité totale (upeksa), le sujet dépasse terminalement la
conscience elle-même de cette indifférence (upeksâsmrtiparicuddhi). Ce
retournement est connoté dans le Lankâvatara-Sûtra par le terme parâvrtti
(Suzki traduit par « révulsion »,
cf. Studies in the L. S., reprint. 1972, Glossary), tandis
que Çankara distingue dans le même esprit entre une Loi du renoncement (nivrtti)
et une Loi des œuvres (pravrtti = praxis) (cf. Comm. Bh. Gîtâ, Intr.).
[186] Enn. VI VII 35, 12-16.
[187] Comme elle
engage parallèlement le sujet dans une dernière action qui va se révèler
finalement suspensive de toute activité. La fin du premier livre des Yoga-Sûtra
met bien en lumière cet ultime renversement. A une samâpatti devenue
habituelle et intuitive correspond une sagesse dont le propre est de mettre fin
à toute virtualité d’action empirique (samskâra). Ce n’est pas que le samâdhi
« avec conscience d’objet » qu’elle procure puisse être sans germes (bîja)
d’actes futurs (Y. S., I, 46). Simplement, le propre des germes
d’activité (samskâra) ainsi créés est d’être positifs, de faire
obstacle, en vertu de leur dynamisme de sens contraire, à l’apparition de samkâra
inférieurs. Toutefois, ce ne peut être qu’un ultime déblaiement, avant la
cessation de toute activité, fût-elle positive et immédiatement ordonnée à
l’obtention de la délivrance spirituelle. Le dernier acte de cette entreprise
de purification consistera à se nier lui-même en tant que tel. Alors l’acte de
suspension coïncide avec la suspension de l’acte, se convertit en immobilité,
comme simultanément le dernier regard se convertit sur soi dans la négation de
l’objet vu : « Mais lorsque (un samskâra de cette espèce) est
lui-même détruit, tout étant détruit, apparaît le samadhi sans germe
(d’une autre activité) » (Y. S., I, 51). Nous observons ici une
ultime utilisation par l’organe mental, par le sujet empirique parvenu au seuil
de sa délivrance, du rajas (activité) de la Nature, exactement comme le
samadhi « avec conscience d’objet » dans lequel il se réalise
comme buddhi (Intelligence) représente un dernier usage du sattva
(pureté) de celle-ci. Au-delà, le sujet pur ou « séparé » (Kevala)
n’est pas plus connaissant qu’agissant.
[188] VI IX 10,
20-21.
[189] VI VII, 22,
21.
[190] VI VII, 30, 36-40.
[191] Enn. V VIII, 10, 42.
[192]
« Retrouvant... son être authentique, si le mystique ‘sort’ de soi, c’est
de ce qui est en lui le moins réel » (Gandillac, op. cit., p. 182).
[193] Taittirîya Upanishad,
III, 10.
[194] Enn., IV IV 43, 17-18.
[195] Enn. IV IV, 44, 2-3 : eis
gar esti kai o heôroumenon autos esti.
[196] Enn., VI VII, 23, 1-4.
[197] Enn., VI VII, 31, 30-31.
[198] Enn., VI VII, 31, 33-34 : aisthanetai.
[199] Enn., IV IV, 44, 35-37.
[200] Enn., VI VII, 20, 11-12.
[201] Protagoras 356 d – 357 a.
[202] Enn., VI VII, 20, 22-24.
[203] Enn., VI VII, 22, 21-22.
[204] République
VI, 508 e – 509 b.
[205] Rép.
VII 517 b ; Sophiste 254 a.
[206] Enn.,
VI VII, 36, 5-6 : « Il entend par Science non pas la vision du Bien,
mais la connaissance raisonnée que nous en avons avant cette vision »
(trad. Bréhier).
[207] Rép.
VII, 533 b.
[208] Op. cit.,
534 e.
[209] Enn.,
VI IX, 4, 5-6 : « Car la science est un discours, et le discours est
multiple ». C’est pourquoi
« il faut surmonter la science et ne jamais sortir de notre état
d’unité » (ibid., 7-8).
[210] Ibid.,
3 : kata parousian ; VI IX, 10, 11-12 : « Mais
peut-être ne faut-il pas employer l’expression : il verra » ; V
V, 7, 31 : « En ce cas, il voit sans rien voir (tote gar ouk orôn
orâ) ; cf. le fameux texte de la Brhad-Aranyaka-Upanishad sur
le thème de la « non dualité » (advaita) : II IV,
14 ; IV V, 15.
[211] Phédon
83 c ; Philèbe 67 b.
[212] Gorgias
493 b, suivant le jeu de mots pethanos, peistikos, pithos (tonneau)
(493 a).
– L’idée que connote le mot yoga est celle de joindre
(yuj) par recentrement. – Par là,
il ne faudra pas penser à joug, yoke (yuga), au sens du
moins de subjugation, ou encore de réunion à une réalité extérieure. C’est
pourquoi l’image que l’on utilise de préférence est celle de la roue, qui
n’existe que par une convergence exacte de tous ses rayons dans un moyeu
unique. M. Olivier Lacombe traduit très heureusement le titre du traité de
Patanjali YogaSûtra par « Aphorismes sur le cohérence
intérieure » (ap. A. Ravier, op.
cit., p. 785).
[213] Sophiste
229 c, cf. supra.
[214] Enn., VI VII, 35, 4-5.
[215] Phédon
67 b-c ; Enn., I VI, 9, 32-34 : « Que tout être devienne
d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau ».
[216] C’est-à-dire
par l’entremise du corps, des organes des sens.
[217] C’est-à-dire
la réalité sensible, qui se caractérise par sa diversité et sa mutabilité (Phédon
83 a-b). A notre connaissance, Plotin n’a jamais évoqué ce beau texte si
« plotinien ».
[218] Phèdre
250 e ; pour Plotin, il faut au contraire « dépasser la contemplation
de la Beauté » (Enn., VI IX, 11, 16).
[219] On ne saurait
donc dire avec Festugière qu’au terme de l’ascension spirituelle « l’objet
n’a plus de limites » (Contemplation et Vie contemplative selon
Platon, 2ème éd., Paris, 1950, p. 227). L’infinité de
l’objet n’est encore que le symbole de
celle du sujet – d’un sujet qui ne saurait être, d’autre part, le sujet
épistémologique auquel se réfère Diès quand il écrit après avoir cité Sophiste
249 c : « il n’y a point, dans la mythologie intellectuelle du
Platonisme, de Silence initial ou final : l’objet exige le
sujet » (op. cit., p. 562, souligné par l’auteur).
[220] Enn., VI IX, 11, 20-25.
[221] Ibid., 8.
[222] Op. cit, p. 169.
[223] Vedântaparibhâsâ, cité
par M. Hiriyanna, Vedântasâra, ed. with Introduction, Translation
and Explanatory Notes, Poona, 2ème éd., 1962, p. 23.
[224] Enn., VI VIII, 21, 25-28. De même, selon
Çankara, le propre de toute « science inférieure » (aparavidyâ)
de l’absolu (brahman), quelle que soit son excellence propre, est de
procéder par « surimposition » (adyâsa, adhyâropa) de
notions, ce qui la condamne nécessairement à manquer son objet par
surdétermination.
L’objet de la
« science supérieure » (paravidyâ) qui prend son relais
consiste dès lors dans une apophase de ces notions (apavâda) (cf. citation
précédente). L’éradication totale de la
connaissance adventice coïncide avec le « dévoilement » de la réalité
absolue, et ce dévoilement se révèle être plus qu’une science au sens étroit du
terme, une connaissance, puisqu’il se confond avec la découverte de l’âtman,
l’expérience profonde du Soi. La composition dialectique des deux moments est
déjà esquissée dans les Upanishad (cf. O. Lacombe, L’Absolu selon le
Vedânta, Paris, Libr. Geuthner, 1937,
p. 162, et v. infra Appendice I.
[225] Spinoza, Court
Traité, op. cit., p. 102-105, cf. supra
[226] Bergson, La
pensée et le Mouvant, op. cit., p. 1373, cf. supra.
[227] Parménide 142
a.
[228] Ibid. :
« nul être ne l’expérimente ». Cet envers positif est absent dans le
bouddhisme, qui, par ailleurs, poursuit jusque là, selon les voies qui lui sont
propres, le processus de désessenciation de l’être. Ainsi la « doctrine du
vide » (cûnyavâda) pose-t-elle comme vérité ultime de la
connaissance le vide de l’objet, la vacuité absolue (sarvam cûnyam :
« tout est vide »), en plus donc de l’impermanence (sarvam
Ksanikam : « tout est instantané ») et de la multiplicité
universelles (sarvam svalaksanam : « tout est
particulier »). Au-delà, selon la méthode que nous connaissons, cette
analyse se nie elle-même et la pensée du vide se convertit donc dans le vide de
la pensée. Mais c’est ce vide qui est alors tenu pour définitif, sans que le
vide de l’objet et des intentionalités qui le visent puissent exprimer le plein
du sujet, signifier positivement une expérience d’intériorité. Aussi le
nirvâna n’est-il ni un état spirituel,
ni un état de béatitude, cela en parfait accord avec le refus obstiné du
Bouddha de le désigner autrement que négativement, comme « la fin
de la souffrance ». La philosophie du Grand Véhicule prétend
rejoindre ainsi l’enseignement essentiel du fondateur, tandis que pour sa part
le Petit Véhicule, ou plus exactement la « Doctrine des
Anciens » (Theravâda) n’a jamais cessé (à part une dissidence
manifeste) de professer la thèse du « non-moi » (pâli : anatta).
[229] Théétète 175 d.
[230] Op. cit., 175 e.
[231] Op. cit., p. 261.
[232] « C’est
au plus intime d’elle-même que l’âme rencontre cet objet un », dans
« un contact, un sentiment qui passe l’ordre normal de la
connaissance » (A. J. Festugière, op. cit., p. 223).
[233] Rép. VI
517 b.
[234] Ce qui
explique que l’être découvert « au plus intime » de soi puisse être en même temps « senti… au
terme de l’intelligible » (Festugière, op. cit., p. 187, 261 et
s.).
[235] Ultime, car,
bien comprise, elle a, ainsi que nous l’avons vu, valeur d’échange.
[236] « Ayant
rendu hommage, comme si c’était pour le bien du genre humain, à l’Infini, il se redressa et, pour le bien
du genre humain, il affirma : ‘Et pourtant les choses sont
connaissables !’ Ce qui est dire que c’est l’Asie qu’il honora d’abord
chaleureusement, l’océan d’amour et de puissance avant la forme, avant la
volonté, avant la connaissance, l’Identique, le Bien, l’Un. Et puis restauré et
renforcé par cette adoration, revient l’instinct de l’Europe, à savoir la
culture – et Platon de s’écrier : ‘Pourtant les choses sont
connaissables !’ » (Emerson, Representative
Men, London, reprint. 1899, p. 301).
[237] Timée
52 a, trad. Rivaud.
[238] Si « voir, quand il s’agit des relations
entre l’intellect et l’être, ne peut signifier qu’une union immédiate,
supérieure à la production d’une image et à la production d’un concept, une
union d’ordre mystique » (Festugière, op. cit., p. 220). Il manque
à la contemplation platonicienne « savoir parfait » (op. cit,
p. 186), de se convertir, telle par exemple « la science suprême »
védantique, dans l’enstase spirituelle qu’elle ne peut que préparer
prochainement.
[239] La Pensée
et le Mouvant, Introduction II, éd. cit., p. 1320.
[240] Op. cit., p. 1285.
[241] L’intuition
« voudrait saisir dans les choses même matérielles, leur participation à la spiritualité, nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle
encore d’humain à notre conscience,
même épurée et spiritualisée » (op. cit., p. 1274).
[242] Qu’on peut
considérer comme la forme extrême de « l’attention que l’esprit se prête à
lui-même » (op. cit., p. 1319).
[243] L’Evolution
Créatrice, éd. cit., pp.
664, 657-658 et s.
[244] Op. cit., p. 658.
[245]
« Il me semble que, pour tout le monde, une connaissance qui saisit son objet du
dedans, qui l’aperçoit tel qu’il s’apercevrait
lui-même si son aperception et son existence n’en faisaient qu’une seul et même
chose, est une connaissance absolue, une connaissance d’absolu » (Bergson,
Dictionnaire de la Philosophie, Art. : ‘Inconnaissable’, Obs.).
Non pas « pour tout le monde » cependant.
[246] Cf. supra :
« l’extension et la vivification de notre faculté de
percevoir » ; l’intensification
de la « frange d’intuition » de toute opération intellectuelle…
[247] Pour ce qui concerne
le jugement dépréciatif porté par Bergson sur le mysticisme de l’Inde, nous
nous bornerons ici à rappeler qu’un indianiste dépourvu de tout pédantisme a pu
en dire qu’il avait été énoncé « avec plus de gravité peut-être que
d’arguments » (Louis Renou, Les littératures de l’Inde, Paris,
1951, p. 119).
[248] L’Evolution
Créatrice, Introduction, p.
491 : l’intelligence humaine « touche quelque chose de
l’absolu » ; p. 663 :
« Ainsi, pourvu qu’on ne considère de la physique que sa forme générale,
et non pas le détail de sa réalisation, on peut dire qu’elle touche à
l’absolu » ; la suite de l’observation précédemment citée. Rappelons
l’opposition de Bergson à tout relativisme,
kantien ou positiviste.
[249] La Pensée
et le Mouvant, éd. cit., p. 1320.
[250] Introduction
à la Métaphysique, pp. 1421-1422.
[251] La Pensée
et le Mouvant, éd. cit., p. 1274.
[252] « Nous
ne dirons rien de celui qui voudrait que notre ‘intuition’ fût instinct ou
sentiment. Pas une ligne de ce que nous avons écrit ne se prête à une telle interprétation »
(op. cit., loc. cit., p. 1328). Comparer pourtant supra.
[253] Revue
Philosophique, mars 1926, p. 189.
[254] A. Lalande, La
Raison et les Normes, 2ème éd., Paris, 1963, p. 259.
[255] « Sans
oser cette extrapolation sans limite qui les établit dans l’absolu, on peut
poursuivre les fins raisonnables de la vie humaine en gardant toujours
présente, du moins au fond de l’esprit, l’invalidité des différences qui la
constituent » (ibid.).
[256] Op. cit., pp. 76-77.
[257] De la
Vraie et de la Fausse Conversion, 2ème éd., Paris, 1951, p. 254.
Comparer cependant avec supra et infra Appendice XIV.
[258] La Raison,
5ème éd., Paris, 1967, p. 28.
[259] La Raison
et la Religion, Paris, 1939, p. 16.
[260] Le Progrès
de la Conscience, 1ère éd., éd. cit., p. 88, note 2, p. 89.
[261] Ecrits Philosophiques
II, éd. cit., p. 44 : « Le rationalisme serait le
mysticisme, s’il était permis d’employer sans équivoque le mot, pour
désigner une reprise de l’esprit par lui-même à la source de sa spontanéité et
de son universalité, alors que cette reprise, par son caractère de continuité
intellectuelle et méthodique, s’accompagnera d’une certitude et d’une sécurité
qui excluent les alternatives d’espérance et de crainte, d’exaltation et de
dépression, auxquelles la littérature de la mysticité doit son charme
esthétique » (souligné par nous). Sur ce dernier point, on notera
cependant avec Deussen la Stimmung purement contemplative que peut
parfois suggérer le mysticisme : « Les grandes Upanishad sont
comme ces lacs de montagne tranquilles et profonds dont les eaux pures
s’alimentent aux neiges éternelles, quand ils sont éclairés par un franc soleil
ou par une nuit que reflète la sérénité altière des étoiles. » (Deussen, The system of the Vedânta, trad.
Charles Johnston, Chicago, 1912, p. V). L’équivoque fondamentale nous paraît
appartenir en fait à un intellectualisme qui s’accorde de tenir ensemble la
« sécurité » de l’attitude rationnelle et « l’exaltation »
propre à une expérience du spirituel.
[262] Descartes, à
Newcastle, mars-avril 1648 : « Comparez maintenant ces deux
connaissances et voyez s’il y a quelque chose de pareil, en cette perception
trouble et douteuse, qui nous coûte beaucoup de travail et dont encore ne
jouissons-nous que par moments après que nous l’avons acquise, à une lumière
pure, constante, claire, certaine, sans peine, et toujours présente » (Œuvres
et Lettres, 2ème éd., A. Bridoux, p. 1300).