Centre
français d’études rosminiennes
mise
en ligne le 24 juin 2007
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Théodicée
Antonio
Rosmini
Extraits
Traduction Marie-Catherine
Bergey
Ces
deux extraits sont tirés d’une traduction en cours de la Théodicée d’Antonio
Rosmini, d’après une réédition de la Théodicée en date de 1977, sous la
direction d’Umberto Muratore, du Centre International d’études rosminiennes de
Stresa (I), aux éditions Città Nuova, Rome, dans la collection Scienze
Metafisiche, volume VII des Opera omnia. Il y eut déjà plusieurs éditions
conduites par Rosmini lui-même. La première, mais ne comprenant que les deux premiers livres, date de 1827-1828,
dans une collection milanaise des œuvres de l’auteur, sous le titre Opuscoli Filosofici. L’édition
intégrale fut imprimée sous la direction de Rosmini, et après plusieurs
corrections, en 1845-46, à Milan, chez Bonardi-Pogliani. C’est cette dernière version qu’utilise U. Muratore.
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De la
divine Providence : Livre I
Sur les limites de la raison humaine dans les jugements sur
la divine Providence
…..
Chapitre 24
La connaissance du temps et
de l’espace est supérieure aux forces de la raison humaine
125. Si dans l’ordre de la
nature comme dans l’ordre de la grâce, Dieu nous tient généralement cachées ces choses
particulières qui dépendent de l’ensemble des événements, ne connaissant pas cet ensemble, nous ne
pouvons déduire aucun raisonnement. Parmi eux, nous disent les Écritures,
figure la détermination du temps et de l’espace, nécessaire au mouvement
ordonné de l’univers. « Dieu a assigné à toutes les choses qui passent
sous le ciel leur propre durée, il a fixé leur espace »[1].
126. La distribution du temps et la répartition de l’espace
dépendent de la loi qui s’accorde avec le tout : une seule pensée peut les
fixer, celle qui est capable d’embrasser le tout d’un seul trait, et ainsi va
le grand tout par les espaces et par les temps, vers son achèvement.
127. C’est à propos de la
sage distribution de l’espace et du temps dans lesquels se réalise le dessein
de Dieu, que l’Ecclésiaste défie l’homme de connaître le dessein divin.
C’est pourquoi il faut considérer que les afflictions mêmes, puisque provenant
de Dieu, ont une fin dans l’ordre de la sagesse : « Il est certain que
Dieu a fait toute chose en un temps qui leur est approprié, et proposé le monde
à la discussion des hommes, mais de telle sorte qu’ils ne soient jamais en
mesure de dominer ce que Dieu a fait du commencement à la fin »[2].
128. C’est pourquoi, lorsque
les Apôtres demandèrent à Jésus ressuscité quand il restaurerait la royauté en
Israël, il répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les
temps et moments que le Père a fixé de sa seule autorité. Mais vous allez
recevoir la force de l’Esprit Saint et vous serez alors mes témoins à
Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’au extrémité de la terre
»[3].
Il voulait signifier ainsi qu’ils ne devaient pas penser aux dispositions
particulières que le Père céleste prenait pour les choses humaines, mais se
contenter de savoir que c’est lui qui agissait : qu’ils pensent seulement
à suivre sa volonté sans considérer s’ils pouvaient réussir, certains de ne
réussir que bien, même si toutes les apparences étaient contraires.
129. Et les apparences, en
vérité, étaient et seront toutes contraires au rétablissement du règne
d’Israël, dont les disciples de Christ avaient tant l’inquiétude et
l’espérance. Mais leur foi ne s’effrayait à toutes ces apparences ;
certains, comme Abraham, qui, même de leurs cendres, auraient glorifié Dieu,
s’il fut besoin d’abord que sa parole aille dans le vide, abandonneront tout et
lui offriront leur vie avec une joie infinie : le sang innocent qui coula
en trois siècles de domination cruelle du monde ne fut qu’une confirmation de
cette foi vive qui s’exprime ainsi, dans la continuité de Job :
« …Même si Dieu me donnait la mort, je continuerai à espérer en lui »[4].
Tant de grandeur, tant de constance chez les hommes ne peut être le fruit de
leur raison ou de leur expérience, mais seule des promesses très sûres du
Créateur jointes à cette foi qui jette ses regards aimants dans une immense
lumière qui irradie jusqu’aux confins du créé. C’est pourquoi Jésus, dans Marc,
enseigne que : « Ce je dis à vous, je le dis à tous
pareillement : Veillez »[5].
130. Comme nous avons vu que,
dans le livre de Job, l’on entend sous le nom de sagesse non celle qui est
propre à Dieu, mais celle qui est distribuée aux hommes, l’on trouve aussi ailleurs fréquemment dans les Écritures que
Dieu connaît, ou bien l’on use d’expressions similaires, pour dire qu’il connaît
selon un mode tel qu’il communique aux hommes la connaissance. L’on y évoque
toujours la manière particulière avec
laquelle Dieu se joint lui-même à l’univers et se rend connaissable aux hommes.
Et tous les raisonnements pour les hommes sont intelligibles et vrais
lorsqu’ils prennent pareille forme. C’est ainsi que : « Quand à la
date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux,
ni le Fils, personne que le Père, seul »[6].
Le Père en a connaissance pour lui, et pour le Fils, en ce qu’il est du Père,
engendré par lui. Mais le Fils, comme homme, bien qu’il puisse le connaître,
s’il voulait le lire dans la divine essence, il ne le pourrait en mode humain,
ni en mode communicable aux hommes ou aux humains ; c’est pourquoi l’on ne
peut appeler connaissance humaine celle qui est incommunicable à l’homme
stricto sensu : chaque chose que l’homme désigne ainsi ordinairement
doit pouvoir être manifestée au moins à un parmi les hommes et à lui ce qui lui
revient en tant que personne humaine. Mais cet ultime jour, comme la science
des temps et des moments pour lesquels le Très Haut meut et divise les
événements, et conduit immanquablement toutes les choses à leur but, est le
secret de Dieu, dans lequel l’éternel se complet, si l’on peut dire, à contenir
sa formidable puissance, cette puissance avec laquelle, sans confusion de
nature, et presque à un mouvement de cil, il confond les impies, disperse les
superbes, et fait triompher les bons. C’est ce que Job met en relief dans les
œuvres qui signent la grandeur de la divinité.
131. C’est pourquoi encore le divin Maître
inculque la vigilance constante : « Soyez sur vos gardes, veillez,
car vous ne savez ni le jour, ni l’heure»[7].
Et quelle raison plus vraie de veiller ! Et il compare le Père céleste à
ce maître qui, avant de partir de chez lui, distribue les charges
d’administration de ses biens à ses serviteurs, et tient secret l’heure de son
retour. Et à propos de cette heure, par laquelle il entend les surprendre à
l’improviste, et qu’il veut tenir cachée à tous également, le divin Maître
conclut son enseignement ainsi : « Et ce que je dis à vous, je le dis
à tous : veillez ! »[8].
132. Or, il arrive que
l’Éternel, qui retient pourtant en lui-même la connaissance des temps, dévoile ses œuvres à l’homme de la façon la
plus surprenante, quand, par exemple, se produisent des événements ordonnés
selon des fins autres que celles que Dieu leur avait assignées. C’est ce qui
permet d’affirmer qu’à chaque instant, tous les hommes sont tributaires de l’imprévu
divin : ils ne savent, ni ne peuvent savoir le futur, ni prévoir le résultat de
leurs propres opérations, ni deviner l’affrontement des nouvelles circonstances
qui surgissent. C’est en vain qu’ils les esquivent ou qu’ils s’en défendent.
Que se modifie constamment la scène des choses, et l’homme se démène entre les complications
et les imprévus toujours nouveaux dans lesquels il est inexpérimenté. Et son
propre jugement maladroit, cette prudence dont il croit abonder, le conduisent
là où il pensait le moins parvenir. C’est alors seulement à la fin, quand le
cours des choses s’achève à son terme préétabli, qu’il s’en rend compte, et
ouvre ses yeux. Alors, il peut se livrer à la médiation de tout ce qui est
advenu précédemment, de le trouver très naturel, et de se reprocher à lui-même
de ne pas avoir prévu des choses aussi naturelles et d’imputer sa méprise à un
pur accident, de se proposer une autre
fois d’être plus avisé, de l’espérer, et ainsi de se tromper et de se trahir,
d’événements en événements, comme punition de ne pas croire en la parole divine
et de ne pas savoir qu’il lui manque la clef de ces événements, c’est-à-dire la
connaissance des temps. Nous ne sommes jamais spectateur du même instant d’une
série d’événements qui passent, comme peut l’être l’Éternel, pour qui sont
présents les temps passés et futurs : devant nous, aussi variables que le
temps, avancent les événements aussi singuliers et divers les uns des autres,
et qui, sur la scène du présent, passent et disparaissent à la fois : leurs
connexions visibles, nous ne les voyons pas, sinon lorsqu’elles ont passé, et
que déjà, irrévocablement, elles ne sont plus en notre pouvoir, consignées dès
lors inutilement dans notre mémoire. Lorsque chaque événement était présent, il
nous occupait entièrement comme rien d’autre après lui pouvait le faire :
son action sur notre nature sensible, ou, parfois, le vacarme qui l’accompagne,
la complication des événements qui l’entoure, et toujours la célérité avec
lequel il passe, la lumière de mille espérances qui l’enveloppe, les passions
qui l’ont mis en mouvement, tout concoure à nous priver même de la plus petite
réflexion que nous aurions pu porter sur un avenir incertain, et nous amener à
conjecturer, à nous enhardir, à nous
enivrer, et à demeurer enfin comme tel qui rêve de règne et de trésor à l’aube,
avant que le soleil ne le réveille de ses rayons, et chasse tous ses vains
fantômes. Puissions-nous une fois arrêter de nous leurrer ! Tirons le
fruit d’une telle expérience, en contemplant en tant de siècles écoulés la
conduite suprême de Dieu dans une innombrable série de faits, toujours réussis
malgré les vaines espérances des impies, même lorsque les apparences les
enorgueillissaient, magnifions cette si haute sagesse, clamant avec une humble
émotion : « Ô cimes de la richesse, de la sagesse et de la science de
Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies
incompréhensibles ! Qui en effet a jamais connu la pensée du
Seigneur ? Qui en fut jamais le conseiller ? Qui lui donna-t-il
quelque chose qu’il n’ait déjà reçu, et qui lui donna qu’il ne lui
rendit ? Car tout est de lui et par lui et pour lui. À lui soit la gloire
éternelle ! Amen »[9].
…..
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Sur les lois selon lesquelles sont distribués les
biens et les maux temporels
…..
Chapitre
4
Omnis creatura certis suae naturae
circumscripta
est limitibus.
Ambroise, De
spiritu sancto, I, VII.
188. Mais il me faut aborder à
présent la contradiction suivante. Tout d’abord, l’on se demande pourquoi Dieu
tout-puisant, qui est la sagesse et la bonté même, n’est-il pas l’auteur de
créatures parfaites, incapables de montrer de défaut dans leurs opérations.
189. Répondre à cette difficulté nécessite
que nous considérions la nature des choses créées dans lesquelles le mal se
trouve comme un sujet propre : il est nécessaire que nous comprenions bien
que si Dieu, en créant l’univers, devait ne pas faire un autre que lui-même, il
était alors nécessaire que l’univers et toutes les choses contenues en lui
fussent limitées.
La
limitation entre dans la nature de toutes les choses qui se situent hors de
Dieu : c’est la loi fondamentale de la
création, la clef de la divine Providence.
190. La conséquence de ce principe
est que toutes les créatures doivent avoir par nécessité une limite
existentielle parce que, précisément, elles sont créatures, et c’est en ceci
qu’elles doivent avoir un mode opératoire limité, et donc accidentel et avec
des manquements. Voyons à présent brièvement combien la limitation de la nature
porte en elle celle des opérations qui reste sujette aux manquements, en
rencontrant cette loi dans les trois genres de chose qui sont les choses
matérielles, sensibles et intellectives.
191. Premièrement, ceci se
manifeste dans les natures matérielles qui ne peuvent étendre leur action hors
du lieu qu’elles occupent ; l’une ne peut entrer dans l’espace de l’autre,
et lorsque toutes deux s’affrontent pour s’introduire dans l’espace l’une de l’autre,
elles en viennent à se briser et à perdre leur intégrité. Je ne m’attarderai
pas à m’avancer plus avant dans l’examen de cette erreur d’opération dans la
nature corporelle, ce qui m’engluerait dans des raisonnements trop difficiles
et trop longs, par lesquels je devrais avant tout chercher s’il est possible de
trouver quelque perfection subjective, ou si chacune de leurs perfections
consiste dans le fait d’être objet pour la nature intelligente qui le perçoit.
192. La nature sensible a ceci de
limitation naturelle d’être entièrement passive, et ceci est absolument
nécessaire. Si nous retirons cette passivité au sens, disparaîtra de nous
l’idée de sens. La nature du sens étant ainsi, même Dieu, avec ses attributs,
ne peut faire qu’elle ne soit sujette à
une perception agréable comme désagréable, parce que sans cette possibilité,
elle ne serait plus cette nature sensible, mais une autre. Dieu ne peut retirer
à cette nature sensible la possibilité qu’elle soit affligée et
attristée, ce qui revient à dire qu’il ne peut faire que l’opération de cette
nature ne soit défectueuse.
193. Mais Dieu voulant former la
nature la plus parfaite de la sensibilité, il forma la nature de l’homme
intelligente et libre, qui pouvait elle-même choisir à loisir entre le bien et
le mal. La nature purement sensible était pourvue par Dieu d’un instinct
invariable qui la poussait à rechercher les sensations agréables, et à fuir les
sensations douloureuses. Mais la nature intelligente et libre ne pouvait opérer
par aveugle nécessité. Elle considère comme étant bien ce qui appartient à
l’excellence, ayant la capacité la meilleure de pouvoir maîtriser ses propres
actions, de choisir l’une plus que l’autre, selon ce qui lui plaît. Ce don
ajoute à la nature qui la possède, la noble qualité d’être l’auteur de son
propre perfectionnement, participant,
pour ainsi dire, du Créateur par la capacité de pourvoir à son accomplissement.
Mais pour que cette nature fusse aussi excellente, elle devait aussi avoir la
limitation de pouvoir faire le contraire, et de manquer ainsi à
l’accomplissement de son œuvre de perfection. Dieu ne pouvait alors, et cela
même s’il l’avait voulu, créer une nature excellente sans qu’elle fusse sujette
au défaut. La possibilité du mal
physique et moral est liée à la nature de toute chose qui n’est pas la déité,
puisque la nature de toutes les choses créées, ou possible à créer, requiert
que ces choses possèdent leurs propres limites, et cette limitation ouvre la
porte à la possibilité du mal ; ce qui veut dire que si la nature n’est
pas morale, elle ouvre la porte au mal physique, mais si elle est morale, elle fait entrer le mal moral[10].
194. Ce que l’on dit des natures séparées les unes des
autres, il est nécessaire de l’appliquer aux natures considérées ensembles, c’est-à-dire
les unes mêlées aux autres.
Étant toutes dotées de quelques
forces (je désigne ici avec ce mot, toute faculté d’agir et de souffrir) il
doit pouvoir arriver lors de leur mélange qu’elles se heurtent, s’unissent et
se séparent. Et de ces actions et réactions, il est nécessaire que chaque
nature reçoive des autres des avantages et des désavantages, c’est-à-dire que
les natures sensibles peuvent se nuire ou se rendre service mutuellement
et que les natures intellectives dotées d’une très grande activité puissent à
la fois être utiles et nuisibles. Cette possibilité d’être utile et nuisible
les unes pour les autres, vient qu’elles sont toutes disposées, pourrait-on
dire, en un même endroit, et dotées de la faculté de s’attirer et de voisiner,
ordonnée en somme dans le même univers. Et cet appel réciproque, cette mutuelle
attraction, cette faculté de s’enrichir mutuellement comme de se détruire,
conséquence de leur nature, selon les positions et les conditions qui leur sont
opportunes, Dieu ne pouvait les assembler, ni assembler un tout de cette
souveraine beauté, que l’univers reflète à nos yeux, sans que ne soit possible,
en un temps donné et par action réciproque, un mutuel perfectionnement ou un
mutuel préjudice.
195. Reprenons : le mal n’est
rien d’autre qu’un manque, et non quelque substance, quelque quantité positive
d’une substance ; il n’y a aucune cause positive qui le produit, et il
n’est besoin d’aucun principe essentiellement malfaisant pour en expliquer
l’existence ; Dieu qui remplit toute chose de sa bonté ne rend point le
mal impossible ; ce manque que l’on nomme mal, n’est que l’action de la
nature limitée quand elle contrevient à sa fin ; les créatures limitées
sont le sujet du mal ; cette limitation ou cette aptitude à l’erreur (ce
qui est la même chose) est co-naturelle à toutes les créatures et il serait
parfaitement absurde de penser que celles-ci pussent en être privées, car, si
c’était le cas, elles seraient infinies comme l’est le Créateur, éternelles
comme lui, indépendantes comme lui, en un mot, elles seraient lui, c’est-à-dire
qu’elles devraient être créatures sans avoir été créées, ce qui est une
contradiction. Car la possibilité du mal à laquelle sont soumises les
créatures est métaphysiquement nécessaire, si bien que pas même la
toute-puissance de Dieu ne peut faire que le mal ne soit pas, s’il veut que les
créatures soient les siennes.
Par conséquent, ni la nature du
mal, ni la possibilité du mal, ou (ce qui est pareil), la limitation de
la nature, n’est une objection à la sainteté et perfection divine ni ne la
contredit : la première parce qu’elle est une amère privation, et
la seconde parce qu’elle est nécessaire à toutes les créatures créées et à créer.
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[1] Qo, 3, 1.
[2] Qo, 3, 11.
[3] Ac, 1, 7-8.
[4] Jb, 13, 15.
[5] Mt, 24, 36.
[6] Mc, 13, 32.
[7] Mc, 13, 33.
[8] Mc, 13, 37.
[9] Rm, 11, 33-36.
Omnis creatura certis suae naturae
circumscripta est limitibus.
Ambroise, De spiritu sancto, I, VII.
188. Mais il me faut aborder à présent
la contradiction suivante. Tout d’abord, l’on se demande pourquoi Dieu
tout-puisant, qui est la sagesse et la bonté même, n’est-il pas l’auteur de
créatures parfaites, incapables de montrer de défaut dans leurs opérations.
189. Répondre à cette difficulté
nécessite que nous considérions la nature des choses créées dans lesquelles le
mal se trouve comme un sujet propre : il est nécessaire que nous
comprenions bien que si Dieu, en créant l’univers, devait ne pas faire un autre
que lui-même, il était alors nécessaire que l’univers et toutes les choses
contenues en lui fussent limitées.
La limitation
entre dans la nature de toutes les choses qui se situent hors de Dieu : c’est la loi fondamentale de la création, la clef de la
divine Providence.
190. La conséquence de ce principe est
que toutes les créatures doivent avoir par nécessité une limite existentielle
parce que, précisément, elles sont créatures, et c’est en ceci qu’elles doivent
avoir un mode opératoire limité, et donc accidentel et avec des manquements.
Voyons à présent brièvement combien la limitation de la nature porte en elle
celle des opérations qui reste sujette aux manquements, en rencontrant cette
loi dans les trois genres de chose qui sont les choses matérielles, sensibles
et intellectives.
191. Premièrement, ceci se manifeste
dans les natures matérielles qui ne peuvent étendre leur action hors du lieu
qu’elles occupent ; l’une ne peut entrer dans l’espace de l’autre, et
lorsque toutes deux s’affrontent pour s’introduire dans l’espace l’une de
l’autre, elles en viennent à se briser et à perdre leur intégrité. Je ne
m’attarderai pas à m’avancer plus avant dans l’examen de cette erreur
d’opération dans la nature corporelle, ce qui m’engluerait dans des
raisonnements trop difficiles et trop longs, par lesquels je devrais avant tout
chercher s’il est possible de trouver quelque perfection subjective, ou si
chacune de leurs perfections consiste dans le fait d’être objet pour la nature
intelligente qui le perçoit.
192. La nature sensible a ceci de
limitation naturelle d’être entièrement passive, et ceci est absolument
nécessaire. Si nous retirons cette passivité au sens, disparaîtra de nous
l’idée de sens. La nature du sens étant ainsi, même Dieu, avec ses attributs,
ne peut faire qu’elle ne soit sujette à
une perception agréable comme désagréable, parce que sans cette possibilité,
elle ne serait plus cette nature sensible, mais une autre. Dieu ne peut retirer
à cette nature sensible la possibilité qu’elle soit affligée et attristée,
ce qui revient à dire qu’il ne peut faire que l’opération de cette nature ne
soit défectueuse.
193. Mais Dieu voulant former la
nature la plus parfaite de la sensibilité, il forma la nature de l’homme
intelligente et libre, qui pouvait elle-même choisir à loisir entre le bien et
le mal. La nature purement sensible était pourvue par Dieu d’un instinct
invariable qui la poussait à rechercher les sensations agréables, et à fuir les
sensations douloureuses. Mais la nature intelligente et libre ne pouvait opérer
par aveugle nécessité. Elle considère comme étant bien ce qui appartient à
l’excellence, ayant la capacité la meilleure de pouvoir maîtriser ses propres
actions, de choisir l’une plus que l’autre, selon ce qui lui plaît. Ce don
ajoute à la nature qui la possède, la noble qualité d’être l’auteur de son
propre perfectionnement, participant,
pour ainsi dire, du Créateur par la capacité de pourvoir à son accomplissement.
Mais pour que cette nature fusse aussi excellente, elle devait aussi avoir la
limitation de pouvoir faire le contraire, et de manquer ainsi à
l’accomplissement de son œuvre de perfection. Dieu ne pouvait alors, et cela
même s’il l’avait voulu, créer une nature excellente sans qu’elle fusse sujette
au défaut. La possibilité du mal
physique et moral est liée à la nature de toute chose qui n’est pas la déité,
puisque la nature de toutes les choses créées, ou possible à créer, requiert
que ces choses possèdent leurs propres limites, et cette limitation ouvre la
porte à la possibilité du mal ; ce qui veut dire que si la nature n’est
pas morale elle ouvre la porte au mal physique, mais si elle est morale, elle fait entrer le mal moral[10].
194. Ce que l’on dit des natures séparées les unes des
autres, il est nécessaire de l’appliquer aux natures considérées ensembles,
c’est-à-dire les unes mêlées aux autres.
Étant toutes dotées de quelques forces
(je désigne ici avec ce mot, toute faculté d’agir et de souffrir) il doit
pouvoir arriver lors de leur mélange qu’elles se heurtent, s’unissent et se séparent.
Et de ces actions et réactions, il est nécessaire que chaque nature reçoive des
autres des avantages et des désavantages, c’est-à-dire que les natures
sensibles peuvent se nuire ou se rendre service mutuellement et que les
natures intellectives dotées d’une très grande activité puissent à la fois être
utile et nuisible. Cette possibilité d’être utile et nuisible les unes pour les
autres, vient qu’elles sont toutes disposées, pourrait-on dire, en un même
endroit, et dotées de la faculté de s’attirer et de voisiner, ordonnée en somme
dans le même univers. Et cet appel réciproque, cette mutuelle attraction, cette
faculté de s’enrichir mutuellement comme de se détruire, conséquence de leur
nature, selon les positions et les conditions qui leur sont opportunes, Dieu ne
pouvait les assembler, ni assembler un tout de cette souveraine beauté, que
l’univers reflète à nos yeux, sans que ne soit possible, en un temps donné et
par action réciproque, un mutuel perfectionnement ou un mutuel préjudice.
195. Reprenons : le mal n’est
rien d’autre qu’un manque, et non quelque substance, quelque quantité positive
d’une substance ; il n’y a aucune cause positive qui le produit, et il
n’est besoin d’aucun principe essentiellement malfaisant pour en expliquer
l’existence ; Dieu qui remplit toute chose de sa bonté ne rend point le
mal impossible ; ce manque que l’on nomme mal, n’est que l’action de la
nature limitée quant elle contrevient à sa fin ; les créatures limitées
sont le sujet du mal ; cette limitation ou cette aptitude à l’erreur (ce
qui est la même chose) est co-naturelle à toutes les créatures et il serait
parfaitement absurde de penser que celles-ci pussent en être privées, car, si c’était le cas, elles
seraient infinies comme l’est le Créateur, éternelles comme lui, indépendantes
comme lui, en un mot, elles seraient lui, c’est-à-dire qu’elles devraient être
créature sans avoir été créées, ce qui est une contradiction. Car la possibilité
du mal à laquelle sont soumises les créatures est métaphysiquement nécessaire,
si bien que pas même la toute-puissance de Dieu ne peut faire que le mal ne
soit pas, s’il veut que les créatures soient les siennes.
Par conséquent, ni la nature du mal,
ni la possibilité du mal, ou (ce qui est pareil), la limitation de la
nature, n’est une objection à la
sainteté et perfection divine ni ne la contredit : la première parce
qu’elle est une amère privation, et la seconde parce qu’elle est nécessaire à toutes les créatures créées
et à créer.
[10] L’on démontre ici par quel lien la privation, qui
est ce que l’on appelle mal, se réfère aux limites naturelles de la créature.
Cette limitation (que certain appelle improprement mal métaphysique), est
différente de la privation, qui est ce que l’on nomme mal au sens
commun ; comme de toutes les deux diffèrent la négation. Négation,
limites, privation, sont
trois mots de signification affine, mais différentes, et il convient d’en
préciser les définitions :
1.
Négation a un sens plus
étendu que les deux autres, et sert à désigner le manque ou la non existence de
quelque chose, peut importe laquelle.
2.
Limitation a un sens plus
large que la privation, et indique la négation de quelque entité considérée comme étant une partie
d’une autre qui, si elle n’est pas nécessaire à la chose, est exclue de la
nature de cette chose, et s’appelle limitation naturelle.
3.
Privation désigne la limitation
contre nature, le manque d’une entité de la nature de la chose recherchée,
comme par exemple la fin de l’acte qui est requise de la nature de l’acte.
Lorsque l’on pense à un homme qui n’est pas,
et qui seulement pourrait être, l’on pense à une négation ; lorsque
l’on pense à ce qui manque à un homme qui est, même quand il a tout ce qui doit
avoir, et à qui manque autant de mesure ou de force qu’il est possible à la
nature humaine d’avoir, l’on pense à une limite naturelle. Et enfin,
lorsque l’on pense à une main dont un homme est privé, ou à quelque chose qu’il
pourrait ou devrait avoir selon sa nature, l’on pense à une privation,
et donc à un mal de l’homme.