Centre français d'études rosminiennes

Année 2001

 

http://www.philosophiedudroit.org/

 

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ROSMINI, LES LUMIÈRES ET L'IDÉE DE PROGRÈS

Présentation de l' ouvrage :

"Rosmini et l'idée de progrès"

 

 

Maria Adelaide RASCHINI

Professeur de philosophie théorique

Université de Gênes (Italie)

Directrice du département DISPE Federico SCIACCA (Gênes)

 

 

 

 

 

Mesdames, Messieurs,

 

 

Je dois dire ma gratitude aux organisateurs et à tous les participants qui auront la patience de m'écouter maltraiter cette belle langue française.

 

La chance m'a été offerte de voir mon livre, "Rosmini et l'idée de progrès" traduit en français, pour l'éditeur Bière - que je remercie vivement -, comme je remercie ceux qui ont pris la peine de le traduire. La traduction d'un de mes livres n'aura certes pas des résultats historiques. Mais je pense qu'aucun résultat historique ne saurait être obtenu si chacun de nous ne met pas la main à de petites opérations orientées vers des fins essentielles. Et je suis convaincue que l'Europe pourrait également avoir un rôle politique et culturel plus digne de son passé et plus prometteur pour son avenir, si nous commencions tous à penser et à agir selon des paramètres qui nous invitent à construire sur le positif et non sur le négatif. Pour cette raison, je crois que la construction d'un livre sur Rosmini est déjà une opération conduite en direction de ce positif. Et l'harmonie spirituelle est devenue nécessaire justement parce que la discordance ou, si l'on veut, la désorganisation, est la raison pour laquelle il faut parler de l'Europe aujourd'hui comme de l'"Europe absente", selon la formule de Jorge Uscatescu. Je suis convaincue que Rosmini, dans le monde moderne, est un des grands penseurs suivant cette même tendance à construire en un sens "positif" et non "négatif". Plus techniquement, cette pensée peut être exprimée différemment : le parcours de la dialectique, ou, mieux encore, le cheminement de la dialectique, ne comprend pas forcément la traversée du "non". Pour cette raison, l'effort de la philosophie sera véritablement constructif et historiquement efficace – tant à son commencement que tout au long de son iter de réflexion systématique – s'il peut exclure la négation en tant que moment nécessaire à la progression dialectique.

 

Pour traiter ici brièvement de Rosmini et de l'idée de progrès qui se forme à ses yeux, je me limiterai à identifier, dans la vaste gamme de ses intérêts, deux problèmes importants. Le premier concerne les bases méthodologiques que la culture philosophique avait grosso modo introduites à partir de la fin du XVIIème siècle. Le second vise l'idée de progrès qui en est découlée. Ces deux problèmes ont été analysés par la méthode critique de Rosmini qui, je pense, les a dépassés "en avant", c'est-à-dire de façon à permettre à la spéculation d'en tirer un avantage dans un double but : pour le progrès de la spéculation elle-même et donc pour le progrès réel de l'humanité.

 

 

 

 

- 1 -

 

Les caractéristiques de l'"humanitas" avaient alimenté et soutenu la culture européenne et avaient été maintenues en vie jusqu'à l'apparition des plus grandes personnalités de l'Humanisme européen (de Vives à Campanella) ; mais dans l'Europe contemporaine, ces traits saillants ont été perdus à cause de la prédominance de critères méthodologiques qui ont renversé justement les caractéristiques de l'"humanitas". Quant la méthode se plaça a priori devant l'objet de la recherche, -ou quand la gnoséologie se rendit autonome de l'ontologie - l'objectivité devint raréfiée au point d'être hors de portée.

 

Ce processus devait atteindre son sommet scientifique, son moment de gloire, dans la philosophie de Kant. Mais les bases étaient préparées depuis longtemps. Le nouveau courant de pensée, du reste annoncé depuis longtemps, a donné lieu à une véritable dictature de l'analyse. La synthèse a été mise de côté (et d'abord celle de la méthode et de l'objet), le savoir s'est surtout théorisé sous la forme de la connaissance analytique et identifié avec le savoir scientifique, refoulé avec toujours plus de force dans la méthodologie de la spécialisation. Une sorte de révolution épistémologique s'est ainsi vérifiée dans le domaine de la spéculation. Une préférence épistémologique plus accrue est désormais attribuée au raisonnement analytique : et l'on a perdu de vue l'horizon commun où les différentes spécialisations, les diverses formes du savoir pouvaient être disposées plus organiquement.

 

Le signal le plus retentissant de cette tendance analytique fut le triomphe de l'"Encyclopédie", qui entérina l'autonomie radicale des formes du savoir. Une vision organique du savoir même était devenue impossible. Tout ceci pouvait encore être considéré comme un acquis positif sous l'aspect de l'extension de quelques sciences ainsi que sous le profil de la naissances de sciences neuves (statistiques, économie, politique, etc.) ; mais c'est ce qui ne pouvait certainement être mis en harmonie avec un savoir véritablement "encyclopédique", c'est-à-dire qui traduisit en soi une idéale paideia encuclo.

 

L'acquisition se serait révélée positive surtout dans le domaine scientifique ; mais à ce moment-là, elle alla au détriment des sciences humaines et particulièrement de la philosophie. Pour mieux dire, les sciences humaines bénéficièrent d'une croissance dans le domaine purement philologique mais, comme Nietzsche le comprit très bien, la prépondérance de la démarche philologique se fit au détriment de la finalité d'une plus vaste compréhension du monde, à laquelle devait servir l'instrument philologique. La philosophie ne pouvait plus servir comme facteur de correction de cette tendance, puisqu'elle se mettait au service des résultats que la science remportait l'un après l'autre. Ainsi le monde de l'"humanitas" perdit en épaisseur spirituelle, la formalisation attentive - bien sûr nécessaire - prit le pas sur les contenus, les "messages" que l'"humanitas", sous ces formes, se lançait à elle-même.

 

On peut dire que la prévalence de la méthodologie analytique, considérée non plus comme une étape indispensable, mais comme critère unique et suffisant, s'opéra en préjudice d'une plus ample conception du savoir, capable d'englober non seulement les "sciences" au sens stricte, mais aussi toutes les formes du savoir permettant à l'homme une approche de l'horizon tout entier de la réalité, l'"expérience" abandonna peu à peu son sens et l'extension plus pleine, plus accomplie, plus riche que celle qui n'est pas exclusivement l'expérience sensible ; elle cessa d'être le lieu où l'homme exprime des actes de compréhension créative, de contemplation active face à la réalité.

 

Maintenant, c'est justement à la philosophie qu'il appartient de ne pas perdre de vue ce "savoir plus accompli" qui reflète en soi et exprime le mieux l'épaisseur de l'expérience humaine comme une expérience extrêmement diversifiée. Comment pourrions-nous "connaître" le Moyen-Age sans Dante ou Giotto, sans le style roman, sans les constructions architecturales, sans la philosophie de S. Augustin à S. Thomas? Et surtout, comment la philosophie pourrait-elle exprimer tout cela "en faisant abstraction de tout cela"?

 

L'analyse conduisait inexorablement la culture européenne vers un univers à une dimension où chaque chose, chaque geste, chaque acte de communication devenait "mesurable" et contrôlable", selon la prophétie technologique de Francis Bacon. En effet, ce parcours avait été soumis à une considérable réduction empiriste de ses dimensions. La fragmentation analytique faisait apparaître l'illusion d'une plus intense multiplicité ; en réalité, le multiple ne savait plus quelle était son unité de référence. En bref : la réduction épistémologique était le résultat d'une réduction anthropologique. Là est l'origine de toutes les philosophies qui accorderont leur attention à la codification nominaliste et conventionnaliste de leurs propres règles ; ainsi s'explique la conviction de caractère sophistique qui encore aujourd'hui pousse à concevoir le savoir comme une "pure conviction". En effet, la convention s'établit là où a été proclamée l'impossibilité d'établir une relation concrète avec la réalité : parce que là a été nié à l'homme le caractère "positif" de ses capacités.

 

Sans doute, le développement des sciences fut un processus d'acquisition, comme nous l'avons dit. Et puisque qu'il émergea dans un climat illuministe -dont il fut d'ailleurs la principale caractéristique-, on devrait dire que l'illuminisme se considéra lui-même comme l'époque du progrès par excellence : un progrès qui toutefois séparait le passé du futur ; un progrès qui, pour ainsi dire, divisait en deux le cours de l'histoire. L'on peut penser que seulement après l'époque des Lumières se serait affirmé le progrès compris comme connaissance scientifique de la réalité. Pour cela, le "passé" devenait véritablement "passé" : le passé était quelque chose qui n'avait plus de valeur pour le présent, qui avait fini d'avoir existence et consistance. A partir de cette époque, on chercha exclusivement les paramètres dans l'expérience sensible, datée au présent, donc vue à l'intérieure d'une réalité marquée par l'histoire et provisoire : en effet, l'expérience sensible est la seule qui permette la traduction totale de soi-même sous une formule conventionnelle. Ceci fut appelé procédé critique de la raison ; et en même temps, le procédé critique de la raison ne pouvait être établi sur ces bases. Il semble que l'on puisse dire avec quelque justesse que dans ce résultat ont conflué et convergé les méthodes de Descartes et de Bacon.

 

Dans le prolongement de ce procédé vient se placer historiquement la figure de Rosmini. Rosmini comprit ce qu'il fallait non pas tant repousser ou refuser de ce procédé - comme le fit la réaction au XIXème siècle -, mais plutôt récupérer ce qu'il y avait en lui d'acquisition positive. Il fallait donc tout d'abord comprendre la limite de cette conception du progrès et compenser cette limite par la récupération du positif dans un "système de vérité". On ne peut le récupérer en effet que si l'on possède un critère plus vaste que ne l'est l'espace contemplé par ce qui doit être récupéré. Il faut posséder, pour autant que ce soit humainement possible, l'intuition ou la conviction d'un "entier" dans lequel ce qui doit être récupéré peut être mis à sa juste place. Par exemple, je peux expliquer un problème de mathématiques à un élève de l'école élémentaire, mais pour ce faire, je dois posséder un panorama plus vaste des mathématiques, qui contienne les principes sur la base desquels je vois – et j'enseigne – la solution du problème ; sans ces principes, non seulement je ne pourrais obtenir ni enseigner la solution du problème, mais encore, je ne pourrai même pas en disposer les termes sous forme de problèmes.

 

La pensée de Rosmini s'ouvre toujours sur un horizon entier. Le savoir doit refléter en lui-même le caractère le plus approprié de la réalité ; et le caractère le plus approprié de tout ce qui est d'exister en tant qu'organicité des multiples. Le connaître doit pénétrer et comprendre ce caractère ; il doit donc se faire lui-même "organique" ; quand le connaître se fait organique, il peut tendre à son but, qui est celui de devenir "savoir accompli ". Ceci poussa Rosmini à chercher à mettre en harmonie les facteurs multiples, souvent en conflit, des énergies psychiques : d'équilibrer la multitude souvent en contraste, des forces sociales ; il était convaincu que l'équilibre civil ne peut être engendré que par la synthèse des énergies humaines considérées soit dans l'individu, soit dans les hommes réunis par des liens sociaux. Rosmini vit que les nombreuses formes du savoir devaient être conçues selon une nouvelle relation dialectique et il détermina le "principe de l'intégration dialectique" comme celui qui permet d'abandonner le critère du refus. Rien de ce qui est n'impose exclusion ni refus ; rien de ce qui est ne justifie le "non".

 

Concevoir de façon organique et en harmonie réciproque le monde de la connaissance, la sphère psychique de l'homme, le monde de la vie civile, le domaine moral et religieux, est une opération ardue en soi, parce que les formes du savoir sont multiples, les ombres et les lumières de l'âme humaines sont infinies, les modalités que peut prendre la vie civile sont très diverses, et divers sont les moyens d'approche de la religion. Mais Rosmini reçoit de l'entière tradition européenne une conviction profonde : que la multiplicité peut vraiment être connue et comprise si elle est considérée à l'intérieur d'une unité ; les "vrais" isolés se voient mieux dans une fresque totale de la vérité. Ceci est possible à l'homme, puisque son intellect détient la voie d'approche vers les êtres – tous les êtres possibles – grâce à l'être même qui lui est déjà présent sous la forme idéale.

 

La nouveauté spéculative de Rosmini consiste en la reconnaissance de la forme triple de l'être, dans la doctrine qui provient du synthétisme ontologique et dans la richesse des applications qu'il réussit à en tirer dans tous les domaines de la connaissance (non seulement ontologique et métaphysique, mais également psychologique, pédagogique, juridique, moral, anthropologique, statistique, médical). La forme idéale, la forme réelle, la forme morale – ceci dans l'ordre logique des trois formes de l'être – dans leur "circum-in-sessione", permettent de comprendre que l'on ne peut vraiment rien savoir d'une chose si elle n'est pas vue comme un organisme et en relation avec l'organisme auquel elle appartient ; et ceci est un processus à spirale infinie qui ne "termine" pas, sinon dans l'être : qui est un et triple dans son intime, dynamique et fervente constitution.

 

C'est pour cette raison justement que le processus d'approfondissement de la Vérité –soit l'acquisition des "vrais" singuliers dans l'espace et dans le temps – est ouvert ad infinitum et nul ne pourra jamais soutenir avec raison que la connaissance ou la méthode de son temps peut s'identifier avec l'acte de sa propre perfection : personne ne pourra dire que son propre temps peut ouvrir, à partir de lui, ou fermer, en finissant par lui, le cercle de l'histoire comme accomplissement de la manifestation d'un esprit absolu. La critique de l'empirisme gnoséologique conduisait Rosmini autant à la critique de la limite de Kant, qu'à l'acceptation critique de la limite de Hegel, qui pourtant avait été la plus forte tentative de construction théosophique du XIXème siècle (avec celle de Rosmini).

 

 

 

-2-

 

Mais un problème surgit ici. Comment surmonter le sentiment, ou le ressentiment tellement répandu, qui se font jour quand on prononce le mot "vérité"? Cette "vérité" avec laquelle Schiller identifiait la beauté, justement cette vérité constituait une sorte de caput mortuum des "esprits confus", qui s'en débarrassaient en la reléguant dans le domaine de l'illusoire ou comme d'un intellectualisme abstrait inutile et improductif.

Cette attitude, assez diffuse, au point que la conscience commune semble aujourd'hui ne plus y porter aucune attention (même en ce qui concerne des hommes "de culture"), est l'héritage, reçu passivement, d'un scepticisme qui, alors qu'il vante sa propre agressivité "progressiste", est en substance radicalement anti-progressiste. La plupart de ceux qui se prétendent "progressistes à outrance" n'ont aucune perception du frein qu'ils s'imposent à tout réel mouvement de progrès, justement parce que le leur est un progrès de nom, "non réel" mais formaliste parce qu'appliqué à une conception nominaliste et conventionnaliste de la réalité.

 

Selon la logique rosminienne de la constitution de l'être intelligent fini et selon l'économie de la conception synthétiste – auxquelles nous n'avons ici que fait allusion – , la vérité coïncide avec tout ce qui est, et parce que cela est, est apprise et comprise. Rien de moins spécieux, de moins difficile à rejoindre, de moins abstrait que la vérité. Mais rien de plus loin que ces "songes d'un visionnaire" auxquels le mot "vérité" est rapprochée par des esprits "illuminés" que Kant a confortés dans son système ontologiquement "désorganique".

 

La vérité – la vérité de tout ce qui est comme être fini – a une vie dialectique, elle est dynamisme et mouvement, à l'instant même où elle s'alimente de pérennité. La pérennité du vrai est la condition du mouvement de la pensée qui la cherche et qui l'approche, à travers des parcours fatigants mais toujours fructueux, même si sur ces parcours, la recherche bute sur l'erreur et quelques fois s'y pose. Dans la dialectique de l'intégration, même l'erreur trouve une place. En effet, la vérité inclut dans sa propre vie dialectique la possibilité d'être méconnue, d'être niée. C'est vrai que "errare humanum est", car la possibilité même de l'erreur révèle la présence de la limite du sujet : mais la possibilité de l'erreur ne la justifie pas et constitue encore moins un droit pour le sujet humain. Pierre Bayle, en affirmant le droit de la "conscience errante", a permis de déclarer que le  refus du vrai est licite. Par cela, Pierre Bayle, a considéré la conscience comme une maison construite sur le sable : il a légitimé notre volonté de refus du vrai. Par contre, la conscience humaine, qui peut se tromper, replace son droit dans la vérité et ceci nous engage non seulement face à notre conscience (qui doit chercher le vrai), mais également face à nos pédagogies, aujourd'hui anéanties par le nihilisme ambiant. Nous ne pensons pas assez que le nihilisme, fruit de la décadence occidentale, après une indigestion progressiste, est en train de tuer l'idée même de progrès, comme elle est en train d'ôter aux jeunes l'idée d'un futur.

 

Dans cette correction continuelle des lacunes ou des erreurs dûes aux limites de notre connaissance, existe l'une des possibilités de progrès. En effet, je peux combler la lacune, je peux corriger l'erreur, donc je peux progresser, seulement à la condition que je consente à la vérité. Le consentement à la vérité en effet naît d'un acte de "reconnaissance" du vrai là où on le rencontre, et s'oppose à la "négation" ou au "refus". Au "non" qui repousse et qui nie, l'attitude constructive oppose un "oui" qui veut comprendre et accepter. Le consentement à la vérité est un acte moral ; percevoir une vérité et refuser de la reconnaître est un acte immoral. Cela signifie choisir le mensonge comme critère de connaissance et d'action. Pour Rosmini donc, une condition du progrès est l'attention à et l'intention vers la vérité, qui suppose d'"éviter les erreurs", tant au plan intellectif que pratique.

 

Il n'existe donc pas de progrès sans cet acte moral fondamental qu'est le consentement donné à la vérité connue.

Le progrès comporte donc le refus de la paresse et de l'abdication spirituelle. La première condition du progrès est de répondre à la "satisfaction personnelle" qui consiste en l'humaine tension au bonheur – avec l'acquisition de tout ce qui ne contrarie pas les fins de l'homme. En outre, elle impose que l'on mette de côté toute alternative entre tradition et progrès : ces deux attitudes sont complémentaires, elles sont deux réalités qui se rencontrent et profitent l'une à l'autre. Si l'on pose un dilemme entre tradition et progrès, l'on tombe dans l'une des erreurs que Rosmini regarde comme très nuisibles non seulement pour l'individu, mais aussi pour l'histoire du genre humain.

 

Il s'agit d'erreurs "complémentaires" qui peuvent naître de deux manières. Rosmini distingue l'erreur qui "naît du sentiment" de l'erreur qui "naît du jugement". L'erreur qui naît du sentiment "ne fait pas l'histoire", parce qu'elle se répète dans l'histoire sans alimenter le progrès ; elle se répète parce qu'elle  est liée à un caractère psychologique. Par exemple, certaines erreurs naissent de la peur du mouvement, comme d'autres naissent de l'exaltation irrationnelle du mouvement qui passe a priori pour une nouveauté. Il s'agit de deux positions qui manquent d'équilibre et ne permettent pas de construire de progrès. La première voudrait laisser les choses à l'état du "status quo antea", par peur de tout changement (position qui, en politique, détermine les attitudes "réactionnaires") ; l'autre, au contraire, ne conserverait rien du patrimoine accumulé par l'humanité pourvu que tout change à chaque coucher de soleil (position typique des "révolutions permanentes", où rien ne subsiste pour y construire la révolution). Ces deux attitudes ne font pas l'histoire, parce qu'elles ne permettent pas de construire : en elles prévaut le "non" adressé soit au futur, soit au passé ; et il s'agit d'un "non" sentimental, psychologique, non rationnel.

 

L'erreur qui naît du jugement est différente. Bien que restant une erreur, elle implique toujours un raisonnement, une intervention de la raison, un effort de la part de l'esprit humain. Et de toute intervention de la raison produit quelque chose d'appréciable, dont il faut tenir compte. Devant une erreur, c'est sa substance d'erreur qui ne doit pas être accueillie, mais le parcours à travers  lequel elle s'est affirmée, la forme qu'elle a empruntée pendant son parcours peuvent être récupérées. Autrement dit, le rapport erreur-vérité est analysé par Rosmini par rapport au progrès du savoir, et le savoir est vu à l'intérieur du chemin historique de l'humanité, car il répond à un mouvement intrinsèque de l'esprit humain : on peut donc soutenir que le même mouvement de progrès est reconnaissable partout où se produit un progrès "réel" : là où le progrès n'est pas seulement formel ou technologique, mais où il touche et traverse le sujet du devenir, qui est l'homme lui-même, le concret réel par excellence. C'est l'homme qui doit progresser : selon Rosmini, il doit croître dans la satisfaction de soi comme être "entier". La tension dialectique est en lui avant d'être dans l'histoire ; et elle peut être dans l'histoire puisqu'elle est une loi intime de l'être humain. Le terme de la tension dialectique de l'homme n'est pas l'erreur, mais la vérité. Par conséquent, le tension au bonheur elle-même, caractéristique de l'homme, est celle qui se sert aussi du progrès pour sa satisfaction personnelle. Un progrès "extérieur" qui ne touche en rien la tension intérieur n'est pas le progrès "réel".

 

Par là Rosmini manifestait une profonde capacité de regarder vers l'avenir : pour lui, il ne s'agissait nullement de "retourner au passé", aux phases précédentes de la tradition culturelle de l'Europe ; il s'agissait plutôt de considérer attentivement ce que la tradition avait transmise d'impérissable et de le placer "dans une conception réelle – i.e. humaine – du progrès". L'horizon contemplé par son attention était immense ; ceci explique que Rosmini s'appliqua à de nombreux domaines de la recherche pour vérifier son propre principe méthodologique : la compréhension synthétique de tout le savoir dans une catégorie de valeur universelle qui rend possible l'infinité variété des formes du savoir dans l'unité de l'être. Il s'agissait de concevoir le savoir comme un savoir encyclopédique, qui intégrât les critères  de l'encyclopédisme du XVIIIème mais les intégrât dans une vision de l'homme qui s'était réduite de puis le XVIIIème. Il fallait restaurer une conception de l'"humanitas" telle que le tradition l'avait définie et conservée, mais qui de tout temps, constitue l'objet d'une innovation continuelle. Dans cet approfondissement progressif, l'erreur a la part facile : elle n'a pas à se confronter avec la vérité et court donc plus rapidement. Le chemin "dans l'esprit et la vérité" est plus lent, forcément, parce qu'il ne peut être téméraire : audacieux et courageux devant les erreurs du monde, il est prudent face à l'erreur. Pour cela, l'erreur qui "naît du jugement" peut se présenter comme "revêtue des apparences de la vérité ; elle peut ainsi tromper. La séduction de l'erreur est toujours plus grande, car elle est fascinante, dans son vêtement de vérité qui la cache comme un masque. Il faut alors la "démasquer" dans sa nature illusoire.

 

Que signifie "démasquer l'erreur" ? Lui ôter l'apparence qui lui donne son prix à nos yeux, en démontrer la "partialité". Rosmini écrit : il faut lui ôter le vêtement qui n'est pas le sien. Une fois démasquée, l'erreur apparaît dans sa nature illusoire, inapte à alimenter le désir humain de satisfaction. Et le cheminement de la vérité peut reprendre – ex parte hominis – avec le courage prudent et conscient qui est propre au genre humain. Rosmini ne s'est pas laissé dominer par l'auto exaltation de l'homme qui se revêt de gloire en usurpant pour lui-même les attributs de Dieu ; mais il ne conduit pas pour autant sa critique aux insuffisances illuministes ni à l'Europe en route vers le nihilisme, jusqu'à tomber dans une vision pessimiste. Sa confiance en la nature humaine est grande : la nature humaine, et non la nature tout court, est celle où resplendit la présence du divin dans la nature. La pensée de l'homme n'est pas "faible", même si sa chair est toujours prête à toutes les faiblesses. Il faut avoir confiance en la nature humaine, car le créateur a une telle confiance en elle qu'il lui a fait le don de la liberté, et qui la soumet continuellement à l'épreuve la confiance que Dieu lui a accordée. La confiance que Rosmini place en l'homme est grande, je le répète, et par cela il nous dit que sa tâche est ardue. Ne pas refuser le passé, ne pas se refuser au futur. Rosmini fait sienne une devise de Pline :"Vestutis novitatem dare, novis auctoritatem, obsoletis nitorem, obscurcis lucem, fastidis gratiam, dubiis fidem" (Donner la nouveauté aux anciens, l'autorité aux nouveaux, la splendeur aux fanés, la lumière aux obscurs, la grâce aux ennuyeux, la foi à ceux qui doutent). C'est un programme que l'Europe et l'Occident doivent apporter de toutes leurs énergies.

 

Maria Adelaide RASCHINI