Revue de la B.P.C. THÈMES I/2002
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Différence
sexuelle et désir :
l’unité
duale de l’homme et de la femme
par Maria Michela Marzano
École Normale Supérieure de Pise (philosophie) Chargée de Recherche
– CERSES, CNRS, Paris
I
Tenir
un discours cohérent, raisonné et réfléchi sur la différence des sexes
représente une entreprise assez difficile, voire impossible. Aux difficultés
théoriques inhérentes au problème de la signification de l’expression
“ différence des sexes ” s’ajoutent, d’une part, une difficulté
“ existentielle ” qui relève de l’incertitude de la place des femmes
dans le monde et qui transforme tout discours sur la différence des sexes en
discours délicat et complexe, et, d’autre part, des problèmes idéologiques
particuliers que introduisent dans le champ réflexif l’analyse et le discours
politiques. C’est donc avec la certitude qu’on ne peut échapper aux réseaux
fantasmatiques et idéologiques de la subjectivité que nous abordons cette
réflexion sur la différence des sexes, en vu de montrer que derrière cette
expression se cache une réalité à la fois métaphysique et symbolique, la
réalité de l’unité duale homme/femme : une réalité qui, comme nous voudrions le
montrer, permet non seulement de
structurer les relations humaines, mais aussi de sauvegarder l’égalité
homme/femme au niveau des droits subjectifs ; non seulement de rendre les
hommes et les femmes sujets de leur désirs, mais aussi de les rendre, à plein
titre, habitants du monde.
Comme
le dit Gaston Bachelard dans la Préface à Je et Tu de Martin Buber :
“ Nous vivons endormis dans un Monde en sommeil. Mais qu’un tu murmure
à notre oreille, et c’est la saccade qui lance les personnes : le moi s’éveille
par la grâce du toi. L’efficacité spirituelle de deux consciences simultanées,
réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité
visqueuse et continue des choses. La rencontre nous crée : nous n’étions rien –
ou rien que des choses – avant d’être réunis ” (Bachelard, 1969). Une
rencontre, donc, celle entre l’homme et la femme, qui permet à la subjectivité
d’émerger. Une unité duale, rendue possible par la différence des sexes, qui
exprime le désir réciproque et qui n’entraîne aucun rapport de
domination/soumission. Une complémentarité, finalement, comme le dit l’image
biblique de l’unité de l’homme et de la femme dans une seule chair (“ erunt
duo in carne una ”, Gn 2, 24), qui est cependant menacée lorsque la
différence des sexes est rejetée.
Car,
le deni de la différence des sexes a comme conséquence l’impossibilité
d’accéder au désir, en empêchant ainsi la rencontre, en vidant de sens la
complémentarité et en détruisant la possibilité d’une unité duale. La négation
de la différence des sexes fait que l’autre n’est plus autre et que le désir
change de statut en devenant convoitise et domination.
Or,
c’est justement afin de montrer l’articulation fondamentale qui existe entre
différence des sexes et désir, ainsi que l’articulation spéculaire entre
négation de la différence des sexes et impossibilité du désir que, après
quelques considérations d’ordre général, je travaillerai sur certains passages
de la Genèse, et notamment sur le récit symbolique de la création de
l’homme et de la femme. Il ne s’agira pas, cependant, d’un travail d’exégèse.
Les considérations d’ordre lexicale, dont je me servirai, ont pour seul
objectif de montrer que c’est le déni de la différence des sexes qui, d’une
part, rend impossible l’accès au désir et, d’autre part, est à l’origine de la
domination masculine et de la convoitise féminine.
II
L’expression
“ différence des sexes ” désigne l’évidence humaine la plus familière
en même temps que la plus énigmatique. C’est un fait, et personne ne peut le
nier, qu’il y a des femmes et qu’il y a des hommes. Hommes et femmes sont
différents, et en général ils cherchent à s’unir. C’est un fait, et là encore
personne ne peut le nier, que les enfants découvrent leur différence comme une
“ donnée tangible ” dès qu’ils sont tout petits : les petites filles,
lorsqu’elles découvrent le sexe masculin, restent souvent très surprises et
cherchent tout de suite à comprendre le mystère qui se cache derrière l’autre
sexe. Je me souviens encore quand, à la naissance de mon petit frère, en
observant ma mère qui s’occupait de lui, la découverte de son sexe fût pour moi
quelque chose de déconcertant : Pourquoi l’enfant que ma mère s’obstinait à
appeler “ mon frère ” avait–il quelque chose que je n’avais pas ?
Je
n’ai pas de souvenir des réponses de ma mère à mes questions. J’étais peut–être
trop petite. Ou, peut–être, le souvenir a–t–il été refoulé. Car, comme
certaines féministes ne cessent de le répéter, les réponses d’une mère qui a
grandi dans une société patriarcale contribuent souvent à la construction
artificielle du genre féminin. Mais cela ne change rien au fait que la
différence entre mon frère et moi était là, évidente à mes yeux, en même temps
que mystérieuse.
Une
évidence, donc, que les faits semblent montrer, sans qu’on puisse la formuler,
où, à la limite, la dire. Car, et là aussi il s’agit d’un fait, quand la
différence est dite, elle est souvent instrumentalisée afin de montrer l’infériorité
des femmes et la nécessité d’une domination masculine. Par ailleurs,
c’est ainsi que la différence des sexes a été souvent dite : comme une donnée
naturelle qui manifeste une différence ontologique bien plus
profonde ; comme une donnée naturelle qui justifie la domination de la
rationalité masculine sur l’instinct féminin ; comme une donnée naturelle
qui trouve dans la mise en place socio–politique de la domination masculine une
reconnaissance sociale et culturelle.
Cependant,
la différence des sexes – qui s’exprime aussi au niveau biologique – n’a rien à
voir avec l’infériorité des femmes, et ne justifie pas non plus un rapport de
domination/soumission entre hommes et femmes. Car, elle est ce qui permet la
mise en place de l’altérité homme/femme et ce qui permet la naissance du désir.
Elle est ce qui permet au désir de surgir et à l’unité duale homme/femme de se
réaliser ; ce qui est inscrit depuis toujours dans l’humanité et qui
permet, comme on le constate dans le récit biblique de la Genèse, de
parler de la rencontre entre l’homme et la femme, de leur union et de leur
fécondité : de leur nudité, finalement, l’un face à l’autre, sans que cela
n’implique aucune honte.
Beaucoup
de problèmes qui entourent aujourd’hui le concept de différence des sexes
naissent à partir de la polysémie essentielle que le terme
“ différence ” a progressivement acquis. Aujourd’hui, parler de
différence des sexes c’est évoquer tout à la fois l’existence de deux genres,
féminin et masculin, la réalité d’une division, et la forme d’une relation
biologique et sociale. Et ce qui n’est souvent pas perçu, est que la différence
des sexes est en réalité ce qui a affaire avec la structure même des relations
humaines et avec la possibilité du désir qui fonde ces relations.
C’est
pourquoi, se donner la tâche de réfléchir à l’unité duale homme/femme est un
véritable défi. C’est ainsi que la philosophie, dans son histoire, a souvent
cherché à donner des réponses à toute une série de questions – telles que :
Qu’est–ce qu’une femme? Qu’est–ce qu’un homme? Quelle est leur différence et
comment peuvent–ils entrer en rapport ? – sans pour autant arriver à une
solutions universellement acceptée et en oscillant entre une forme de
réductionnisme biologique et une forme de constructivisme nihiliste.
Comment
traiter alors la question de la différence d’un point de vue philosophique sans
réduire son champ d’investigation à un traitement biologique et réductionniste
–selon lequel parler d’une différence des sexes signifie parler des différences
anatomo/physiologiques qui justifient la domination masculine – ou à une
analyse constructiviste selon laquelle la différence n’est que le fruit d’une
imposition des rôles sociaux joués par les deux sexes, une construction
idéologique qu’il faudrait repousser afin de mettre en place une égalité
homme/femme ?
La
philosophie, depuis sa naissance, a pris en charge la question de la différence
sexuelle et l’a formulée à sa manière, en cherchant à produire un savoir
capable de résoudre l’énigme, et les philosophes n’ont pas cessé de parler de
cette différence en lui consacrant certaines de leurs œuvres majeures (il
suffit de penser à Platon, Kierkegaard, Nietzsche et Levinas). Mais, ici, il ne
s’agit pas de parcourir les différentes étapes de l’histoire de la pensée
philosophique. Le but de cet article est plutôt de se focaliser sur un aspect
spécifique de la différence des sexes, et notamment sur la question du rapport
qui existe entre différence des sexes et désir, afin de mettre en question la
tendance contemporaine, désormais très répandue, à postuler l’existence d’une
neutralité des sexes et des genres. Et cela, comme si, après des siècles
d’utilisation instrumentale de la différence afin de justifier la domination
masculine, ce n’était que par la neutralité qu’on pouvait arriver à bâtir une
véritable égalité homme/femme.
III
La
difficulté majeure liée à la question de la différence des sexes réside dans le
fait que cette différence est quelque chose que chaque individu rencontre dans
son existence et qui se présente comme une réalité concrète et singulière, tout
en étant, en réalité, quelque chose qui va bien au delà de la vie concrète et
qui structure symboliquement l’humain. La différence des sexes est une
catégorie métaphysique difficile à dire, mais, en même temps, elle est la
source de toute différence et de tout désir, ce qui permet à l’humain d’être
humain, homme ou femme, d’accéder à son propre désir. En revanche, la négation
de la différence des sexes a comme conséquence non seulement l’effacement de
toute altérité, mais aussi l’effacement du désir, l’homme et la femme devenant
objets d’instincts, de besoins, de convoitises.
D’une
certaine façon, et paradoxalement, la différence à laquelle on a l’habitude
d’être confronté est en réalité une négation de la différence des sexes : elle
est, comme je voudrais le montrer dans la suite, le résultat de cette négation.
Car, quand la différence devient infériorité et que l’homme exerce sa domination
sur la femme – la femme étant assimilée à un faisceau d’instincts et de
convoitises sans rationalité – en réalité c’est la
différence/complémentarité/unité duale qui est niée.
Mais
avant d’arriver au cœur de mon raisonnement, il convient de faire encore
quelques considérations, et notamment à propos du rapport entre le concept de
différence et celui d’infériorité. L’une des tendances les plus répandues,
d’ailleurs, est de mettre en relation ces deux notions – comme si la différence
impliquait automatiquement une infériorité – afin de rejeter la première. Comme
l’a dit récemment H. E. Baber (2001, p.54) : “ Les femmes, les noirs et
les membres des minorités ethniques sont habituellement considérés non
seulement comme différents des hommes blancs, mais aussi comme inférieurs.
C’est pourquoi on croit qu’ils ont des caractères qui ne sont pas désirables,
et que les caractères qu’ils ont en tant que membres d’un groupe spécifique
sont évalués négativement ”. C’est ainsi que Baber conclut que ce n’est
que dans une société “ gender–blind ” – une société où on a substitué
le concept d’intégration au concept de différence – que les femmes peuvent
arriver à satisfaire leurs désirs.
Cependant,
quel est le lien entre la différence et l’infériorité ? Pourquoi l’effacement
de la différence produirait–il une société où chacun peut satisfaire ses désirs
?
En
réalité, parler de différence ne signifie pas parler d’infériorité ou de
supériorité, et notamment, dans le cas de la différence des sexes, d’une
infériorité des femmes par rapport aux hommes. Et cela même si, dans
l’histoire, pendant des siècles, c’est justement ce qui s’est produit.
La
notion de différence et celle d’infériorité ne sont pas coextensives. De plus,
elles ne sont pas non plus homogènes. Elles ne sont pas coextensives dans la
mesure où le champ d’application de la notion de différence ne coïncide pas
avec le champ d’application de la notion d’infériorité : la différence est
souvent utilisée pour souligner l’existence de caractères quantitatifs ou qualitatifs
spécifiques, alors que l’infériorité ne concerne, au moins stricto sensu,
que les aspects quantitatifs[1].
C’est ainsi que dans le langage courant, on dit qu’une chose est inférieure à
une autre chose s’il y a une différence de degré à propos d’une qualité
spécifique : on qualifie, par exemple, une température d’inférieure à la
moyenne saisonnière, si, en comparant la température donnée avec les
températures qu’on a habituellement à un certain moment de l’année, la
température en question se révèle plus basse ; on qualifie un article
d’inférieur par rapport au un autre, si le niveau scientifique du premier
article est moins satisfaisant que le niveau de l’autre. L’infériorité implique
toujours une comparaison sur la base de critères standards ou donnés et renvoie
aux concepts de plus et de moins. En revanche, le concept de différence renvoie
au fait que deux objets (ou deux classes d’objets) ou deux individus (ou deux
classes d’individus) possèdent des caractères différents : on qualifie la
couleur des yeux d’une personne comme différente de celle des yeux d’une autre
personne si la première personne a les yeux bleu et l’autre les a foncés. De
plus, le concept de différence est un concept descriptif, alors que le concept
d’infériorité est à la fois descriptif et évaluatif, au moins dans la mesure où
la comparaison entre deux états de chose implique souvent un jugement de
valeur. Bien qu’il soit toujours possible de donner au terme
“ différence ” une signification évaluative, cette signification
n’est possible que lorsqu’on opère un détournement sémantique du terme,
celui–ci n’ayant pas, en principe, de connotation évaluative.
Une
fois éclairci le rapport (ou mieux, le non–rapport) entre différence et
infériorité, on peut passer à la question du rapport entre différence et désir.
Par ailleurs, alors que pour Baber ce n’est que dans une société où le concept
de différence est remplacé par celui d’intégration que les femmes pourront
satisfaire leurs désirs, il me semble que ce n’est que dans une société qui garde
et protège la différence des sexes que les hommes et les femmes pourront avoir
accès à leur véritable désir et devenir sujets à plein titre.
IV
Dans
son livre magnifique, Le sacrifice interdit, Marie Balmary (1986) montre
comment l’œuvre de Dieu lors de la Création consiste à mettre en place la
séparation symbolique des êtres afin qu’ils puissent entrer en alliance sans se
dominer l’un l’autre. De plus, elle montre comment cette séparation symbolique
ne peut être mise en place que grâce à l’interdit, donné en Eden, de
“ devenir ” l’autre et le “ manger ”. C’est ainsi que
l’interdit de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal
n’est pas interprété comme un interdit de “ connaissance ”[2],
mais comme un interdit de “ dévoration ” visant à protéger la
différence des sexes. Le “ tu ne mangeras pas de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal ” est en réalité un “ tu ne dévoreras pas
l’autre ”. Dévorer l’autre afin d’assouvir la soif et la faim de
connaissance signifie en effet abolir l’altérité, détruire l’autre et,
finalement, détruire soi–même. Car, en détruisant l’altérité, on détruit aussi
soi–même qui, par l’altérité, est fondé en tant que personne, en tant que
“ je ”. Comme le dit Balmary, l’interdit de manger le fruit d’un
arbre seul et unique est la première loi d’altérité : tout n’est pas objet
dans le monde, tout n’est pas consommable, il y a l’autre, et l’autre ne se
mange pas.
L’interdit
que Dieu donne à l’homme a posé beaucoup de problèmes au niveau interprétatif.
Et bien que, depuis toujours, les interprétations se soient multipliées cet
interdit reste encore un mystère. Pourquoi alors y revenir ? Et pourquoi moi ?
Que pourrais–je ajouter aux pages savantes de tant de philosophes et
théologiens, et notamment à l’interprétation de Marie Balmary ?
En
fait, tout en acceptant l’interprétation de Balmary, je crois qu’on pourrait la
pousser un peu plus loin afin de montrer que le refus de la différence sexuelle
est à la base de l’impossibilité du désir, de la confusion entre désirs et
besoins et, finalement, aussi des inégalités entre hommes et femmes. D’une
certaine façon, là où Balmary nous donne une exégèse de la Genèse afin
de nous montrer que le péché originel est la représentation de la
tentative humaine de nier la différence des sexes, mon discours vise à analyser
les conséquences de cette négation, elles aussi représentées de façon
symbolique dans le récit biblique, afin de montrer que ce qu’on appelle la
domination masculine n’est pas la conséquence de la différence, mais, au
contraire, de sa négation. Car, la domination n’est possible que quand on n’a
plus accès au désir, celui–ci n’étant accessible que dans la mesure où l’autre
est autre, et donc différent, tout en étant égal en valeur.
Mais
pour montrer la plausibilité d’une telle interprétation, il nous faut reprendre
le récit biblique, et notamment les passages qui concernent l’interdit donné
aux hommes. “ Et Yahvé Dieu fit à l’homme ce commandement : “Tu peux
manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras ”
(Gn 2, 16–17).
Yahvé
donne à l’homme son commandement en même temps qu’Il voit que l’homme est seul
et qu’Il décide de lui donner une “ aide ” qui lui soit
“ assortie ”, tout en étant “ différente ”. C’est ainsi
qu’Il crée la femme, et qu’il la crée “ ‘ezer kenegedo ” (Gn 2, 20) –
raccourci difficile à traduire, mais qu’on peut rendre avec l’expression “aide
comme son face à face” ou sa “contrepartie”. Le terme “ kenegedo ”,
en effet, signifie à la fois “ comme ” et “ contre ”. La
femme est ainsi “ comme ” l’homme, dans la mesure où les deux sont
des êtres humains, à image et ressemblance de Dieu : elle est placée comme un
“ je ”, comme un interlocuteur à côté de l’homme, et elle est
immédiatement reconnue par l’homme comme “ chair de ma chair et os de mon
os ”. En même temps, la femme est placée comme un autre
“ je ” : elle est “ contre ” l’homme, dans la mesure où,
tout en étant égale à l’homme en termes de valeur, elle est différente de
l’homme – dans le langage biblique le nom “ femme ” (Ishsha) indique
d’ailleurs l’identité essentielle de la femme par rapport à l’homme (ish).
La
femme “ tirée ” de l’homme est la seule créature assortie à l’homme,
la créature pour laquelle l’homme quitte sa mère et son père afin de devenir
avec elle une seule chair[3].
Mais devenir une seule chair n’implique pas la dévoration. L’interdit, donné
par Dieu immédiatement avant la création de la femme, règle le rapport
homme/femme et ordonne leur relation : “ En donnant l’interdit de
manger un seul arbre, c’est la place de l’autre que le divin garde. Il
ordonne, il met une limite, un point d’inconnaissance qui permet à l’autre
d’exister autre. Cet arbre devient
alors l’arbre de la loi, de la relation et de la parole [...] Il s’agit en
Eden de garder la différence des sexes, non pas de se garder d’elle. Il
s’agit de ne pas l’abolir, cette différence, de garder l’écart nécessaire à ce
qu’elle soit lieu et motif de la parole, l’annonce que chacun peut faire à
l’autre qui ne connaît pas ” (Balmary, 1986, pp.303–304).
Mais
pourquoi vouloir protéger cette différence ? Pourquoi vouloir garder “ la
place de l’autre ” si le but de leur union semble être “ une seule
chair ” ?
Marie
Balmary ne répond pas à ces questions. Bien que son analyse des passages de la
Genèse soit extraordinaire et lucide, ces questions ne semblent pas la toucher.
Pour elle il est suffisant de montrer que la différence est “ lieu et
motif de la parole ”.
Selon
moi, en revanche, la différence des sexes est justifiée en ce qu’elle permet au
désir de surgir et permet aux hommes et aux femmes de le reconnaître. Le désir
est d’ailleurs une “ métonymie de l’être ” (Lacan, 1966, p.814) et il
ne peut surgir que par rapport à ce qu’on n’est pas, à ce qu’on n’a pas.
C’est
justement la différence entre l’homme et la femme qui permet à l’homme de crier
de surprise lorsqu’il voit la femme et de la “ désirer ” sans avoir
honte de sa nudité. Le désir s’inscrit ainsi dans la création et rend possible
la fécondité de l’homme et de la femme, en même temps que l’interdit, en
interdisant de manger l’autre et de détruire la différence, fonde ce désir et
en empêche la destruction.
V
L’homme
et la femme sont nus, mais ils n’ont pas honte. Car la nudité n’est pas, en
soi, quelque chose de laquelle on a honte. Leur différence – symboliquement
représentée par le fait que la femme est “ assortie ” à l’homme tout
en étant “ contre ”, et donc différente – fonde le désir. Et ce
désir, qui les pousse à devenir une seule chair ne les fragilise pas. Faits
l’un pour l’autre, Adam et Eve sont féconds et peuvent se connaître et se
multiplier. La connaissance réciproque n’est pas au service de la dévoration,
le désir n’étant pas un simple besoin. Mais à partir du moment où ils cèdent à
la tentation séduisante de se “ dévorer ”, l’altérité est mise en
péril et la nudité devient une fragilité à défendre. C’est ainsi que le rapport
d’égalité et de complémentarité devient difficile, voire impossible : l’homme
et la femme ne sont plus unis par le désir qui les pousse à quitter leurs
parents et à enfanter dans l’amour, mais ils sont capturés par leur
“ nudité ” : la femme devient captive et esclave de sa
“ convoitise ” qui la pousse vers l’homme ; l’homme devient captif et
esclave de son “ pouvoir ” qui le pousse à dominer la femme.
Marie
Balmary souligne que le rapport de domination/soumission n’est pas originaire
et que la différence les rend également souverains : “ Les rapports de
domination/soumission dans le couple ne sont pas originaires. Au commencement
il n’était pas ainsi. Rien ne destine la femme, ou l’homme, selon le récit
d’Israël à être assujetti à l’autre. Je ne vois ici que la présentation de deux
êtres non identiques et également souverains ” (Balmary, 1986, p.286). Ce
que nous voulons ajouter est que cela est possible dans la mesure où la
différence fonde leur désir, celui–ci permettant leur unité duale. Mais afin de
montrer cela il nous faut revenir au texte de la Genèse, et notamment au
récit symbolique des conséquences du péché, c’est–à–dire à ce qui arrive à
l’homme et à la femme après qu’ils ont violé l’interdit.
Après
avoir mangé le fruit de l’arbre prohibé, Adam et Eve se découvrirent nus:
“ Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient
nus ; ils cousirent des feuilles de figue et se firent des pagnes ” (Gn 3,
7). La “ dévoration ” de la différence fragilise l’homme et la femme
en détruisant leur désir. Et l’impossibilité d’accéder au désir fonde la domination.
“ A
la femme il dit : “Je multiplierai les peines de ta grossesse, dans les peines
tu enfantera des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera
sur toi” ” (Gn 3, 16).
“ Convoitise ”
et “ domination ”, donc, comme conséquences de la dévoration,
c’est–à–dire comme conséquences de la tentative de denier la différence de sexe
et d’arriver à une dédifférenciation. Par ailleurs, depuis toujours, l’histoire
de la femme et de l’homme est une histoire de domination et de soumission, à
savoir d’impossibilité à reconnaître le désir. La domination masculine, de même
que la tentative de s’opposer à cette domination, par l’affirmation d’une
domination de signe opposé, c’est–à–dire d’une domination féminine, sont la
conséquence du rejet de la différence des sexes, de la différence qui fonde
l’égalité homme/femme tout en reconnaissant leur complémentarité et leur
non–identité. Car, le rejet de cette différence empêche le désir en permettant
un accès uniquement à la convoitise et à l’instinct de domination. Et là où,
dans la “ domination masculine ”, on retrouve une tentative de mettre
en place une nouvelle forme de différence, une différence qui est cependant
synonyme d’inégalité et d’infériorité, la femme n’étant pas reconnue comme
sujet de désir et étant réduite à un objet de domination, dans l’idéologie de
la domination féminine la femme cherche à s’approprier à nouveau son statut de
sujet en niant cependant le désir de l’homme : les capacités reproductives du
corps féminin deviennent une source de pouvoir à utiliser contre l’homme, tout
en niant son rôle et son désir.
Manger
de l’arbre de la connaissance du bien et du mal signifie ainsi chercher à
connaître le mystère de l’autre sexe et transformer sa nudité en quelque chose
de honteux. Connaître le mystère de l’autre sexe signifie vouloir s’emparer de
l’autre et détruire la distance qui seule permet au désir de surgir, la nudité
de l’autre devenant quelque chose de honteux.
Dès
que l’autre est réduit à une chose et que le désir est annulé par l’annulation
de la distance “ je ”/ “ tu ”, il ne reste rien
d’autre que “ convoitise ” et “ domination ”. Car, n’ayant
plus accès au désir de l’autre, l’homme et la femme n’arrivent pas à accéder
non plus à leur statut de sujets.
Mais
voyons de plus près la signification de “ convoitise ” et
“ domination ”.
“ Ta
convoitise te pousseras vers ton mari ”. En italien, pour exprimer le
concept de convoitise, les traducteurs ont utilisé l’expression
“ istinto ” (en français “ instinct ”). Bien qu’il s’agisse
de termes différents, dans les deux cas les traducteurs ont pris soin de
chercher le terme le plus capable de rendre l’élan et le débordement dont nous
parle le langage biblique. Mais pourquoi insister sur cet élan ? Pour quelles
raisons la convoitise est-elle une conséquence de la violation de l’interdit ?
Le
concept de convoitise renvoie de façon explicite à la possession :
habituellement on parle de convoitise lorsqu’on parle de pouvoir,
d’argent, ou de quelque chose qu’on
vise à accumuler. Et l’accumulation, à son tour, implique que l’objet ou les
objets convoité(s) n’ont de valeur que dans la mesure où ils sont accumulés.
Possession et accumulation, donc, qui transforment l’objet de convoitise en
chose à disposition du propriétaire, sans qu’il puisse être ou apparaître comme
un objet de désir. C’est pourquoi, la femme ne reconnaît plus l’homme comme une
“ deuxième personne ”, la convoitise l’ayant transformé en chose à
posséder et accumuler. L’homme n’est plus un “ je ” devant lequel le
“ je ” de la femme, à savoir sa subjectivité, peut surgir. La
disparition d’autrui entraîne aussi la disparition du “ je ”. Et
l’homme peut à son tour exercer sa domination sur la femme. Et le cercle est
bouclé. Car la femme, qui ne peut pas reconnaître son propre désir, réifie l’homme
par sa convoitise et, en lui niant le statut de personne, elle perd aussi le
sien et disparaît en tant que sujet, permettant ainsi à l’homme de la dominer à
son tour.
La
“ dévoration ” de la différences des sexes empêche l’homme et la
femme de se reconnaître sujets de désir et de se désirer. Le désir laisse sa
place aux besoins et les besoins cherchent leur satisfaction dans la
consommation de l’objet. Par ailleurs, alors que le besoin semble être
l’expression d’une nécessité naturelle (une nécessité biologique)
qui, une fois satisfait, disparaît, le désir semble en revanche relever de la
liberté intentionnelle et, d’une certaine façon, ne peut pas être satisfait, au
moins dans la mesure où il caractérise l’être humain en lui signifiant, comme
le dit Lacan, son “ manque ” originel. De plus, alors que le besoin
vise un objet précis et s’en satisfait en l’englobant et en le dévorant, le
désir, et notamment le désir sexuel, cherche son objet sans vouloir le
consommer et en reconnaissant autrui comme autre par rapport à soi : on ne peut
isoler l’objet de son désir que si l’on en est privé, que si l’on ne peut pas
“ le dévorer ”.
Mais
si l’autre n’est plus l’autre, il ne peut plus être désiré. Car le désir, comme
nous l’explique Lacan, ne provient pas du besoin (du “ manque
objectif ”) ou de la “ demande ”, mais prend place entre eux. En
demandant à l’autre de combler ce qu’il n’a pas, le sujet fait l’expérience
d’être en défaut. En expérimentant l’impossibilité d’être l’autre, le sujet
peut arriver à combler ses besoins sans pour autant s’aliéner totalement dans
la dépendance de l’autre.
Un
sujet qui désire désire connaître l’objet de son désir et désire ainsi entrer
en communion avec lui ; celui qui n’est pas en mesure de reconnaître son désir,
en revanche, devient prisonnier de son manque, de ses besoins et n’est plus
capable d’entrer en communion avec autrui. C’est pourquoi la femme est
condamnée à être esclave de ses instincts, en même temps que l’homme est
condamné à devenir esclave de son pouvoir.
La domination de l’homme, qui au début pouvait s’exercer sur la terre
entière et sur toutes les autres créatures de la terre, après la violation de
l’interdit, à savoir après le déni de la différence, devient la modalité même
de la relation que l’homme établit avec la femme. La nudité de la femme effraie
l’homme et celui–ci, au lieu de veiller sur elle et trouver en elle sa
plénitude, devient un maître et un tyran. Là encore on a un détournement du
désir, car le désir, que l’interdit rendait possible dans le respect de
l’autre, cède sa place au besoin de dominer tout ce qui échappe, tout ce qui
est différent, afin de le dévorer. Là encore, finalement, on a l’impossibilité
d’une relation d’égalité capable d’épanouir l’homme : en possédant un objet
convoité, la personne, croyant que son désir est comblé, se trouve encore plus
confrontée à ses manques, tout en étant incapable d’identifier ses propres
désirs[4].
VI
C’est
dans ce cadre herméneutique qu’on peut comprendre aussi l’épisode d’Abraham et
de Sarah, et leur impossibilité à identifier leur désir : Abram et Saraï – ce
sont leurs noms au début du récit – ne peuvent pas avoir d’enfants car ils ne
peuvent pas accéder au désir qui les unit et qui les rend humains dans la
complémentarité. Et cela jusqu’à ce que Dieu renouvelle son alliance éternelle
et leur donne la possibilité d’accéder à leur désir.
Lorsqu’Abram
eut atteint quatre–vingt–dix–neuf ans, Yahvé lui apparut, et lui parla en lui
annonçant : “ Tu deviendra père d’une multitude de nations. Et l’on ne
t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une
multitude de nations ” (Gn 17, 4–5). Le narrateur biblique choisit une
symbolique très particulière afin de montrer que l’accès au désir et la
possibilité d’enfanter pour Abraham et Sarah n’est possible qu’à condition de
reconnaître leur différence sexuelle.
Dieu
va vers Abram, ayant eu compassion de lui et de sa femme Saraï. Et bien qu’ils
soient tous les deux âgés, Dieu leur fait cadeau d’un enfant, Isaac. C’est ainsi
qu’Abram devient Abraham et Saraï devient Sarah. C’est ainsi, finalement, que
l’alliance marque le nom et la chair d’Abraham et de sa descendance : “ Et
voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, c’est–à–dire ta race
après toi : que tous vos mâles soient circoncis. Vous ferez circoncire la chair
de votre prépuce, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous ”
(Gn 17, 10–11).
Mais
quel est le sens de tout cela et pourquoi en parler à propos du désir et de la
différence des sexes ? Encore une fois, je m’appuie en partie sur
l’interprétation de Marie Balmary, tout en gardant la spécificité de mes
préoccupations. Marie Balmary insiste beaucoup sur le fait que la stérilité du
couple Abram–Saraï est liée à l’impossibilité que les deux personnages ont de
s’identifier : Abram, dont le nom signifie “ père haut ” (ou encore
“ père exalté ”) ne peut pas s’identifier en tant que sujet car,
d’une certaine façon, il est celui qui “ doit monter ” (Balmary,
1986, p.197). Ce n’est que quand il devient Abraham (père d’une multitude)
qu’il “ peut descendre ”. “ Abraham est libéré d’avoir à être ce
père haut ” et n’est plus “ possédé par autrui ” : il peut enfin
se posséder lui même. En même temps, Sarah se trouve libérée du yod de
son nom. Elle devient enfin “ princesse ” sans plus être “ ma
princesse ” (“ Son nom à elle, SARA–I, ‘princesse de moi’. A qui
cette princesse ? A son père qui l’a nommée ainsi , [...] Quelle place en elle
pour elle–même ? Le mariage ne la délivre pas ”, Balmary, 1986, p.137). Et
ce n’est que quand elle devient princesse pour elle–même qu’elle peut enfanter
et donner un fils à Abraham.
Une
autre interprétation de ce changement de nom, et donc de l’alliance entre Dieu
et le couple Abraham/Sarah, insiste sur le lien entre le changement de nom de
Sarah et la circoncision d’Abraham. Abram devient en effet Abraham dès qu’on
lui enlève le prépuce, symbole de la féminité – dès qu’on le virilise – en même
temps qu’on enlève à Sarah le yod de son nom, signe phallique selon la tradition
du Zohar. L’un et l’autre sont ainsi déterminés dans leur polarité sexuelle et
peuvent fonder un couple nouveau dans la plénitude du face à face, l’un
virilisé et l’autre féminisé.
Pour
revenir au cœur de mon discours sur le désir et le rapport entre désir et
différence de sexes, et en intégrant en partie ces deux interprétations
(d’autant plus qu’elles ne s’excluent pas l’un et l’autre), je crois que la circoncision représente ici
un signe que Dieu inscrit sur le corps d’Abraham, en même temps que son nom
change, afin qu’il puisse se rappeler celle qu’il désire, Sarah, et devenir
capable de la désirer. C’est ainsi que le passage de “ père haut ” à
“ père de la multitude ” est possible au moment même où Abraham
devient capable de désirer sa femme et qu’il n’exerce plus sa domination sur
elle. Ce qui empêchait Abraham d’identifier et reconnaître son désir était
d’ailleurs le fait d’être un homme qui “ dominait ”, un homme qui
était lié à la conséquence du péché : “ et ton mari te dominera ”.
Tout en étant un père haut, Abraham n’était pas capable d’exprimer l’autorité,
d’incarner la loi, d’exprimer l’interdit car le fait de “ devoir
monter ” transformait son autorité en tyrannie. Sarah, de son côté, ne
pouvait pas elle–même désirer et avoir accès à l’enfantement, car elle était à
la fois un “ objet ” de domination (“ ma princesse ”, ici,
exprime le fait qu’elle ne se possède elle–même car elle est possédée par
Abraham) et un “ objet ” de son propre instinct et de sa convoitise :
devenir “ princesse à elle ” implique la découverte du désir comme
quelque chose de différent de la convoitise à laquelle sa condition de femme,
après la chute, l’avait vouée. C’est ainsi qu’on peut comprendre le passage de
Saraï à Sarah, qui signifie ne plus être prisonnière de la convoitise et
pouvoir découvrir le désir, en acceptant sa propre féminité.
VII
Pourquoi
tout ce discours sur la différence des sexes et le désir ? Pourquoi essayer de
montrer l’importance de la différence et de son rôle dans la structuration des
relations homme/femme? Ne serait–ce pas une façon de vouloir “ revenir en
arrière ” et de plaider en faveur d’une nouvelle forme de domination
masculine ?
En
réalité, notre but était tout à fait autre. Car, il s’agissait de montrer
comment, d’une certaine façon, la domination masculine a été le résultat de la
négation de la différence des sexes et, par conséquent, de l’impossibilité pour
les hommes et les femmes d’accéder à leur désir, la femme devenant esclave de
sa convoitise et l’homme de sa soif de pouvoir. C’est ainsi que la domination
masculine ne nous paraît pas le fruit de l’acceptation de la différence, mais,
au contraire, le résultat de son refus, celui–ci impliquant la
différence/infériorité, à savoir la
domination/soumission.
Par
ailleurs, on sait que pendant des siècles les femmes ont été mises à l’écart de
la vie politique et, plus généralement, de la vie publique. Traditionnellement
l’existence de la femme a été légitimée uniquement par le fait de devenir mère.
C’est pourquoi on a eu une véritable idéalisation de la maternité et une
sacralisation du rôle de mère, mais, en même temps, on a eu la négation des
autres potentialités féminines (O’Brien, 1983 ; Oddey, 1999).
Etant
jugées inaptes à l’autonomie morale et incapables d’une vie intellectuelle, les
femmes n’ont eu accès qu’aux vertus “féminines” comme l’obéissance, le silence,
la fidélité : leur rôle était uniquement celui d’enfanter et de donner aux
hommes une descendance. Et bien que quelques voix se soient élevées, tout au
long de l’histoire de la philosophie occidentale, pour remettre en question la
réduction des femmes à leurs fonctions reproductives, les structures de la
plupart des sociétés ont été modelées par des formes de domination masculine,
et les femmes ont été considérées comme subordonnées aux instincts et aux
pouvoirs masculins.
Par
rapport à cette situation, toute forme de réaction féminine peut s’expliquer et
trouver une justification. Le problème, cependant, est que la tentative
contemporaine de réagir en niant la différence sexuelle non seulement n’aboutit
pas au résultat attendu (car, nier la différence rend impossible l’accès au
désir et implique, par conséquent, un enfermement dans les besoins), mais,
surtout, entraîne toute une série de conséquences dangereuses.
Aujourd’hui,
par ailleurs, c’est l’ “ idéologie du neutre ” qui caractérise nos
sociétés “ post-modernes ”[5].
Toute une série d’expressions ont été ainsi créées, telles que “ division
des sexes ”, “ voisinage des sexes ”, “ ressemblances des
sexes ”, afin d’éviter celle de différence, celle-ci étant perçue comme
une source d’inégalité. La différence est remplacée par la ressemblance des
sexes, voire par l’androgynie, l’androgyne étant le seul capable d’intégrer,
dans une synthèse presque parfaite, les qualités positives de l’un et de
l’autre sexe. Dans cette perspective, comme le dit Judith Butler (1990 ; 1993),
le neutre se présente comme étant la valorisation maximale du féminin, comme le
notion centrale du féminisme contemporaine[6].
Car, selon elle, l’hégémonie machiste n’est que la conséquence de l’hégémonie
hétérosexuelle qui définit le masculin et le féminin à partir d’une norme
donnée. Une norme qui, selon Butler, arrive à s’affirmer par la répétition.
C’est pourquoi le rejet de la différence n’est pas seulement le rejet de la
différence des genres – là où par genre on entend habituellement le fruit d’une
construction culturelle à partir d’une différence biologique, la différence des
sexe – mais aussi le rejet de la différence des sexes, celle-ci étant aussi une
construction, une norme, une mystification, une conséquence de la
performativité du discours. Ce n’est que le discours qui crée le corps. C’est
pourquoi même le sexe et la différence sexuelle ne sont qu’un produit du
discours.
Et
cependant, c’est justement cette différence qu’il faudrait garder, protéger,
voire revendiquer, afin de mettre en place, par le désir, l’unité duale de la
femme et de l’homme, et ainsi empêcher les inégalités de s’établir. Car l’ordre
symbolique institué par la différence des sexes n’est pas un simple
“ estuaire théorique où confluent Lévi–Strauss, Lacan et le droit positif
de la famille ” – comme le dit de façon polémique Marcela Iacub (1999) en
reprenant la position de Butler – mais plutôt, comme on a essayé de le montrer,
ce qui fonde et qui rend possible le désir[7].
Le
fait que l’homme éprouve “ admiration et enchantement ” quand il
découvre la femme semblable à lui et la reconnaît chair de sa chair signifie
que l’homme ne peut être “ seul ” (Gn 2, 18) et qu’il a besoin d’un
aide “ comme ” lui et “ contre ” lui, différent mais égal.
Sa différence par rapport à la femme fonde son désir et lui permet d’exister
comme “ unité des deux ”, en relation avec la femme, qui elle aussi
est une personne quoique différente de lui.
En
revanche, le refus de la différence des sexes empêche les hommes et les femmes
de reconnaître leur désir. Une différence qu’il faudrait ne pas
“ manger ”. Car, “ le
jour où tu en mangeras, tu mourras ”.
Et
pour montrer cela on va prendre deux exemples : la récente “ fabrication ”
d’un enfant/neveu en France et la tentative australienne de se passer du sperme
masculin.
1)
France. Juin 2001. Une femme de 62 ans accouche d’un enfant. L’obstétricien
qui, dans une clinique de Fréjus, a aidé cette femme à mettre au monde son enfant
déclare dans Le Parisien : “ C’est comme si j’avait accouché la Vierge
Marie ”. Déjà l’âge de la femme pose des problèmes, car on peut se
demander si une femme de 62 ans peut donner à un enfant tout ce dont il a
besoin. Mais cela n’est pas tout. Le pire reste à découvrir. Le vrai problème
est ailleurs. La femme, Jeanine, s’est fait implanter par un médecin américain,
au Pacific Fertility Center, de Los Angeles, l’ovule d’une donneuse fécondée
par son frère cadet, et elle a accouché d’un garçon qui, génétiquement n’est
pas son fils mais son neveu. Un enfant “ produit ” pour garder le
patrimoine de famille. Un enfant “ produit ” en famille. Car, si le
sperme est encore aujourd’hui nécessaire il vaut mieux le chercher dans la
famille, sans s’ouvrir à la rencontre, à la différence, à altérité. Une
“ pathologie psychiatrique ” – comme le souligne M. Mattei – dans le
même temps que Jeanine dit au Parisien : “ Moi et Robert, nous sommes
sains de corps et d’esprit ”. Une conséquence du refus de la différence des
sexes. Un accès désormais impossible au désir.
2)
Australie. Juillet 2001. Un rêve semble enfin pouvoir se réaliser. Le docteur
Orly Lacham–Kaplan de la Monash University de Melbourne est arrivée à créer un
embryon de souris en introduisant un noyau somatique dans un ovocyte,
c’est–à–dire du matériel génétique obtenu à partir des cellules du corps, sans
utiliser le sperme masculin. En dépit des problèmes techniques que l’opération
comporte — car comme dans le cas du clonage on ne peut pas assurer un contrôle
des gènes — et des problèmes médicaux —car, en utilisant les gènes d’un seul
sujet, l’embryon risque d’être gravement malade — la tentative vise à abolir
“ la coopération de deux individus afin de créer la vie ” (Interview
à Renato Dulbecco, La Repubblica, 11 Juillet 2001). L’autre, finalement, ne
sert plus. Comme le dit avec enthousiasme Titti De Simone, le président de
l’Arcilesbica, l’association des lesbiennes italiennes : “ S’il se
confirme qu’on peut se passer du sperme pour se reproduire, la liberté de la
femme sera totale. La femme pourra enfin être autonome, jouir de sa propre
sexualité et de son corps [...] on arrivera à une société matriarcale.
J’imagine déjà la création de clubs pour la défense des hommes ” (La
Repubblica, 11 Juillet 2001). Comme le dit avec crainte le psychanalyste Tony
Anatrella, dans un livre dont le titre, La Liberté détruite, est
éloquent, “ Lorsqu’une société perd le sens de la différence sexuelle pour
une conception indistincte et floue de la personne humaine, il devient
difficile d’accéder au sens de la vérité objective ” (2001, p.129).
Bibliographie
Anatrella T., La Liberté détruite,
Paris, Flammarion, 2001.
Bachelard G., Préface, in Buber M., Je
et Tu, Paris, Aubier, 1969.
Badinter E., L’un est l’autre, Paris, Odile Jacob,
1986.
Balmary M., Le sacrifice interdit,
Paris, Grasset, 1986.
_____, La divine origine,
Paris, Grasset, 1993.
Barel H. E., “Gender Conscious”, Journal of Applied Philosophy,
vol.18, n.1, 2001, pp.53-63.
Butler J., Gender Trouble : Feminism and the Subvertion
of Identity, New York, Routledge, 1990.
_____,
Bodies That Matter, New York, Routledge,1993.
Fraisse G., Muse de la raison, la
démocratie exclusive et la différence des sexes, Paris, Alinéa, 1989.
_____, La Raison des femmes,
Paris, Plon, 1992.
Héritier F., Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile
Jacob, 1996.
Iacub M., Borrillo D., Fassin E., Au-delà du PACS, Paris, PUF, 1999.
Lacan J., Ecrits, Paris,
Seuil, 1966.
Oddey A., Performing Women, Londre, Macmillan, 1999.
Okin S.M., Justice, Gender and the Family, New
York, Basic Books, 1989.
[1] Le Robert définit la différence 1) comme un ensemble de caractères qui distingue une chose d’une autre, un être d’un autre et 2) comme une relation d’altérité entre ces choses et ces êtres. En revanche, l’infériorité est définie comme une situation ou un état de chose qui est au–dessous, plus bas et en même temps, comme une situation ou un état de choses qui a une valeur moins grande, qui occupe une place, un degré au–dessous, dans une classification, une hiérarchie.
[2] “ Si Dieu est tel qu’il donne à l’homme la vie sans la connaissance, qu’il l’enferme dans une obéissance infantilisante lui interdisant de vouloir l’égaler, lui donnât une compagne mais à condition que Dieu soit préféré à l’autre sexe .... ce dieu est en fait pervers ” (Balmary, 1986, p.34).
[3] Cf. la Lettre Apostolique Mulieris Dignitatem (1985, § 6) : “ Le texte biblique fournit des bases suffisantes pour que l'on reconnaisse l'égalité essentielle de l'homme et de la femme du point de vue de l'humanité. Depuis le début, tous les deux sont des personnes, à la différence des autres êtres vivants du monde qui les entoure. La femme est un autre “moi” dans leur commune humanité. Dès le début, ils apparaissent comme l'“unité des deux”, et cela signifie qu'est dépassée la solitude originelle dans laquelle l'homme ne trouve pas “une aide qui lui soit assortie” (Gn 2, 20) ”.
[4] Cf. la Lettre Apostolique Mulieris Dignitatem (1985, § 10): “ La description biblique du Livre de la Genèse précise les conséquences du péché humain, comme elle montre aussi le déséquilibre introduit dans les rapports originels entre l'homme et la femme qui répondaient à la dignité de personne qu'avait chacun d'eux. [...] Quand donc nous lisons dans la description biblique les paroles adressées à la femme: “La convoitise te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi” (Gn 3, 16), nous découvrons une rupture et une menace constante affectant précisément cette “unité des deux” qui correspond à la dignité de l'image et de la ressemblance de Dieu en chacun d'eux. Mais cette menace apparaît plus grave pour la femme. En effet, dans une existence qui est un don désintéressé et qui va jusqu'à vivre “pour” l'autre s'introduit le fait de la domination: “Lui dominera sur toi”. Cette “domination” désigne la perturbation et la perte de stabilité de l'égalité fondamentale que possèdent l'homme et la femme dans l'“unité des deux”, et cela surtout au détriment de la femme, alors que seule l'égalité qui résulte de la dignité des deux en tant que personnes peut donner aux rapports réciproques le caractère d'une authentique “communio personarum” ”.
[5] Comme le dit Elisabeth Badinter (1986), la révolution féministe a fait récemment éclater les frontières artificielles qui existaient auparavant entre hommes et femmes, en encourageant les femmes à exploiter leurs vertus viriles et les hommes leurs vertus féminines.
[6] Comme le souligne Geneviève Fraisse (1989 ; 1992), le terme féminisme, apparu au XIXe siècle, est emprunté au langage médical, qui a fabriqué ce néologisme, autour des années 1870, à des fins nosographiques pour qualifier un arrêt de développement et un défaut de virilité chez des sujets masculins. Le vocabulaire politique, cependant, s’empare du mot “féminisme” pour caractériser les femmes qui, revendiquant l’égalité avec les hommes, semblent vouloir leur ressembler.
[7] Comme on peut le lire dans la Lettre Apostolique Mulieris Dignitatem (1985 §10) : “ La femme ne peut – au nom de sa libération de la “domination” de l'homme – tendre à s'approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre “originalité” féminine. Il existe une crainte fondée qu'en agissant ainsi la femme ne “s'épanouira” pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s'agit d'une richesse énorme. Dans la description biblique, l'exclamation du premier homme à la vue de la femme créée est une exclamation d'admiration et d'enchantement, qui a traversé toute l'histoire de l'homme sur la terre. Les ressources personnelles de la féminité ne sont certes pas moindres que celles de la masculinité, mais elles sont seulement différentes. La femme – comme l'homme aussi, du reste – doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu'elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l'“image et ressemblance de Dieu” qui lui est particulière ”.