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Février
2005
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Notre époque
est-elle matérialiste ?
par Gilbert Romeyer Dherbey
Professeur émérite de philosophie à l'Université de Paris IV
Sorbonne,
Directeur honoraire
du Centre Léon Robin
Si Flaubert devait de nos jours refaire le Dictionnaire
des idées reçues, je pense qu’à la lettre M, MA, MATÉRIALISME, il
écrirait : « Notre époque est matérialiste ».
Mais que signifie
au juste cette affirmation ? Elle a je pense un sens économique ;
elle veut dire que notre société est obsédée de l’idée d’acquérir des biens de
consommation, que la plus grande valeur qu’elle reconnaisse est celle de
l’argent qui permet de se procurer ces biens. Ce que dénote le terme de
« matérialisme », c’est donc tout simplement le consumérisme, et son
allié le mercantilisme. C’est ce sens de « matérialisme » qui ressort
d’un texte de Barbey d’Aurevilly rentrant d’une visite à l’Exposition
universelle :
« Nous sommes
envahis par les importantes questions de savoir si les ronds de cuir pour les
hémorroïdes sont bien faits, s’il y a des vases de nuit plus commodes qu’il y a
vingt ans, et autres saloperies matérielles. (…) C’est la matière qui est le Dieu
dans cette cérémonie religieuse de l’industrie ».[1]
Ce n’est pas dans ce sens banal que
j’entendrai le sens de « matérialisme », mais bien dans le sens de
celui qui est le père de la notion, à savoir Aristote . C’est avec lui en
effet que le terme de hylé prend le sens de « matière », qui
est le complémentaire de la forme (eidos). Je ne veux pas dire par là
qu’Aristote soit le père de la doctrine dite « matérialiste » ;
il s’oppose au contraire vigoureusement à Démocrite, qui explique toute réalité
par les atomes et le vide, et plus exactement par la combinaison mécanique
entre des corpuscules déterminés par leur figure et par leur poids. Le principe
explicatif des vivants est alors, chez les anciens philosophes de la nature ,
la genèse et non la structure :
« Ils disent
par exemple, écrit Aristote, que le flux de l’eau dans le corps explique la
formation de l’estomac et de tout réceptacle de nourriture et de déchets, et
que le passage du souffle a percé les narines »[2].
De même, Empédocle
rendait compte de la structure par la genèse :
« ( Les
animaux) ont l’épine dorsale ainsi faite parce que, dans un mouvement de
torsion, il lui est arrivé de se briser »[3].
Aristote au
contraire, s’opposant aux physiologues pré-socratiques, déclare :
« La nature
formelle a plus d’importance que la nature matérielle »[4].
Mais si Aristote
n’est pas « matérialiste », il reste que la considération de la
matière est chez lui indispensable pour rendre compte de la nature des choses
et de l’expérience humaine. C’est pourquoi Aristote plaide en faveur d’une
réhabilitation de la matière contre le platonisme de la théorie des
Idées :
« Si les
Idées sont telles que certains le disent, le sous-jacent ne sera pas
substance »[5].
C’est la présence de
la matière qui confère le sceau de la réalité (exception faite pour le dieu,
qui est sans matière), et c’est non sans ironie qu’Aristote demande aux
platoniciens s’il existe « quelque maison, en-dehors des
briques ? »[6].
Sans les briques,
la maison n’est qu’une épure dans la pensée de l’architecte, mais nul n’a
jamais logé dans une épure, pas plus que dans la Maison En Soi. La matérialité
est donc essentielle dans la constitution d’une chose réelle. Aristote
l’affirme nettement en disant que la matière est à l’évidence elle aussi
substance[7].
Dire que la
matière est aussi substance signifie que les substances ne peuvent exister sans
matière et être ce qu’elles sont sans telle ou telle matière.
La chose réelle
pour Aristote est donc un sunolon, un « tout », ou encore un suntheton,
un « composé » de matière et de forme, l’une n’étant pas séparable de
l’autre in concreto.
Or, en passant de
la philosophie antique à la philosophie moderne, c’est-à-dire en passant
d’Aristote à Descartes, le paysage se modifie radicalement en ce qui concerne
la conception de la matière. Le bel équilibre aristotélicien se rompt, et
l’abstraction mathématique va prendre le pas sur le monde antique de la pleine
corporéité.
Je vous propose donc de parcourir le sujet
qui nous occupe en trois points :
1/ Matière et abstraction.
2/ Le déclin de l’homo faber.
3/ Materia Mater.
***
I – Matière et abstraction.
Tout d’abord, que signifie
« abstraction » ? L’étymologie nous enseigne qu’abstraire vient
de ab-trahere, « ôter de », « enlever ». Or,
qu’est-ce qu’enlève l’abstraction au cours de ce processus, si ce n’est
précisément la matière ? La sphère mathématique, c’est la sphère sensible
et pleine à laquelle le mathématicien ôte, par la pensée, sa matière, et les
irrégularités que celle-ci introduit par rapport à la définition idéale de la
sphère. Ce qui se produit de nos jours, époque d’abstractions, c’est comme un
étiolement de la matière, dont l’opacité lourde et la présence cèdent le pas
devant son élucidation par un faisceau de paramètres qui, pour être numériques,
n’en sont pas moins des représentations mentales.
Le tissu matériel
des choses est le responsable de la richesse des expériences sensibles, car il
est le support des différences qualitatives. Ce sont précisément les qualités
sensibles qui s’estompent dans le règne de la physique mathématique cartésienne
et si elles subsistent, c’est seulement comme objet de rêveries, comme dans les
livres que Gaston Bachelard a consacrés au feu, à l’air, à l’eau, à la terre.
Nous ignorons de plus en plus la magie de la corporéité telle que l’éprouvait
un Grec antique, vivant au milieu d’une lumière fluide, devant la chair bleue
de la mer avec, dans l’oreille, le son pâteux de l’aulos.
L’acte de naissance de cette abstraction
moderne de la matière se signe dans l’œuvre de Descartes, très précisément à la
fin de la Seconde Méditation, lorsque celui-ci s’interroge sur l’être
des choses et prend pour thème de son analyse un morceau de cire.
Il y aurait déjà
beaucoup à dire sur le choix d’un tel exemple. Chez Platon et Aristote, la cire
symbolisait plutôt l’âme que le corps, et la cire, par sa ductilité est
peut-être, de tous les corps, le plus incorporel. Ce n’est donc pas sans
arrière-pensée, et sans préparer son terrain, que Descartes choisit, pour
dévoiler l’être des corps, la matière malléable et fragile de la cire, sans
armature interne, sans structure propre, sans épine dorsale.
L’analyse
cartésienne, on le sait, se déroule en explorant deux niveaux : la surface
phénoménale, le sol de l’essence.
1/ Descartes analyse d’abord ce que le morceau de cire paraît
quand il se donne à la perception sensible :
« Il vient
d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il
contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été
recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il
est dur, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son ».
Descartes énumère
les cinq sièges sensoriels par lesquels nous appréhendons perceptivement le
morceau de cire : le goût, l’odorat, la vision, le tact et l’ouïe. Il va
montrer que les qualités sensibles ne sont que l’enveloppe fallacieuse des
choses, et que leur vérité n’est pas là.
2/ Descartes va ensuite s’efforcer de prouver que « la cire
n’était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni
cette blancheur, ni cette figure, ni ce son ».
En effet, ces
qualités sensibles peuvent lui être arrachées sans que le morceau de cire ne
soit anéanti : la substance réelle de celui-ci était donc ailleurs. Que
l’on fasse subir au morceau de cire l’épreuve du feu, que se passe-t-il
alors ?
« Ce qui y
restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure
se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le
peut-on toucher, et quoi qu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son ».
Notons au passage
le caractère agressif de cette démonstration cartésienne : le morceau de
cire ne perd pas tout naturellement les qualités sensibles par lesquelles il se
manifeste d’ordinaire ; il en est dépouillé de force, et Descartes est si
conscient de ce traitement violent qu’il affirme séparer la cire d’avec ses
formes extérieures « tout de même que si je lui avais ôté ses vêtements,
je la considère toute nue ».
On sent ici la
poigne de ce « maître et possesseur de la nature », pour reprendre
l’expression célèbre du Discours de la Méthode.
Les qualités
sensibles ayant été ainsi arrachées, que reste-t-il ? L’essence est en effet
pour Descartes quelque chose de résiduel ; or, ce qui reste, c’est nihil
aliud quam extensum quid, flexibile, mutabile (« rien autre chose
qu’une certaine étendue, flexible, muable »). Le fond des choses, c’est
donc l’étendue, c’est de l’espace. De l’espace ? – autant dire du vide, et
Leibniz reprochera à Descartes de faire bon marché de l’antitypie, ou
impénétrabilité (le concept est d’origine stoïcienne).
Mais nous allons
comprendre la finalité exacte de cette analyse métaphysique de l’être des corps
si nous la mettons en rapport avec la mathématique cartésienne. L’un des plus
grands titres de gloire de Descartes en mathématiques, c’est certainement
l’invention de la géométrie analytique. Par l’usage des coordonnées dites
cartésiennes, chaque point de l’espace est immédiatement réductible à une relation algébrique de type y=f(x).
Ainsi, chaque droite, chaque courbe, chaque figure qui se donnent par un tracé
visuel, c’est-à-dire par la perception sensible, tout cela est immédiatement
traductible en expressions numériques, non représentées intuitivement, et
simplement conçues par l’esprit.
Réduire les choses
à de l’espace, lequel constitue leur essence, c’est donc permettre la
traduction intégrale de ces corps en langage mathématique, qui dès lors sera le
seul langage apte à dire leur vérité. Ce qui fonde l’analyse du morceau de
cire, c’est l’éviction de la matière comme résistance et antitypie,
c’est-à-dire comme réalité, au profit d’un vide étendu, réductible au concept.
Si le corps est espace, et l’espace nombre, c’est-à-dire concept abstrait,
l’être des corps est, par le jeu des substitutions, concept abstrait, et nous
tombons dans l’idéalisme.
Or cette analyse purement métaphysique va
avoir des répercussions dans la vie de tous les jours, et la volatilisation de
la matière peut se constater au niveau de la production humaine, avec le déclin
de l’homo faber. D’où notre second point.
***
II – Le déclin de l’homo faber.
Lorsqu’ Aristote
s’interroge sur ce que c’est que la technè, il s’aperçoit que pour
expliquer la production de quelque chose, quatre réalités sont requises,
ou encore demandées (tel est le sens de aïtia, la cause, qui
vient de aïtéô, je demande). Par exemple, une statue demande :
- une forme : un Apollon, une Aphrodite ;
- un but : l’ornement, l’embellissement ;
- un moteur : le sculpteur, qui travaille avec le marteau et
la boucharde ;
- et enfin une matière : le marbre ou le bronze.
Sans une matière,
l’homme de l’art, c’est-à-dire l’artisan, ne peut rien faire ; il ne lui
suffit pas d’avoir dans l’esprit la forme, l’eïdos, (nous disons,
aujourd’hui que l’art est devenu abstrait, le « concept »), s’il n’a
pas le support matériel, l’hupokeïménon qui doit prendre forme. C’est ce
en quoi la technè se distingue de l’épistémè qui, elle, peut se
passer de matière. Les mathématiques, par exemple, sont sans matière,
c’est-à-dire qu’elles sont abstraites et par suite elles n’ont pas de valeur
ontologique : les mathématiques, dit Aristote dans la Métaphysique,
sont péri oudémias ousias, « elles
ne s’occupent d’aucune substance ». La valeur ontologique des
mathématiques est moindre que celle de l’artisanat qui, lui, ne néglige pas la
matière.
Si l’on pense que
les quatre causes qui sont à l’œuvre dans le travail de l’artisan le sont aussi
dans les œuvres de la nature, à cette seule différence que la cause motrice, au
lieu d’être extérieure à l’œuvre comme dans la technè, lui est immanente
et travaille le vivant du dedans, si donc l’on s’aperçoit de cette identité,
l’on en vient à voir un parallélisme entre l’art et la nature. C’est en ce sens
qu’Aristote déclare : « Selon qu’on fait une chose, ainsi se
produit-elle par nature, et selon que la nature produit une chose, ainsi la
fait-on »[8].
La différence que
note Aristote entre production naturelle et fabrication artisanale, à savoir le
caractère intérieur ou extérieur de la causalité motrice, loin de créer un divorce entre la nature
et l’artisan, est au contraire l’instrument d’un rapprochement : elle
permet à l’artisan de partager les secrets naturels parce qu’elle crée une
connivence profonde entre la nature et lui. En effet, l’artisan, tout en
poursuivant son travail de fabrication est amené, s’il réussit cette
fabrication, à faire de son côté, en réfléchissant, ce que la nature a fait du sien,
sans délibérer. Cette rencontre, Aristote l’exprime par la fameuse
formule : « L’art imite la nature »[9].
Imiter, ici, ce n’est pas copier un résultat, c’est entrer dans l’identité d’une
genèse. L’artisan retrouve dans le mouvement de sa fabrication le secret de la
production des êtres naturels.
Or, cette figure antique de l’artisan est
entrée, avec l’apparition du machinisme, dans un irrémédiable déclin, et avec
elle la confrontation directe entre l’homme et la matière. Et c’est sur le mode
du regret et de la nostalgie que Jean Giono a décrit, en termes émouvants, les
métiers de son enfance dans la petite ville de Manosque. Permettez-moi ici de
vous lire un texte de Triomphe de la vie pour illustrer mon
propos :
« Sous la carapace argentée de la
petite ville que touche l’aube verte, tous les métiers sont en marche à travers
la matière » (et Giono évoque le drapier, le bourrelier, le boulanger, le
tanneur, le charron, etc. Tout ce monde-là) « a déjà tracé des projets
dans du cuir, du bois, de la peau, du fer, de la pâte à pain et de la viande.
(…) Les mains ont commencé à préparer la transformation de la matière. (…) Ces
heures, entre l’aube et le café, (…) c’est le moment où l’artisan est le plus
près des lois qui commandent son métier. Mon père gardait toujours pour ces
moments du matin ses travaux difficiles ». (Il était cordonnier)
« Alors, il s’assoit sur son tabouret. Il tient la forme de bois dans ses
mains (Rodin disait que faire des souliers est un métier de sculpteur) (…) Il
prend son tranchet et, en effet, pendant un petit moment, il sculpte le
cuir ; il coupe ce qu’il y a en trop, il arrondit, il arrange. (…)
Maintenant, il prend sa pelote de fil. Il en tire sept brins ; il prend
son morceau de poix. Il poisse les fils tout du long, les collant ensemble,
faisant ainsi le fil à coudre du cordonnier qu’on appelle
« ligneul ». Il prend sur son établi un objet de cuir qu’on appelle
la « manicle » et il en arme ses mains. (…) Il prend l’alène, il
prend le fil , il perce le premier trou. Il tire de chaque côté, entrecroisant
le fil ; il serre en écartant les bras comme s’il nageait ou qu’il soit en
train de vouloir écarter durablement de grandes ailes, et ainsi il fait le premier
point. Quand on le regarde un peu de loin et qu’on le voit ainsi régulièrement
porter les mains à l’alène, à la bouche, ce rond de coude qu’il fait pour
entourer la manicle du ligneul, n’ayant pas plutôt ouvert ses bras qu’il les
referme, malgré la lenteur on dirait qu’il vole, qu’il est un énorme oiseau
très lourd obligé de voler à grands coups d’ailes très lents, qu’il est
l’oiseau magique.
C’était tout au moins l’impression que
j’avais quand mon père cousait : (…) je voyais de grandes ailes autour de
lui ».[10]
La quasi-disparition de ces métiers
manifeste en même temps notre éloignement actuel vis à vis de leur matière
propre, que nous n’appréhendons plus qu’à travers la médiation de la machine.
Or, si l’outil est un prolongement de la main, la machine est une projection du
cerveau et, comme telle, une abstraction. La matière est donc devenue rare, et
c’est à ce titre qu’elle est devenue maintenant un objet de luxe. Le riche se
plaît au bois massif, aux métaux nobles, il veut le cuir en pleine peau ;
le pauvre se contente de matière plastique et de contre-plaqué.
Cette envie de la lourde matière comme
emblème du luxe, Georges Pérec l’a bien mise en lumière dans un roman intitulé Les
choses. Deux jeunes étudiants en psychologie rêvent à leur futur intérieur
de cadres confortablement rétribués :
« Ce serait une salle de séjour,
longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche un gros divan de cuir
noir serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres
s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la
longueur du panneau. Au-delà d’une petite table basse, sous un tapis de prière
en soie accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes et qui ferait
pendant à la tenture de cuir, un autre divan recouvert de velours brun clair
conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de
trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agathes et des œufs
de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille
de nacre, une montre à gousset en argent, une pyramide de cristal… »
Le luxe se repaît d’autant plus de la
possession de matières précieuses sous forme d’objets que ces matières
précieuses ont déserté ce qui constitue aujourd’hui la richesse, à savoir la
monnaie. Ne disons pas l’argent car précisément l’argent n’est plus en
argent, ni même en or. Chez les Anciens, et même encore jusqu’au 19e
siècle avec la monnaie métallique, le support de la richesse était
matériel : les pièces étaient lourdes et pleines, d’or ou d’argent, la
richesse se tenait dans la main, luisait sous les yeux : c’était un
matière et cette matière était précieuse. La dématérialisation de la richesse a
commencé dès l’aube du capitalisme, au début du 16e siècle, avec une
invention dont les historiens n’ont pas toujours mesuré la portée, celle de la comptabilité
en partie double, de Fra Luca Pacioli. Grâce à elle, les échanges ne se
font plus par le truchement de la monnaie, mais sont inscrits sur deux
colonnes : doit et avoir. C’est par un jeu de chiffres, et
un simple jeu d’écriture, que se poursuit l’échange, comme avec nos actuelles
cartes magnétiques électroniques dites « cartes à puce » :
l’abstraction comptable expulse le symbole matériel de la monnaie.
Nous sommes donc en mesure de répondre, au
moins provisoirement, à la question que nous nous posions au début : notre
époque est-elle matérialiste ? Peut-on en effet appeler
« matérialiste » une époque d’où la matière tend à disparaître, et
qui ne veut plus avoir affaire qu’à des abstractions ? La réponse est non,
évidemment.
Il reste à nous demander quelle est la
signification de ce que l’on pourrait appeler ce « dématérialisme »
qui peu à peu nous grignote ? Ce sera la tâche de notre 3e et
dernier point.
***
III – Materia Mater.
L’effacement de la matière dans le monde
contemporain, que nous nous sommes efforcés de suggérer à travers quelques
exemples, cet effacement, s’il est difficile d’en déterminer les causes,
peut-être pourrait-on du moins en deviner la signification.
Rappelons-nous
tout d’abord que matière se dit en grec hylé. Mais ce terme de hylé,
comme nous l’avons vu, ne prend le sens de « matière » qu’à partir
d’Aristote ; auparavant il signifie « bois , forêt, arbre »
(même étymologie en allemand où holz, « bois », dérive de hylé).
Or, Freud nous a appris que dans la symbolique du rêve, le terme de bois
signifie « femme, mère ». Freud évoque à ce sujet « la réflexion
bien connue que les gens du peuple formulent lorsqu’ils rencontrent une femme
aux seins fortement développés : voilà une femme qui a beaucoup de bois
devant sa maison »[11].
Et il invoque l’île de l’Atlantique nommée Madère, ainsi appelée par les
Portugais parce qu’elle était couverte de forêts. Madeira en effet
signifie en portugais « bois ». Freud ajoute : « Vous
reconnaissez sans doute dans le mot madeira le mot latin materia
légèrement modifié »[12].
Il poursuit : « Or, le mot materia est un dérivé de mater,
mère »[13].
On pourrait
invoquer, pour conforter cette analyse freudienne, la théorie aristotélicienne
de la génération, selon laquelle dans la génération de l’enfant l’homme fournit
la forme et la femme fournit la matière.
Dire que la matière est mère, c’est dire
qu’elle est fécondité, c’est dire aussi qu’elle est vie. Or, qu’elle est
l’invention la plus notoire de l’époque contemporaine si ce n’est la bombe
atomique ? Cet engin procède par désintégration de la matière,
c’est-à-dire finalement par désintégration de la mater, donc de la
fécondité et de la vie. La haine de la matière n’est alors que le masque de la
destruction et de la mort, à savoir le masque de ce que Nietzsche a nommé
Nihilisme. Retrouver le rapport de confiance envers la matière, c’est renouer
avec la source de toute fécondité et de toute vie. Et là encore, briser avec le
nihilisme nous invite à faire retour à la pensée grecque, dans des conceptions
si originelles que la matière n’y porte pas encore son nom, mais où elle se
nomme de façon simplement privative le « sans visage », à savoir en
grec l’arrythmiston.
Ce concept est celui d’un sage pré-platonicien
qui se nomme Antiphon et qui, pour faire la liaison avec Freud, était aussi un
interprète des rêves.
Antiphon n’emploie pas, comme Aristote, le
terme de hylé, mais un concept qui semble bien lui être propre, à savoir
celui d’arrythmiston. Que signifie ce terme ? Il désigne ce qui est
affranchi de tout rythmos, mot qui donnera en français le terme de
« rythme », mais qui à l’origine ne renvoie pas à une expérience
auditive, mais à une expérience visuelle. Aristote en effet nous apprend que les
atomistes employaient rythmos dans le sens de schéma (pourtour),
afin de désigner le contour des atomes, leur forme visible. On pourrait donc
traduire arrythmiston par le « sans visage », ou encore par le
concept de grund dans le sens que lui donne Schelling, le fond ou le
tréfonds.
Or, pour Antiphon, l’arrythmiston
l’emporte sur le rythmos, le fond l’emporte sur la forme, le sans-visage
sur la figure ou, pour le dire en termes aristotéliciens, la matière l’emporte
sur la forme. Le sans-visage est du côté de la nature, de ce qui produit, de ce
qui fait pousser, croître et grandir. Lisons le fragment B 15 DK d’Antiphon,
tel qu’il apparaît dans la Physique d’Aristote (II 1, 193 a 9 sq) :
« Certains croient que la nature et l’essence
des êtres qui existent par nature sont le constituant premier de chacun, par
lui-même sans visage ; par exemple la nature du lit est le bois, celle de
la statue le bronze.
La preuve en est, déclare Antiphon, que si
quelqu’un enterrait un lit et que la putréfaction ait la puissance de faire
pousser un rejeton, il ne deviendrait pas lit mais bois. »
Donc, l’essence d’un être est sa matière et
non sa forme, parce que c’est la matière qui est productrice. Le sans-visage (arrythmiston)
est la pâte élémentaire d’où tout le reste sort par voie de façonnements
divers. Tout ce qui fait figure dans l’univers n’est que le masque passager
d’un invisible fond. Tous les visages du monde, à savoir les êtres
particuliers, ne sont que les tournures (rythmoï) qu’il emprunte. Il les
emprunte seulement, car l’arrythmiston n’en garde aucune : il se
prête au jeu des formes mais se reprend bien vite en lui-même. La vraie réalité
est donc dans le support qui se métamorphose tout en restant pure plasticité,
support qui en son fond est sans visage, mais non pas sans richesse,
puisqu’il produit tout. Ronsard sera dans la droite ligne d’Antiphon lorsqu’il
dira :
« La matière demeure et la forme se
perd ».
Le fond est donc fondamental, mais dans la
mesure où il est le « sans visage », il se cache toujours derrière
ses apparitions, il se retire derrière ses manifestations. Ainsi la matière est
muette ; elle est comme l’inconscient, mais tout comme l’inconscient, elle
voudrait bien avoir son mot à dire. Seule la poésie, peut-être, sait prêter
l’oreille à cet inconscient du monde dont, selon Victor Hugo, la parole est la
tempête. Je finirai ce point par la lecture d’une page étonnante de L’Homme
qui rit : [14]
« Ce que nous appelons matière, cet
organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois se
distingue une quantité imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos
aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible a un cri, étrange, prolongé,
continu. (…) C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini, (…) brouhaha vertigineux
qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet ; c’est
l’effort que fait le monde pour parler. »
***
Je conclurai en vous invitant à une
redécouverte de la matière, c’est-à-dire à un retour à l’expérience sensible.
Le concept philosophique de matière se réfère à l’expérience sensible comme à
son sol. Se détourner du sensible ne conduit pas par là même à l’intelligible,
mais à l’abstrait. Agenouiller le sensible devant l’abstrait ne conduit pas au
réel, mais introduit dans le règne glacé des entités qui, pour être sans vie,
ne sont curieusement pourtant pas sans force.
Schelling pressentait quelque diablerie
dans la condamnation passée sur le sensible et le matériel : Satan
n’est-il pas un ange, c’est-à-dire un être désincarné, comme il apparaît dans
un texte étonnant de ce philosophe :
« Celui qui est un peu familier avec
les mystères du mal (qu’on doit ignorer par le cœur, mais non par la tête),
celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus
spirituelle, qu’en elle à la fin disparaît tout ce qui est naturel, la
sensualité, la volupté même, et que celle-ci se change en cruauté, et que le
mal démoniaque, diabolique, est beaucoup plus éloigné de la jouissance que le
bien »[15].
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© THÈMES I/2005
[1] Lettre à Trébutien du 29 mai 1855 ;
Correspondance générale, IV, 222.
[2] De partibus
animalium, I, 640 b 12 –15.
[3] Ibid., 640 a 21.
[4] Ibid., 640 b 28.
[5] Métaphysique, Z 6, 1031 b 16.
[6] Ibid., Z 8, 1033 b 20.
[7] Mét., H 1, 1042 a 32.
[8] Physique, II 8, 199 a 9.
[9] Ibid., II 2, 194 a 21 – 22.
[10] Récits et essais, coll. La Pléiade, p. 705, 698,
701, 702.
[11] Introduction à la Psychanalyse, petite édition
Payot, p. 144-145.
[12] Ibid., p. 145.
[13] Ibid.
[14] Ed. Hetzel, p. 102-103.
[15] Œuvres complètes, VII, 468.