Revue de la B. P. C.
THÈMES IV 2007
mise en ligne 13 décembre 2007 http://philosophiedudroit.org
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Ángel
Sánchez De La Torre : Justicia
y sanciones penales (*)
par Philippe Kellerson,
doctorant, Centre de Philosophie du Droit de
l’Université Bordeaux Montesquieu
Le
professeur Ángel Sánchez de la Torre, ancien directeur du département de
philosophie du droit à l’université complutense de Madrid, membre de la Royale Académie de
Jurisprudence et de Législation, engage ici une réflexion synthétique sur la
nature même du droit pénal et de ses sanctions. Cette intervention rigoureuse
et érudite se présente avant tout comme une réflexion philosophique imprégnée
de réalisme, enrichie de constantes références historiques et sociologiques qui
viennent la concrétiser. Tout ceci rend l’ouvrage précieux au lecteur français
qui n’a pas souvent la chance, surtout dans le champ pénal qui a souffert plus
qu’aucun autre de la camisole positiviste, de pouvoir remonter aux
questionnements essentiels, ce que nous nous proposons de rapporter ici en
reprenant deux temps forts de cette étude.
Le discours
commence donc par une recherche méticuleuse sur la nature même du droit pénal. Il
y délaisse les présentations classiques qui se contentent le plus souvent d’une
analyse partielle de la nature et de la justification des peines, d’où elles
tentent parfois d’induire abusivement la nature du droit pénal dans son
ensemble (c’est schématiquement le raisonnement de la plupart des auteurs qui
ne voient dans le droit pénal qu’un droit « sanctionnateur »).
L’A. renverse
cette approche, condamnée à des résultats approximatifs, et replace,
conformément à une démarche authentiquement philosophique, la question de la
nature au fondement de sa réflexion. En effet, la légitimité et la nature des
sanctions ne peuvent être correctement abordées qu’au regard de l’essence même
du droit dont elles sont une manifestation. A la question de la nature du droit
pénal, il répond ainsi que le droit pénal est avant tout… du droit !
Proposition qui peut sembler triviale, mais qui implique une véritable prise de
position, notamment contre des courants de pensée qui y verraient volontiers
une pure affirmation de la toute puissance du politique, soustrayant ainsi le
droit pénal aux garanties que le « juridique » se doit, par nature,
d’offrir à tous.
Ce point de
départ légitime une démarche méthodique d’application au champ pénal des canons
de la pensée traditionnelle réaliste (définitions aristotéliciennes des
« liens de droit », reprise des trois préceptes d’Ulpien, etc.).
Démarche fort intéressante et originale, puisque cette pensée réaliste -dont on
a redécouvert tous les intérêts en France, notamment depuis l’œuvre de Michel
Villey- est très rarement confrontée au domaine pénal, dont on sait que le
droit romain lui-même l’avait moins généreusement analysé. Démarche féconde
aussi et riche d’enseignements concrets, puisqu’en réaffirmant l’essence
juridique du droit pénal et en lui appliquant ces principes réalistes, il peut
en déduire, sur le plan des sanctions pénales, la primauté absolue de la
fonction rétributrive de la peine (non uniquement au sens classique d’une
« peine » qui vienne compenser une « faute », mais en un
sens réaliste d’un « bien » qui vienne compenser la perte d’un autre
« bien »). Balayant ainsi les approches réductrices
outrancièrement utilitaristes, ou
centrées sur la seule réinsertion du délinquant, l’analyse de l’A. permet donc
de redonner à la victime une place qu’elle a longtemps perdue dans le procès
pénal, et de remettre l’État devant ses responsabilités (loin des analyses
positivistes volontiers complaisantes vis-à-vis de l’État, la démarche est ici
fondamentalement critique, et l’État, comme garant de ces « biens »
que le droit pénal protège, est mis devant ses responsabilités en cas
d’atteinte non réparée).
Cette
démonstration sur la place fondamentale de la victime dans le procès pénal rejoint,
même si ce n’était pas précisément le propos de l’A., les analyses les plus
pertinentes de la criminologie et de la sociologie pénale. Outre l’importance
scientifique et l’impact très concret de ces sciences sur le droit pénal
contemporain, cela permet de nuancer ses conclusions qui ne prennent pas du
tout en compte les évolutions très fortes des dernières décennies en la
matière. Si l’on prend l’exemple de la législation française –mais le
législateur espagnol est allé dans le même sens- un grand nombre d’évolutions
récentes sont venues corriger les insuffisances d’un système pénal perverti par
une affirmation auto-suffisante du politique. Pensons notamment au système
d’indemnisation des victimes d’infractions pénales (dont l’auteur célèbre un précédent
dans le Code d’Hammourabi !), à la place croissante accordée aux victimes
et aux associations dans la procédure de déclenchement des poursuites pénales,
et surtout au développement extraordinaire de tous les « modes de
règlements alternatifs » qui sont venus considérablement enrichir la
palette procédurale tout en redonnant à la victime et à la réparation du
dommage subi leur place essentielle.
Après ces
analyses qui fondent l’ensemble de sa démarche, il se propose de les confronter
aux différents domaines d’intervention du droit pénal pour en vérifier la
pertinence. Fidèle à sa démarche réaliste, il reprend une distinction romaine
des « bona » susceptibles de cette protection
particulière qu’offre le droit pénal : Pecunia, Honos, Salus.
Interprétation utile au lecteur français, car il articule son étude grâce à la
notion de « bien juridique protégé ». Cette notion est omniprésente
dans la doctrine pénale allemande qui l’utilise depuis près d’un siècle -et qui
l’a transmise dans toute la sphère culturelle hispanophone- mais elle est
malheureusement presque inutilisée en France où l’emprise positiviste a laissé
comme empreinte délétère l’idée que l’intervention du législateur fondait à
elle seule l’interdit pénal. L’auteur redessine donc rapidement tout le spectre
des infractions au travers de ce prisme analytique.
Les infractions
contre l’autorité publique sont l’occasion d’une réflexion sur la place
originale de l’État dans le système juridique en général et dans le domaine
pénal en particulier. Étant donné la toute-puissance de ses moyens et sa
primauté méthodologique dans le mécanisme pénal, il doit absolument rester
conscient de ses propres limites et de sa subordination axiologique aux
« biens juridiques » qu’il doit servir, sous peine de trahir sa
mission et de devenir tyrannique. En particulier, et comme premier garde-fou,
le bien juridique protégé doit toujours être concret, et ne jamais être
envisagé de façon purement formelle comme la simple violation de la loi,
légalisme qui permet toutes les dérives (ce qu’il analyse notamment par
l’exemple de l’Allemagne nazie, puis communiste, où le droit pénal fut détaché
des biens juridiques réels, instrumentalisé par les totalitarismes successifs,
et justifié par une rhétorique juridique formaliste négatrice des valeurs
inhérentes à ces biens).
Les infractions
contre les personnes lui permettent d’aborder des points plus problématiques
encore où le droit pénal approche des limites du droit pour basculer dans la
sphère morale et religieuse : ainsi de l’homicide, de l’avortement, d’une
profonde analyse sur le suicide, ou encore de la peine de mort. L’auteur, après
avoir tenté de fixer ces limites, propose une approche chrétienne des questions
morales et s’interroge sur les causes et les conséquences du déracinement de la
sphère juridique d’un donné ontologique premier.
Pour les
infractions contre les biens enfin, il présente synthétiquement leur évolution,
et s’arrête plus longuement sur la question, fondamentale pour notre culture
indo-européenne agricole, de la propriété de la terre, de ses liens étroits
avec la magie, et surtout de la fascinante et nécessaire lecture réaliste qui
doit en être faite. Lecture reprise en suivant par le professeur Ballarín
-spécialiste de droit rural- et qui autorise à s’éloigner de cette optique
idéaliste que nous a livré sur ce point le code civil et qui sert les dérives
individualistes que l’on connaît (analysées dans l’ouvrage à travers l’exemple
des paysans sans-terre brésiliens).
Ne manque
finalement à ce panorama que la difficile question de la protection
de biens juridiques « collectifs », comme peuvent l’être par
exemple, en rapport avec les atteintes aux personnes, la protection de
l’ « espèce » humaine, notamment par l’intervention pénale
contre le clonage et les manipulations génétiques ; ou en rapport avec les
atteintes aux biens, la protection pénale de l’environnement. La question de
leur nature et de leur domaine taraude en effet les doctrines pénales allemande
et espagnole, et leur étude aurait permis d’affiner la conception que l’auteur
a de l’articulation entre l’individu, les différentes fonctions sociales qu’il
assume et l’État.
Les conclusions
de ces analyses convergent toutes vers l’idée que les réactions au délit dans
les sociétés indo-européennes ont toujours été comprises avant tout comme des
rétributions devant compenser le mal subi quel qu’il soit (la plupart des
sanctions physiques traduisant également une relation magico-religieuse, ce en
quoi il rejoint les analyses d’anthropologie et de sociologie juridique :
celles de Tarde, de Mauss ou de Fauconnet). La dénaturation de la réaction
pénale dans nos sociétés modernes est une erreur historique, pressée par un
déferlement de satisfaction narcissique du pouvoir de l’État, qui aime à
décider du sort du délinquant sans se soucier de celui de la victime (à
rapprocher des prétentions étatiques à réformer les individus, telles que les a
analysées Foucault). Cette étude démontre donc la nécessité d’une pleine
restauration de cette fonction primordiale, aucune des autres fonctions de la
peine n’étant niées (prévention, réinsertion, etc.), mais devant rester
secondaire. D’ailleurs, l’A. remarque pertinemment qu’en restaurant cet ordre
naturel du principal et de l’accessoire, ces fonctions secondaires seront d’autant
mieux accomplies -ce que confirment les analyses de sociologie juridique, par
exemple sur la médiation pénale ou le travail d’intérêt général, où
l’expérience directe de la réparation de la victime vient briser les mécanismes
psychologiques de justification du délinquant, récréent un lien social et
assurent ainsi, bien mieux que l’emprisonnement, la réinsertion du délinquant.
(*) discours récep. Académie
Royale des Docteurs d’Espagne, Realigraf, Madrid, 2007, 127 p.
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