Revue de la B.P.C.                           THÈMES                                 I/2005

 

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Février 2005

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Notre époque est-elle matérialiste ?

par Gilbert Romeyer Dherbey

Professeur émérite de philosophie à l'Université de Paris IV Sorbonne,

 Directeur honoraire du Centre Léon Robin

 

 

 

        

Si Flaubert devait de nos jours refaire le Dictionnaire des idées reçues, je pense qu’à la lettre M, MA, MATÉRIALISME, il écrirait : « Notre époque est matérialiste ».

            Mais que signifie au juste cette affirmation ? Elle a je pense un sens économique ; elle veut dire que notre société est obsédée de l’idée d’acquérir des biens de consommation, que la plus grande valeur qu’elle reconnaisse est celle de l’argent qui permet de se procurer ces biens. Ce que dénote le terme de « matérialisme », c’est donc tout simplement le consumérisme, et son allié le mercantilisme. C’est ce sens de « matérialisme » qui ressort d’un texte de Barbey d’Aurevilly rentrant d’une visite à l’Exposition universelle :

            « Nous sommes envahis par les importantes questions de savoir si les ronds de cuir pour les hémorroïdes sont bien faits, s’il y a des vases de nuit plus commodes qu’il y a vingt ans, et autres saloperies matérielles. (…) C’est la matière qui est le Dieu dans cette cérémonie religieuse de l’industrie ».[1]

Ce n’est pas dans ce sens banal que j’entendrai le sens de « matérialisme », mais bien dans le sens de celui qui est le père de la notion, à savoir Aristote . C’est avec lui en effet que le terme de hylé prend le sens de « matière », qui est le complémentaire de la forme (eidos). Je ne veux pas dire par là qu’Aristote soit le père de la doctrine dite « matérialiste » ; il s’oppose au contraire vigoureusement à Démocrite, qui explique toute réalité par les atomes et le vide, et plus exactement par la combinaison mécanique entre des corpuscules déterminés par leur figure et par leur poids. Le principe explicatif des vivants est alors, chez les anciens philosophes de la nature , la genèse et non la structure :

            « Ils disent par exemple, écrit Aristote, que le flux de l’eau dans le corps explique la formation de l’estomac et de tout réceptacle de nourriture et de déchets, et que le passage du souffle a percé les narines »[2].

            De même, Empédocle rendait compte de la structure par la genèse :

            « ( Les animaux) ont l’épine dorsale ainsi faite parce que, dans un mouvement de torsion, il lui est arrivé de se briser »[3].

            Aristote au contraire, s’opposant aux physiologues pré-socratiques, déclare :

            « La nature formelle a plus d’importance que la nature matérielle »[4].

            Mais si Aristote n’est pas « matérialiste », il reste que la considération de la matière est chez lui indispensable pour rendre compte de la nature des choses et de l’expérience humaine. C’est pourquoi Aristote plaide en faveur d’une réhabilitation de la matière contre le platonisme de la théorie des Idées :

            « Si les Idées sont telles que certains le disent, le sous-jacent ne sera pas substance »[5].

            C’est la présence de la matière qui confère le sceau de la réalité (exception faite pour le dieu, qui est sans matière), et c’est non sans ironie qu’Aristote demande aux platoniciens s’il existe « quelque maison, en-dehors des briques ? »[6].

            Sans les briques, la maison n’est qu’une épure dans la pensée de l’architecte, mais nul n’a jamais logé dans une épure, pas plus que dans la Maison En Soi. La matérialité est donc essentielle dans la constitution d’une chose réelle. Aristote l’affirme nettement en disant que la matière est à l’évidence elle aussi substance[7].

            Dire que la matière est aussi substance signifie que les substances ne peuvent exister sans matière et être ce qu’elles sont sans telle ou telle matière.

            La chose réelle pour Aristote est donc un sunolon, un « tout », ou encore un suntheton, un « composé » de matière et de forme, l’une n’étant pas séparable de l’autre in concreto.

            Or, en passant de la philosophie antique à la philosophie moderne, c’est-à-dire en passant d’Aristote à Descartes, le paysage se modifie radicalement en ce qui concerne la conception de la matière. Le bel équilibre aristotélicien se rompt, et l’abstraction mathématique va prendre le pas sur le monde antique de la pleine corporéité.

Je vous propose donc de parcourir le sujet qui nous occupe en trois points :

1/ Matière et abstraction.

2/ Le déclin de l’homo faber.

3/ Materia Mater.

 

***

           

I – Matière et abstraction.

 

            Tout d’abord, que signifie « abstraction » ? L’étymologie nous enseigne qu’abstraire vient de ab-trahere, « ôter de », « enlever ». Or, qu’est-ce qu’enlève l’abstraction au cours de ce processus, si ce n’est précisément la matière ? La sphère mathématique, c’est la sphère sensible et pleine à laquelle le mathématicien ôte, par la pensée, sa matière, et les irrégularités que celle-ci introduit par rapport à la définition idéale de la sphère. Ce qui se produit de nos jours, époque d’abstractions, c’est comme un étiolement de la matière, dont l’opacité lourde et la présence cèdent le pas devant son élucidation par un faisceau de paramètres qui, pour être numériques, n’en sont pas moins des représentations mentales.

            Le tissu matériel des choses est le responsable de la richesse des expériences sensibles, car il est le support des différences qualitatives. Ce sont précisément les qualités sensibles qui s’estompent dans le règne de la physique mathématique cartésienne et si elles subsistent, c’est seulement comme objet de rêveries, comme dans les livres que Gaston Bachelard a consacrés au feu, à l’air, à l’eau, à la terre. Nous ignorons de plus en plus la magie de la corporéité telle que l’éprouvait un Grec antique, vivant au milieu d’une lumière fluide, devant la chair bleue de la mer avec, dans l’oreille, le son pâteux de l’aulos.

L’acte de naissance de cette abstraction moderne de la matière se signe dans l’œuvre de Descartes, très précisément à la fin de la Seconde Méditation, lorsque celui-ci s’interroge sur l’être des choses et prend pour thème de son analyse un morceau de cire.

            Il y aurait déjà beaucoup à dire sur le choix d’un tel exemple. Chez Platon et Aristote, la cire symbolisait plutôt l’âme que le corps, et la cire, par sa ductilité est peut-être, de tous les corps, le plus incorporel. Ce n’est donc pas sans arrière-pensée, et sans préparer son terrain, que Descartes choisit, pour dévoiler l’être des corps, la matière malléable et fragile de la cire, sans armature interne, sans structure propre, sans épine dorsale.

            L’analyse cartésienne, on le sait, se déroule en explorant deux niveaux : la surface phénoménale, le sol de l’essence.

1/ Descartes analyse d’abord ce que le morceau de cire paraît quand il se donne à la perception sensible :

            « Il vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son ».

            Descartes énumère les cinq sièges sensoriels par lesquels nous appréhendons perceptivement le morceau de cire : le goût, l’odorat, la vision, le tact et l’ouïe. Il va montrer que les qualités sensibles ne sont que l’enveloppe fallacieuse des choses, et que leur vérité n’est pas là.

2/ Descartes va ensuite s’efforcer de prouver que « la cire n’était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son ».

            En effet, ces qualités sensibles peuvent lui être arrachées sans que le morceau de cire ne soit anéanti : la substance réelle de celui-ci était donc ailleurs. Que l’on fasse subir au morceau de cire l’épreuve du feu, que se passe-t-il alors ?

            « Ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoi qu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son ».

            Notons au passage le caractère agressif de cette démonstration cartésienne : le morceau de cire ne perd pas tout naturellement les qualités sensibles par lesquelles il se manifeste d’ordinaire ; il en est dépouillé de force, et Descartes est si conscient de ce traitement violent qu’il affirme séparer la cire d’avec ses formes extérieures « tout de même que si je lui avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue ».

            On sent ici la poigne de ce « maître et possesseur de la nature », pour reprendre l’expression célèbre du Discours de la Méthode.

            Les qualités sensibles ayant été ainsi arrachées, que reste-t-il ? L’essence est en effet pour Descartes quelque chose de résiduel ; or, ce qui reste, c’est nihil aliud quam extensum quid, flexibile, mutabile (« rien autre chose qu’une certaine étendue, flexible, muable »). Le fond des choses, c’est donc l’étendue, c’est de l’espace. De l’espace ? – autant dire du vide, et Leibniz reprochera à Descartes de faire bon marché de l’antitypie, ou impénétrabilité (le concept est d’origine stoïcienne).

            Mais nous allons comprendre la finalité exacte de cette analyse métaphysique de l’être des corps si nous la mettons en rapport avec la mathématique cartésienne. L’un des plus grands titres de gloire de Descartes en mathématiques, c’est certainement l’invention de la géométrie analytique. Par l’usage des coordonnées dites cartésiennes, chaque point de l’espace est immédiatement réductible à une  relation algébrique de type y=f(x). Ainsi, chaque droite, chaque courbe, chaque figure qui se donnent par un tracé visuel, c’est-à-dire par la perception sensible, tout cela est immédiatement traductible en expressions numériques, non représentées intuitivement, et simplement conçues par l’esprit.

            Réduire les choses à de l’espace, lequel constitue leur essence, c’est donc permettre la traduction intégrale de ces corps en langage mathématique, qui dès lors sera le seul langage apte à dire leur vérité. Ce qui fonde l’analyse du morceau de cire, c’est l’éviction de la matière comme résistance et antitypie, c’est-à-dire comme réalité, au profit d’un vide étendu, réductible au concept. Si le corps est espace, et l’espace nombre, c’est-à-dire concept abstrait, l’être des corps est, par le jeu des substitutions, concept abstrait, et nous tombons dans l’idéalisme.

Or cette analyse purement métaphysique va avoir des répercussions dans la vie de tous les jours, et la volatilisation de la matière peut se constater au niveau de la production humaine, avec le déclin de l’homo faber. D’où notre second point.

 

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II – Le déclin de l’homo faber.

 

            Lorsqu’ Aristote s’interroge sur ce que c’est que la technè, il s’aperçoit que pour expliquer la production de quelque chose, quatre réalités sont requises, ou encore demandées (tel est le sens de aïtia, la cause, qui vient de aïtéô, je demande). Par exemple, une statue demande :

- une forme : un Apollon, une Aphrodite ;

- un but : l’ornement, l’embellissement ;

- un moteur : le sculpteur, qui travaille avec le marteau et la boucharde ;

- et enfin une matière : le marbre ou le bronze.

            Sans une matière, l’homme de l’art, c’est-à-dire l’artisan, ne peut rien faire ; il ne lui suffit pas d’avoir dans l’esprit la forme, l’eïdos, (nous disons, aujourd’hui que l’art est devenu abstrait, le « concept »), s’il n’a pas le support matériel, l’hupokeïménon qui doit prendre forme. C’est ce en quoi la technè se distingue de l’épistémè qui, elle, peut se passer de matière. Les mathématiques, par exemple, sont sans matière, c’est-à-dire qu’elles sont abstraites et par suite elles n’ont pas de valeur ontologique : les mathématiques, dit Aristote dans la Métaphysique, sont  péri oudémias ousias, « elles ne s’occupent d’aucune substance ». La valeur ontologique des mathématiques est moindre que celle de l’artisanat qui, lui, ne néglige pas la matière.

            Si l’on pense que les quatre causes qui sont à l’œuvre dans le travail de l’artisan le sont aussi dans les œuvres de la nature, à cette seule différence que la cause motrice, au lieu d’être extérieure à l’œuvre comme dans la technè, lui est immanente et travaille le vivant du dedans, si donc l’on s’aperçoit de cette identité, l’on en vient à voir un parallélisme entre l’art et la nature. C’est en ce sens qu’Aristote déclare : « Selon qu’on fait une chose, ainsi se produit-elle par nature, et selon que la nature produit une chose, ainsi la fait-on »[8].

            La différence que note Aristote entre production naturelle et fabrication artisanale, à savoir le caractère intérieur ou extérieur de la causalité motrice,  loin de créer un divorce entre la nature et l’artisan, est au contraire l’instrument d’un rapprochement : elle permet à l’artisan de partager les secrets naturels parce qu’elle crée une connivence profonde entre la nature et lui. En effet, l’artisan, tout en poursuivant son travail de fabrication est amené, s’il réussit cette fabrication, à faire de son côté, en réfléchissant, ce que la nature a fait du sien, sans délibérer. Cette rencontre, Aristote l’exprime par la fameuse formule : « L’art imite la nature »[9]. Imiter, ici, ce n’est pas copier un résultat, c’est entrer dans l’identité d’une genèse. L’artisan retrouve dans le mouvement de sa fabrication le secret de la production des êtres naturels.

Or, cette figure antique de l’artisan est entrée, avec l’apparition du machinisme, dans un irrémédiable déclin, et avec elle la confrontation directe entre l’homme et la matière. Et c’est sur le mode du regret et de la nostalgie que Jean Giono a décrit, en termes émouvants, les métiers de son enfance dans la petite ville de Manosque. Permettez-moi ici de vous lire un texte de Triomphe de la vie pour illustrer mon propos :

« Sous la carapace argentée de la petite ville que touche l’aube verte, tous les métiers sont en marche à travers la matière » (et Giono évoque le drapier, le bourrelier, le boulanger, le tanneur, le charron, etc. Tout ce monde-là) « a déjà tracé des projets dans du cuir, du bois, de la peau, du fer, de la pâte à pain et de la viande. (…) Les mains ont commencé à préparer la transformation de la matière. (…) Ces heures, entre l’aube et le café, (…) c’est le moment où l’artisan est le plus près des lois qui commandent son métier. Mon père gardait toujours pour ces moments du matin ses travaux difficiles ». (Il était cordonnier) « Alors, il s’assoit sur son tabouret. Il tient la forme de bois dans ses mains (Rodin disait que faire des souliers est un métier de sculpteur) (…) Il prend son tranchet et, en effet, pendant un petit moment, il sculpte le cuir ; il coupe ce qu’il y a en trop, il arrondit, il arrange. (…) Maintenant, il prend sa pelote de fil. Il en tire sept brins ; il prend son morceau de poix. Il poisse les fils tout du long, les collant ensemble, faisant ainsi le fil à coudre du cordonnier qu’on appelle « ligneul ». Il prend sur son établi un objet de cuir qu’on appelle la « manicle » et il en arme ses mains. (…) Il prend l’alène, il prend le fil , il perce le premier trou. Il tire de chaque côté, entrecroisant le fil ; il serre en écartant les bras comme s’il nageait ou qu’il soit en train de vouloir écarter durablement de grandes ailes, et ainsi il fait le premier point. Quand on le regarde un peu de loin et qu’on le voit ainsi régulièrement porter les mains à l’alène, à la bouche, ce rond de coude qu’il fait pour entourer la manicle du ligneul, n’ayant pas plutôt ouvert ses bras qu’il les referme, malgré la lenteur on dirait qu’il vole, qu’il est un énorme oiseau très lourd obligé de voler à grands coups d’ailes très lents, qu’il est l’oiseau magique.

C’était tout au moins l’impression que j’avais quand mon père cousait : (…) je voyais de grandes ailes autour de lui ».[10]

La quasi-disparition de ces métiers manifeste en même temps notre éloignement actuel vis à vis de leur matière propre, que nous n’appréhendons plus qu’à travers la médiation de la machine. Or, si l’outil est un prolongement de la main, la machine est une projection du cerveau et, comme telle, une abstraction. La matière est donc devenue rare, et c’est à ce titre qu’elle est devenue maintenant un objet de luxe. Le riche se plaît au bois massif, aux métaux nobles, il veut le cuir en pleine peau ; le pauvre se contente de matière plastique et de contre-plaqué.

Cette envie de la lourde matière comme emblème du luxe, Georges Pérec l’a bien mise en lumière dans un roman intitulé Les choses. Deux jeunes étudiants en psychologie rêvent à leur futur intérieur de cadres confortablement rétribués :

« Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche un gros divan de cuir noir serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d’une petite table basse, sous un tapis de prière en soie accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan recouvert de velours brun clair conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agathes et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre à gousset en argent, une pyramide de cristal… »

Le luxe se repaît d’autant plus de la possession de matières précieuses sous forme d’objets que ces matières précieuses ont déserté ce qui constitue aujourd’hui la richesse, à savoir la monnaie. Ne disons pas l’argent car précisément l’argent n’est plus en argent, ni même en or. Chez les Anciens, et même encore jusqu’au 19e siècle avec la monnaie métallique, le support de la richesse était matériel : les pièces étaient lourdes et pleines, d’or ou d’argent, la richesse se tenait dans la main, luisait sous les yeux : c’était un matière et cette matière était précieuse. La dématérialisation de la richesse a commencé dès l’aube du capitalisme, au début du 16e siècle, avec une invention dont les historiens n’ont pas toujours mesuré la portée, celle de la comptabilité en partie double, de Fra Luca Pacioli. Grâce à elle, les échanges ne se font plus par le truchement de la monnaie, mais sont inscrits sur deux colonnes : doit et avoir. C’est par un jeu de chiffres, et un simple jeu d’écriture, que se poursuit l’échange, comme avec nos actuelles cartes magnétiques électroniques dites « cartes à puce » : l’abstraction comptable expulse le symbole matériel de la monnaie.

Nous sommes donc en mesure de répondre, au moins provisoirement, à la question que nous nous posions au début : notre époque est-elle matérialiste ? Peut-on en effet appeler « matérialiste » une époque d’où la matière tend à disparaître, et qui ne veut plus avoir affaire qu’à des abstractions ? La réponse est non, évidemment.

Il reste à nous demander quelle est la signification de ce que l’on pourrait appeler ce « dématérialisme » qui peu à peu nous grignote ? Ce sera la tâche de notre 3e et dernier point.

 

***

 

III – Materia Mater.

           

L’effacement de la matière dans le monde contemporain, que nous nous sommes efforcés de suggérer à travers quelques exemples, cet effacement, s’il est difficile d’en déterminer les causes, peut-être pourrait-on du moins en deviner la signification.

            Rappelons-nous tout d’abord que matière se dit en grec hylé. Mais ce terme de hylé, comme nous l’avons vu, ne prend le sens de « matière » qu’à partir d’Aristote ; auparavant il signifie « bois , forêt, arbre » (même étymologie en allemand où holz, « bois », dérive de hylé). Or, Freud nous a appris que dans la symbolique du rêve, le terme de bois signifie « femme, mère ». Freud évoque à ce sujet « la réflexion bien connue que les gens du peuple formulent lorsqu’ils rencontrent une femme aux seins fortement développés : voilà une femme qui a beaucoup de bois devant sa maison »[11]. Et il invoque l’île de l’Atlantique nommée Madère, ainsi appelée par les Portugais parce qu’elle était couverte de forêts. Madeira en effet signifie en portugais « bois ». Freud ajoute : « Vous reconnaissez sans doute dans le mot madeira le mot latin materia légèrement modifié »[12]. Il poursuit : « Or, le mot materia est un dérivé de mater, mère »[13].

            On pourrait invoquer, pour conforter cette analyse freudienne, la théorie aristotélicienne de la génération, selon laquelle dans la génération de l’enfant l’homme fournit la forme et la femme fournit la matière.

Dire que la matière est mère, c’est dire qu’elle est fécondité, c’est dire aussi qu’elle est vie. Or, qu’elle est l’invention la plus notoire de l’époque contemporaine si ce n’est la bombe atomique ? Cet engin procède par désintégration de la matière, c’est-à-dire finalement par désintégration de la mater, donc de la fécondité et de la vie. La haine de la matière n’est alors que le masque de la destruction et de la mort, à savoir le masque de ce que Nietzsche a nommé Nihilisme. Retrouver le rapport de confiance envers la matière, c’est renouer avec la source de toute fécondité et de toute vie. Et là encore, briser avec le nihilisme nous invite à faire retour à la pensée grecque, dans des conceptions si originelles que la matière n’y porte pas encore son nom, mais où elle se nomme de façon simplement privative le « sans visage », à savoir en grec l’arrythmiston.

Ce concept est celui d’un sage pré-platonicien qui se nomme Antiphon et qui, pour faire la liaison avec Freud, était aussi un interprète des rêves.

Antiphon n’emploie pas, comme Aristote, le terme de hylé, mais un concept qui semble bien lui être propre, à savoir celui d’arrythmiston. Que signifie ce terme ? Il désigne ce qui est affranchi de tout rythmos, mot qui donnera en français le terme de « rythme », mais qui à l’origine ne renvoie pas à une expérience auditive, mais à une expérience visuelle. Aristote en effet nous apprend que les atomistes employaient rythmos dans le sens de schéma (pourtour), afin de désigner le contour des atomes, leur forme visible. On pourrait donc traduire arrythmiston par le « sans visage », ou encore par le concept de grund dans le sens que lui donne Schelling, le fond ou le tréfonds.

Or, pour Antiphon, l’arrythmiston l’emporte sur le rythmos, le fond l’emporte sur la forme, le sans-visage sur la figure ou, pour le dire en termes aristotéliciens, la matière l’emporte sur la forme. Le sans-visage est du côté de la nature, de ce qui produit, de ce qui fait pousser, croître et grandir. Lisons le fragment B 15 DK d’Antiphon, tel qu’il apparaît dans la Physique d’Aristote (II 1, 193 a 9 sq) :

« Certains croient que la nature et l’essence des êtres qui existent par nature sont le constituant premier de chacun, par lui-même sans visage ; par exemple la nature du lit est le bois, celle de la statue le bronze.

La preuve en est, déclare Antiphon, que si quelqu’un enterrait un lit et que la putréfaction ait la puissance de faire pousser un rejeton, il ne deviendrait pas lit mais bois. »

Donc, l’essence d’un être est sa matière et non sa forme, parce que c’est la matière qui est productrice. Le sans-visage (arrythmiston) est la pâte élémentaire d’où tout le reste sort par voie de façonnements divers. Tout ce qui fait figure dans l’univers n’est que le masque passager d’un invisible fond. Tous les visages du monde, à savoir les êtres particuliers, ne sont que les tournures (rythmoï) qu’il emprunte. Il les emprunte seulement, car l’arrythmiston n’en garde aucune : il se prête au jeu des formes mais se reprend bien vite en lui-même. La vraie réalité est donc dans le support qui se métamorphose tout en restant pure plasticité, support qui en son fond est sans visage, mais non pas sans richesse, puisqu’il produit tout. Ronsard sera dans la droite ligne d’Antiphon lorsqu’il dira :

« La matière demeure et la forme se perd ».

Le fond est donc fondamental, mais dans la mesure où il est le « sans visage », il se cache toujours derrière ses apparitions, il se retire derrière ses manifestations. Ainsi la matière est muette ; elle est comme l’inconscient, mais tout comme l’inconscient, elle voudrait bien avoir son mot à dire. Seule la poésie, peut-être, sait prêter l’oreille à cet inconscient du monde dont, selon Victor Hugo, la parole est la tempête. Je finirai ce point par la lecture d’une page étonnante de L’Homme qui rit :  [14]

« Ce que nous appelons matière, cet organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois se distingue une quantité imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible a un cri, étrange, prolongé, continu. (…) C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini, (…) brouhaha vertigineux qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet ; c’est l’effort que fait le monde pour parler. »

 

***

 

 

Je conclurai en vous invitant à une redécouverte de la matière, c’est-à-dire à un retour à l’expérience sensible. Le concept philosophique de matière se réfère à l’expérience sensible comme à son sol. Se détourner du sensible ne conduit pas par là même à l’intelligible, mais à l’abstrait. Agenouiller le sensible devant l’abstrait ne conduit pas au réel, mais introduit dans le règne glacé des entités qui, pour être sans vie, ne sont curieusement pourtant pas sans force.

Schelling pressentait quelque diablerie dans la condamnation passée sur le sensible et le matériel : Satan n’est-il pas un ange, c’est-à-dire un être désincarné, comme il apparaît dans un texte étonnant de ce philosophe :

« Celui qui est un peu familier avec les mystères du mal (qu’on doit ignorer par le cœur, mais non par la tête), celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle, qu’en elle à la fin disparaît tout ce qui est naturel, la sensualité, la volupté même, et que celle-ci se change en cruauté, et que le mal démoniaque, diabolique, est beaucoup plus éloigné de la jouissance que le bien »[15].

 

 

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[1] Lettre à Trébutien du 29 mai 1855 ; Correspondance générale, IV, 222.

[2] De partibus animalium, I, 640 b 12 –15.

[3] Ibid., 640 a 21.

[4] Ibid., 640 b 28.

[5] Métaphysique, Z 6, 1031 b 16.

[6] Ibid., Z 8, 1033 b 20.

[7] Mét., H 1, 1042 a 32.

[8] Physique, II 8, 199 a 9.

[9] Ibid., II 2, 194 a 21 – 22.

[10] Récits et essais, coll. La Pléiade, p. 705, 698, 701, 702.

[11] Introduction à la Psychanalyse, petite édition Payot, p. 144-145.

[12] Ibid., p. 145.

[13] Ibid.

[14] Ed. Hetzel, p. 102-103.

[15] Œuvres complètes, VII, 468.