Revue de la B.P.C. THÈMES
II/2007
Mise en
ligne le 24 juin 2007
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Existence et
précarité.
Argument
programmatique d’un colloque international
par Jean-Marc Trigeaud,
professeur des universités
Sans froid aux yeux de l’esprit
J’abats mon jeu :
cet essai d’Aragon publié à Paris, aux Editeurs français réunis, en 1959, tombé
fortuitement entre mes mains, m’a convaincu d’une sorte de changement de
méthode dans l’approche d’un thème destiné à nous réunir. Peu en importent les
visées. Il s’agit d’un appréciable manifeste de sincérité intellectuelle et
morale qui doit porter leçon (et qui me rappelle l’ultime, si émouvant et si
sublime, Ainsi soit-il d’André Gide), justifié par l’idée, qui pourrait
paraître certes quelque peu ingénue, d’un : « je suis contre la diplomatie
secrète »…
Commençons donc par le pè des vieux Grecs, le
« commencement », là où il paraîtrait bien devoir se situer, sans
froid aux yeux de l’esprit.
Nord de la France. Début de l’année 2006. Les autorités
politiques décident unilatéralement de la fermeture d’un centre d’accueil aux
réfugiés de la Croix rouge. Un prêtre qui apportait de la soupe à un
sans-papiers est arrêté, déféré à un tribunal et pénalement sanctionné. Le
ministère public, tout dévoué à la Chancellerie, avait requis la bonne charge,
ignorant comme ailleurs obligation naturelle ou état de nécessité.
Le délinquant condamné est montré du doigt, par une opinion
qui approuve et surenchérit. Mauvais exemple, sans doute. Les
« philosophes », grandes âmes sensibles, s’y mettent. Et,
naturellement, au goût du temps,… justifient. Ils vont chercher des raisons,
très nobles, dans le retour nécessaire à un ordre « naturel » (sic)
et productiviste. Evidemment, celui qui les emploie. Les malheureux penseurs,
de peu de crédit scientifique il est vrai (l’université ou la recherche n’en a
pas toujours voulu), sont appointés pour vivre, comme on sait, par les grands
médias, les puissances de la finance, et ils sont parfois les conseillers des
princes au pouvoir. Passons. Ces horreurs, sous apparence de bals masqués, en
renvoient à d’autres.
Alors, chers collègues et amis, avant de nous installer à la
tribune ou à la table d’un colloque, et au moment où vous me pressentez si
sympathiquement en vue d’un séjour qui s’annoncerait agréable, je voulais
simplement, sans être trop « anti-académique », alerter votre
intelligence et votre coeur sur ce symbole qui, vous le reconnaîtrez, vaut
comme rappel à ce qu’il y a de plus important dans la pensée et est censé, nous
tous, nous mouvoir, et même nous justifier, et nous incite peut-être à
« agir », c’est-à-dire, en l’occurrence, à témoigner par l’esprit
pour autant que nous réfléchissions vraiment, et pour autant que nous
voulions bien assigner à notre réflexion des objets ou des référents réels
derrière ses objets ou référents purement culturels ou mentaux…
De l’urgence du philosopher
S’enfermer, en effet, dans le savoir spécialisé d’un point,
même si on « l’universalise », et regarder avec une stupeur muette,
de cette altitude prétendue, le reste d’un monde pour n’en « rien
dire », n’est-ce pas une espèce de maladie souvent cachée de l’abstention
ou de la rétention qui fait injure au sens de la réflexion ? Et n’est-ce
pas notre repoussoir commun ?
L’activité de réfléchir ne consiste-t-elle pas à tout
intégrer de l’expérience vécue, de la plus psychologique et affective à la
plus spéculative, en un seul mouvement de pensée qui assure l’homogénéité de la
personne et la fait réagir identiquement et analogiquement, présentant à
elle-même et aux autres le spectacle du vivant, ou de la donation
d’existence en acte ?
Or, le philosophe n’est-il pas enclin à tomber, comme tout
« savant » et tout « universitaire », dans ce défaut majeur
et redoutable qui aliène la pensée ?
Mais une autre pente le guette, qui n’est pas la moins
pire : celle des savoirs hâtivement généralisateurs, transformant la
culture en « produit » transmissible, et visant même à la
« patrimonialiser », en la réduisant à un « avoir »
d’idées, voire à un corpus documentaire de références et de livres. En pareil
cas, brûlons tous les livres ! Et abandonnons, s’il vous plaît, toute
référence, et surtout toute expression ou tout mot « reçu », dont
nous n’expliciterions pas le sens en l’initiant par son principe !
Le refus, passionnément, avec véhémence, d’une culture
générale qui est celle de la sophistique, exploitée par d’habiles manipulations
pour « gagner », dans l’émulation des concours de scènes, et que
connaît bien le monde du droit dont elle est native, en s’adaptant aux besoins
ou aux attentes légitimes des prétoires ou des assemblées, tient à la
récusation du sens de la vérité des principes et au détournement de leur mise
en situation réelle.
Mais, d’une autre manière, ce refus rejoint au fond celui du
scientisme des savants, résolument rivés à leur objet circonscrit, répugnant
significativement à assumer une vérité entière et la valeur qu’elle implique,
et niant l’engagement qu’elle suppose, en lui préférant ce que j’appellerai de
commodes ou toujours accessibles contemplativités ontologiques partielles.
Ces deux tendances font ainsi obstacle à la vie
intellectuelle qui est réputée nous animer et qui cherche constamment, en tout
cas, à se soustraire à la quiétude d’un confort immobile : qui est sans
cesse attirée par le movere ou par « l’inquiétude » en son
acception première, condition même du sens de la contradiction et de
l’affrontement dialectique de l’altérité de l’être.
A moins d’opter pour un idéalisme de refuge, ou à moins de
pratiquer pour l’activité d’ascèse méthodologique indispensable et respectable
en son genre de l’historien des idées, qui n’en participe certes nullement, il
n’est pas de philosophie à proprement parler sans objet de pensée, et il
n’est pas d’objet de pensée sans référent réel et « situé »,
et, si possible, existentiellement compris. Il n’est pas de philosophie
qui ne vibre au rythme de la vie et ne s’enclenche sur les événements qui la
jalonnent, en reflet d’authenticité, dans l’intériorité intellectuelle de
chacun, de ses vicissitudes ou de ses tourments. Il n’est pas de métaphysique
ou de théologie non plus, à moins d’être entraîné là encore, vers le périphérique,
voire dans quelque itinéraire onirique, qui ne soit à désimpliquer par
analyse régressive, en prise sur le réel, d’un contenu empirique, qu’il
soit à caractère moral, juridique, politique, social, économique, esthétique,
certains contenus seulement présentant le visage unique de la valeur :
contenus moraux ou normatifs, d’un côté, que fixe un droit et
qu’est présumé défendre un politique ; contenus esthétiques,
d’un autre côté, que retient le langage des œuvres dans l’histoire.
L’esprit de ce colloque pourrait être signifié suffisamment
en ces termes.
Mais souvenons-nous de l’expression rosminienne de « charité
intellectuelle », prolongeant et dépassant en toute son amplitude
l’intuition leibnizienne de la « charité du sage ». N’indique-t-elle
pas ici que le rôle du philosophe est de sacrifier avant tout au nécessaire,
non seulement, cela va de soi, dans l’ordre d’une ontologie qui satisfait une
vocation contemplative, dans l’inachèvement, mais aussi dans celui d’une axiologie
qui oblige à l’action morale, par le témoignage et l’engagement,
quand il s’agit d’accomplir un processus incomplet s’il se confine
exclusivement dans un « savoir » de l’esprit.
Il est ainsi
enviable aux activités matérielles d’une « charité concrète », ou
d’un humanitarisme concret, de parvenir à se faire comprendre, par un
vocabulaire élémentaire qui est celui des simples comportements (« rendre
l’idée sensible » ou esthétique, recommandait Platon…), tandis que les
activités morales du témoignage dynamique de la pensée, qui ne cesse de
dialectiser sur les valeurs à désimpliquer du réel, paraissent si peu
évidentes, alors qu’elles devraient s’imposer à l’horizon de tous les esprits,
et alors qu’on ne voit pas, de toutes façons, comment les premières ne seraient
pas la cause, consciente ou non, des secondes, même si elles semblent déjà
constituer par elles-mêmes, bien sûr, une cause et un effet suffisant.
Témoigner sur l’existentiel
Un élan humanitaire est compréhensible pour les uns, mais,
pour les autres, tout se passe, presque dramatiquement, comme s’il n’y avait
aucune urgence ni aucune nécessité de même nature que celles qui sous-tendent
les attentes matérielles. Une analogie qui pourrait d’ailleurs révéler des
corrélations profondes, car les manques produits ici ne se sont donc pas
manifestés sans cause, et les effets matériels ont bien dû pourtant être pensés
ou, du moins, être perçus, avant de pouvoir se développer…
Tout indique par là que nous pourrions être suspects de nous
soustraire au principal, sans doute, de nos devoirs, celui qui nous justifie:
le devoir de suspendre les éléments d’un savoir auxiliaire (souvent d’érudition
ou d’apparat critique), le temps de nous interroger gravement sur la mesure à
donner à la mobilisation de notre savoir acquis dans l’ordre des principes. Car
ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons essayer de résoudre les
problèmes posés par les contradictions apparentes d’un « discours
dominant » ou d’un « discours fort », qui heurte les esprits
lucides, même s’ils ne discernent pas les sources de leur malaise, qui ébranle
ceux qui supportent déjà une injustice, et qui double donc celle-ci.
Ainsi pouvons-nous percevoir plus clairement le but de notre
activité de pensée : elle consiste, à l’instar d’efforts dits humanitaires
ou caritatifs dans le monde matériel (une comparaison par où tout pourrait se
rejoindre), à faire don de nos capacités critiques d’analyse pour identifier
et faire reculer un mal de la pensée qui est porteur d’injustices ou
aggrave les injustices déjà subies. Qu’un tel mal ait ses chaires installées,
ses collections et ses médias, importe peu. Ces moyens sont abondants et
fournis, soumis aux lois, obscures en leurs mobiles, d’un marché
culturel ; et ils conspirent généralement contre l’œuvre
« publique » du milieu scientifique et universitaire, dont les canons
sont aussi discrets que difficiles et enviés, et qui ne risque pas, quant à
lui, d’en passer par elles. Beaucoup sont engagés dans cette mouvance, en
effet, qui ont fui ou délaissé le débat de nature proprement philosophique,
d’un côté, et ont saisi, de l’autre, l’alibi d’engagements politiquement situés
et rentables, toujours partiels, partiaux, et à l’étrange moralité sélective,
retenant opportunément les uns et gommant cruellement les autres, - la belle
universalité, dans le vent de l’histoire !
Encore fallait-il à tout ceci un argument emprunté aux
thèmes majeurs d’un propos jugé dominant et même pour tout dire
« mondialisé », sans latéralisation ou individualisation historique et
sociale excessive, qui pourrait l’amputer de sa dimension universaliste.
Nous l’avons tiré du discours sur le travail et la
productivité. Mais il connaît des extensions diverses ou de nombreux avatars.
Il vise la contingence ou plutôt la « précarité » appliquée à
l’homme hic et nunc, et il se nourrit de diverses références, implicites
ou non, à son identité.
Mais il y a là comme l’écho lointain et confus d’une seule
et même pensée qui pose question, depuis que l’on a été invité à admettre que
cet homme serait, comme l’individualité empirique de Foucault, au début de l’Archéologie
du savoir, un simple phénomène, ou, comme le sujet rationnel de Ricoeur,
une pure « ipséité », même si elle est capable d’auto-appropriation
et, par là, de « mienneté »… Cette terminologie néo-empiriste ou
néo-rationaliste ne traduisait-elle pas déjà, au fond, la dénégation
persistante de l’existence humaine et de sa dignité intrinsèque ? Et
devons-nous jouer vraiment les étonnés que l’on ait pu en tirer aujourd’hui de
telles conséquences qu’elle laissait clairement présager touchant le travail et
la production de l’homme et engageant presque sa redéfinition selon le droit et
l’Etat ? N’est-ce pas alors pour nous un impératif de réveiller notre
réflexion afin de ne pas permettre à des idées qui pourraient véhiculer bien
plus que des erreurs d’avoir un tel poids sur l’histoire ?
Chacun trouvera « l’entrée » qui lui sied par ses
protocoles disciplinaires, qu’ils soient ceux de l’histoire de la philosophie,
ceux de la théorie et philosophie du droit, ou ceux d’une approche à caractère
théologique.
L’universalisation qui conduit la réflexion du philosophe
suppose de telles entrées, mais ne s’y tient pas : elle aspire à atteindre
un objet immanent réel, incarné dans les existences, et elle reprend et élabore
ainsi enfin au juste plan qui est le sien, le procès qu’une conscience commune
et « irréfléchie » entend dresser d’emblée contre un discours fort,
soupçonné d’introduire un code de lecture aux inspirations discutables.
Démystifier les apparences
Face à la montée de divers courants, plus idéologiques que
philosophiquement justifiés, relativisant la personne humaine, et l’exposant à
une situation sociologique et culturelle, si ce n’est juridique et politique,
susceptible d’accroître la précarité de sa condition naturelle, sans la limiter
vraiment, ni permettre le meilleur développement de toutes ses richesses, il a
donc semblé important de provoquer une réflexion d’ensemble sur ces différents
enjeux critiques nés la « post-modernité » et diffusés par de
puissants moyens matériels de communication.
Dans cette perspective, qu’avons-nous fait de la tradition
de pensée métaphysique et éthique dont nous nous estimons investis concernant
« la personne », affrontée à des idées qui, directement ou
indirectement, en invalident ou en contredisent le sens ?
Il ne s’agit plus seulement de nous livrer à un effort
d’analyse technique, par ailleurs indispensable, visant à explorer le savoir
ancien attaché à telle ou telle philosophie que nous ratifions volontiers, mais
d’assumer, le plus dialectiquement et démonstrativement, des arguments
contraires, qui sont ouvertement ou implicitement formulés à travers les
conceptions visées, et qui menacent à la fois les principes ou exigences dont
nous nous réclamons et, plus concrètement, une humanité souvent dans le
dénuement, mais aussi bien en apparence « cultivée » et
« formée », et parfois même si peu intellectuellement protégée dans
le fond qu’elle peut devenir « l’alliée objective » d’oppressions qui
sans tarder se retournent aisément contre elle.
S’il est un combat intellectuel et moral que ne saurait
ainsi éviter la pensée, il doit dès lors s’attaquer aux faux-semblants d’un
monde politico-médiatique qui usurpe souvent le même vocabulaire, invoque à
l’envi le respect de la personne, de l’homme et de ses droits, l’expose dans
ses tribunes et à travers ses hérauts accrédités, mais qui, par une logique peu
scrupuleuse, bien que parfois inconsciente de ses présupposés ou
« innocente » (dans une non-culpabilité nietzschéenne du devenir),
s’emploie à en fausser la signification et à la détourner vers ce qui lui est
le plus opposé.
Cet effort critique est à pratiquer sans répit pour
débusquer les nouvelles sophistiques. Tout philosophe a le premier office, en
effet, de les dénoncer, lui qui n’est pas un entomologiste, ni un conservateur
d’idées « acquises », même s’il collectionne idées, représentations
et conceptions du monde dans ses documentations archivées et objets
d’enseignements formateurs des plus jeunes. Et cette mission, l’on sait qu’elle
s’inscrit également dans l’éthique minimum de toute théologie se tenant
à l’écart du pharisaïsme misologique et de ses « grammaires », et ne
recherchant pas les immunités d’opinion.
Comment ne pas en l’occurrence citer deux passages venant si
bien à propos du Jésus de Nazareth de Joseph Ratzinger (Benoît XVI),
dans l’éd. Française Flammarion, de ce mois de mai 2007, en commentaires
successivement de la troisième et de la quatrième des « Béatitudes »
du « Sermon sur la montagne » ? Quant à ceux qui
« pleurent », l’attention doit être spécialement portée sur ces
« hommes qui ne hurlent pas avec les loups, qui ne se laissent pas
entraîner à se faire les complices de l’injustice devenue naturelle, mais qui
au contraire en souffrent. Même s’il n’est pas en leur pouvoir de changer dans
son ensemble cette situation, ils opposent au règne du mal la résistance
passive de la souffrance, la tristesse qui assigne une limite au pouvoir du
mal » et qui est une sorte de « contre-pouvoir » (p. 108, 107).
Quant à ceux « qui ont faim et soif de justice », il s’agit de
« ceux qui ne se plient au diktat
des opinions ou des habitudes dominantes » et « s’opposent à ce diktat
dans la souffrance (…) ; il s’agit
de personnes qui scrutent autour d’elles à la recherche de ce qui est grand, de
la vraie justice (…), qui ne se contentent pas de ce qui existe, qui
n’étouffent pas l’inquiétude du cœur incitant l’homme à se dépasser et le
poussent à entreprendre un chemin intérieur, tels les Mages d’Orient à la
recherche de Jésus (...). Ces personnes possèdent une sensibilité intérieure
leur permettant d’entendre et de voir les signes imperceptibles que Dieu envoie
dans le monde et qui brisent la dictature de l’habitude » (p. 112). Mutatis
mutandis, ces propos replacés dans le contexte argumentaire qui est le
nôtre prennent une résonance qui ne saurait laisser indifférent. D’autant
qu’ils se relient très étroitement à la notion décisive de
« pauvreté », analysée comme situation ou disposition de radicale
humilité de l’esprit et du cœur, tendue vers une nourriture substantielle ou
« pain » de vie désignant la Vérité, qui est parole ou logos,
(en quoi subsiste un lien majeur avec le sens même de toute philosophie,
d’exigence socratique), mais qui correspond surtout, existentiellement et non
plus mentalement, à la Personne (v. p. 290 et s.).
Mais, pour le philosophe du droit et de l’Etat, cette
attitude de dialectisation critique va revêtir une dimension supplémentaire qui
raccorde justement le plus abstrait de nos spéculations au plus concret de
l’existence personnelle, et qui entend découvrir sans complaisances les
concepts sous-entendus à travers les discours juridiques et politiques
déterminant le statut conféré à l’homme.
Conceptions en présence
Des conceptions n’ont cessé de prétendre promouvoir le bien
de cet homme, et se sont toutes ralliées au respect de la personne humaine, et
ont toutes développé des arguments visant à lui rendre justice.
Conceptions d’un humanisme matérialiste d’hier, véhiculant
le schéma marxiste de la dépendance du processus de reconnaissance par le
travail social, et trahissant une définition relationnaliste de l’homme
niant la primauté de son existence, héritée du généricisme de Feuerbach.
Conceptions renouvelant aussi bien la doctrine classique du
droit naturel, mais l’inclinant dans une direction idéaliste et néo-kantienne,
souvent oublieuse que la nature universelle est le témoin d’une personne
singulière ou unique, et que la raison universalisatrice du rationalisme n’est
pas l’esprit intuitionnant l’acte irréductible de l’existence ;
conceptions ainsi portées à des dérives suspectes, en cautionnant des théories,
ici de la guerre juste irresponsable, ou là d’une économie de marché
incontrôlée.
Conceptions enfin néo-libérales, délibérément mélangées à
ces dernières, attachées à la fameuse « valeur-travail », livrant
l’homme à une agonistique méritocratique, et centrées sur une représentation
empiriste qui procède, au-delà d’un Locke et d’un Burke, ou aujourd’hui d’un
Rorty, du même idéalisme sans le savoir toujours, et renoue avec la définition
relationnaliste, et conduit à la même négation matérialisante et, en tout cas,
généricisante, d’une prééminence de l’existence et de la vie.
Pour nous borner à notre champ immédiat, dans l’optique
d’une rencontre, autre paraît bien le réalisme de la personne. Toutes
proportions gardées, quant au respect de nos conceptions respectives, et du
vocabulaire dont chacun use volontiers en manifestant sa spécificité, autres
semblent tout de même tous nos efforts pour essayer de qualifier la personne,
celle que j’ai qualifié moi-même depuis quinze ans d’« universel
singulier », après l’abandon du langage intialement formé à partir de gr.
« prosôpon » (afin de débarrasser le mot latin « persona »
de connotations limitatives dont il risquait d’être chargé en France dans le
sillage des conceptions néo-kantiennes – de Lachelier à Lacroix - ou de celles
encore sociologiques de Mounier et du mouvement Esprit) ;
Autres pourraient être nos voies. Parce qu’elles regardent l’homme
existant sous le regard de l’esprit (n’est-ce pas ? Je le présume du
moins !), avant l’homme rationnellement mesuré à l’aune d’un critère
juridique ou étatique qui lui confère sa personnalité et ses droits, d’un côté,
et sa citoyenneté et sa participation démocratique aux processus de décision,
de l’autre.
Mais, s’il en est ainsi, pourrions-nous admettre plus
longtemps que cette existence, seul enjeu de réflexion universalisante,
et même, si vous me permettez, singularisante, puisse être réduite à la
dimension qui autorise le droit ou le politique à en faire ce qu’il veut, dans
sa perspective pratique, instrumentalisatrice et définalisatrice des valeurs de
la personne ?
Sur ce point, certes, le droit, qui a une vocation
proprement universelle, peut rejoindre le métaphysique et l’éthique, et
même s’accorder à toute théologie de la personne. Mais le danger est son
utilisation par le politique tenté de violer l’Etat de droit, et de se faire bonne
conscience en alléguant des conceptions philosophiques néo-jusnaturalistes ou
néo-libérales erronées qui ne servent qu’un instinct de domination sur l’homme.
Car, indépendamment du droit, le politique conforme immédiatement ce qu’il
retient à une pure généralité, qui, au lieu de correspondre même à celle
des citoyens (niant gravement déjà la présence de ceux qui ne le sont pas, et
auxquels appartient la République que le droit est censé définir et imposer à
l’Etat) se ramène très vite à celle des électeurs, puis à celle des membres
d’un parti, et enfin à celle des amis, dans une logique très schimittienne,
rappelant l’oligarchie ou la timarchie de La République.
L’existence ne saurait donc passer par ces grilles
déformatrices d’une généralité politique, ou d’une généralité que le politique
pousse un droit, d’abord naturel puis positif, à élaborer à sa convenance. Si
le droit est naturel, il l’est comme l’expression naturelle, universalisatrice
et, en suivant, seulement, générale, d’un être métaphysique et éthique, d’une
existence qui précède toute nature.
L’utilitarisme d’un « droit naturel » équivoque ou
complice
Autre, dans le rétablissement de l’existentiel personnel,
est enfin l’argument qui discrédite l’utilitarisme, que certains
invoquent, d’un prétendu droit naturel ignorant qu’il naît de la personne pour
s’exprimer en une nature commandée par ce qui la transcende, ou, ce qui revient
au même, d’un positivisme qui ne fait qu’objectiviser l’interprétation tirée
d’une nature autonome.
Raisonner, en effet, par la transversale de l’universalisable
ou du généralisable, naturel ou positif, n’est pas penser
par le singularisable, seul en profondeur universalisable réel et
concret de la personne. Or c’est à cet égard que s’introduit le plus
déloyalement un doute dans la conscience justifiante, si elle se réfère à une
quantité ou à une moyenne aveugle, et en vient à affirmer inévitablement qu’il
vaut mieux sacrifier la partie au nom du tout.
Qui ne l’admettrait, en effet ? Mais n’est-ce pas alors
fausser les choses que d’avoir perçu le « tout » dans ce qui
appartient à l’homme, et, donc, dans ce qu’il fait, selon une simple
dimension praxéologique, à défaut de l’avoir discerné dans ce qu’il est,
suivant une démarche ontologique que l’on aurait convenu de fuir ? Où est
alors le « vrai tout » ? Dans ce qu’il est
« raisonnable » de retenir au sein d’une nature ou d’une positivité
de statut ? Ou bien dans ce que l’esprit impose métaphysiquement et
éthiquement au regard lucide et généreux de son intuition première, qui se pose
sur les existants, dans l’expérience d’un monde donné, et qui s’applique aux
personnes vivantes et incarnées ?
La confusion des deux « tout » est bien à la
source de ce mode d’approche discutable qui contamine vite les débats sur le
juste et l’injuste, et les entraîne vers l’hypocrisie de jeux formels, quand il
ne s’agit plus que de classer des ordres subalternes sans plus même d’attention
à l’ordre prioritaire de l’être ; quand il s’agit d’adopter un
décisionnisme des valeurs à respecter, en brandissant les autorités qui les
couvrent, et en leur transférant artificiellement une légitimité dogmatique,
sans même consentir au substantiel vivant : à la valeur du devoir-être
de ce qui se donne dans l’être.
L’occasion est donc d’entamer le procès d’un type d’argument
relativement fréquent auprès des tenants d’un droit naturel réactivé de nos
jours, et, comme on ne l’a que trop relevé, concernant les choses les plus
graves de la guerre, qu’elle soit militaire ou économique et financière, avec ses
conséquences d’appauvrissement culturel, social et matériel. Cet argument qui,
à la faveur d’incertitudes qu’il sait entretenir, conteste ou tient entre
parenthèses, sans s’en expliquer, une métaphysique de l’être et de la valeur
comme métaphysique de la personne, est l’argument habituel de
l’utilitarisme moral, d’un « conséquentialisme » ou d’une
« éthique de la responsabilité », qui sans cesse oppose le résultat à
atteindre d’une action sauvegardant un minimum universalisable ou généralisable
au témoignage de la pensée, - un témoignage absolu ou délié, en vérité et
justice, de ce que l’action a à en attendre.
Ainsi, dira-t-on, un droit naturel ne vaut qu’en tant qu’il
est effectivisable ou juridicisable, sans concéder la nécessité pour le droit
de faire respecter d’abord une vérité dont il est impossible d’assurer la
traduction juridique, car il est des vérités « plus hautes » dont la
nature participe sans pouvoir les aligner sur elle ni les assimiler tout
entières. Déconnecter d’elles la nature, sous ce prétexte de limitation ou de
finitude participative, est la confondre avec le positif sur lequel elle peut
déboucher ; et c’est la confondre aussi avec l’action qui peut lui être
adéquate (telle est la critique que nous n’avons cessé de formuler à l’encontre
d’un droit naturel conçu à la mode d’un néo-aristotélianisme et d’un
essentialisme stricts, dès notre Humanisme de la liberté, en 1985, en y
voyant, sans paradoxe, les conséquences du néo-kantisme français et de son
positivisme dans les méthodes historicistes ; comp. avec notre préf. de la
tr. fr. de L. Bagolini, Justice et société, Bière, 1995).
La personne humaine est défendable, n’est-ce pas, dans sa
pure existence physique non encore qualifiable, et encore moins quantifiable,
et dans sa « liberté » connaturelle, avant même de se demander de
quels « droits », obligeant les autres, elle peut se réclamer. Si un
droit ne protège pas cela, et va rechercher quelque interprétation puisée dans
un droit naturel qui n’est que l’autre version langagière d’un positivisme, il
est à craindre qu’un tel amalgame entre la partie et le tout ne le rende
« totalitaire ».
Le chantage permanent d’une action.
Voilà donc ce qui a déjà permis non seulement à des
positivismes (légalistes et volontaristes, sociologiques et phénoménistes ou
normativistes et empiristes), mais à des droits naturels désancrés de la
personne d’avaliser des actes politico-historiques qu’un juste repentir
aujourd’hui a la décence de réprouver.
N’est-il pas alors un devoir de prévenir de nouvelles
tendances, en particulier celles engagées par des mouvements nostalgiques
massivement répandus qui, en compensation de « repentances » quelque
peu forcées, paraissent convaincus de retours en arrière, allant même très loin
dans la remontée de l’histoire, comme très profond dans l’idée qu’un
« progrès » peut n’avoir aucun sens ? Un essayiste et publiciste
français (M. Alain Finkielkraut) s’efforce ainsi de développer toutes les
bonnes raisons qu’avait un Edmund Burke à l’encontre d’un Thomas Paine sous la
Révolution de 89, comme il démontrerait probablement que le bienheureux Ozanam,
(dont l’œuvre à la fois universitaire et morale est dans l’oubli, bien que
donnée en exemple par Jean-Paul II), ainsi que Lamartine et Hugo, avaient tort
de sembler inciter à la Révolution de 48, face aux mises en garde
« utilitaires », s’il en fut, car de « droit naturel »
(mais lequel donc ?), du clan « catholique libéral » de
Dupanloup et de Montalembert et des partisans d’une vision… protégeant moins
les personnes que …les patrimoines (et les acquis …ou certains effets des
spoliations de la Restauration), et accusés de confondre (comme le dira H.
Guillemin) « Dieu et le Capital » ? Beaucoup de réminiscences,
et non des moindres, émergent à ce propos dans les temps que nous vivons.
Mais peut-être serait-ce le moment de relire l’essai que
Maria Adelaide Raschini a publié sur Rosmini et l’idée de progrès,
(tr.fr., Bière, 1995), et sur l’opposition des concepts « réaction »
régressive et « progrès » comme « épiphanie de l’homme »,
démontrant une autre lecture que la maistrienne ou l’hégélienne (ou a
fortiori la rousseauiste, tirée du « perfectible » - comp. le
beau livre de Robert Derathé), et dévoilant originalement des complicités
inattendues entre les réductions régressivistes et les euphories d’un
progressisme vide qui peut les entretenir…
L’ennemi intime de toute pensée authentique, que tue
d’ordinaire la politisation voire, en bonne conséquence, dans l’esprit du
temps, ce qu’il faudrait bien nommer la « policiarisation » des esprits,
établissant en effet entre eux des lois de suspicion à l’égard de
transgressions formelles (d’appartenances sociologiques « droite » et
« gauche », notamment), tient donc à un rapport toujours inversé
entre les moyens et les fins, entre le second et le premier, entre constitutif
et directif, entre fondement et justification, entre légalité et juridicité ou
justice, …entre utile et inutile.
Qui n’a pas d’abord le sens de cet inutile est perdu pour la
pensée, pour cette vérité et pour cette justice. Et l’on sait l’objection sournoise du sophiste, qui est de
vanter une bilatéralisation familière à la raison qui divise, à l’encontre de
l’esprit qui unifie et dépasse vers un « troisième terme » seul
universalisateur, - cette objection qui ne cessera d’opposer : « oui,
mais ‘en face ‘, …mais ‘les autres’ ? » - comme auparavant :
« oui, mais il faut agir et on ne peut rien en tirer pour l’action, donc
c’est faux ! » .
L’argument doit
faire taire une critique accueillie dans sa justesse dérangeante par un
« camp », quand ce camp n’est plus pris pour le reflet d’un absolu de
référence, mais en vient à être comparé à celui auquel il entend s’opposer en
principe virtuellement : du moins le camp rival sinon le camp ennemi
(quoique cela en dise long sur ses conditions de naissance et sur la sincérité
de l’engagement dont il procède). La pensée devrait-on des comptes, en fonction
d’une instance d’ « autorité » de cette nature ou bien plutôt de
ce qui est censé se situer dans un terme transcendant et seul justificateur ?
Admettra-t-on donc, au nom de la dignité de l’existence humaine, les arguments
finalement triviaux ou de lâcheté morale esquivant la question posée et la
détournant vers les comparaisons horizontales qui font si peu raison qu’elles
honorent plutôt un fond de jalousie et de bassesse de l’âme humaine, avide de
regards latéraux ?
Du non-précaire personnel
sous le précaire naturel ou positif
Cela, n’avons-nous pas, dans nos perspectives propres, à le rappeler,
face à des conceptions qui vont beaucoup plus loin et qui conduisent à des
aliénations de la personne inacceptables, la faisant dépendre, non plus de
son existence donc, mais de son travail, ou de son mérite et de sa
reconnaissance, selon l’axe sacré, que l’on croyait dépassé par l’histoire,
de la religion du devenir de l’humanité à travers chacun, député du
genre, comme l’a dit Feuerbach, et selon la même trame idéologique sous-jacente
au discours Locke-Hegel-Marx, et qui se continue à travers Schmitt-Rawls-Habermas ?
Mais le seul mot « précarité » appelle une
réflexion particulière.
Il montre, en effet, de quelle trouble et immorale récupération est capable un pseudo-discours philosophique qui ferait accepter de nouvelles souffrances ou injustices à la personne humaine, en l’obligeant implicitement à admettre, comme dans l’Inde des castes, qu’il s’agit là d’une fatalité quasiment congénitale, et que de grandes raisons métaphysiques, voire théologiques sans doute, en commandent le respect.
En somme, les utilités d’un marché qui sollicitent le
philosophe d’avoir à y adapter ses concepts, reprenant les doctrines
historiques afin de les renouveler, mènent ainsi, de plus en plus souvent, à
cet argument que la culture reproduirait la nature, et que si la
nature est précaire, soumise par exemple aux vicissitudes d’un changement (natura
hominis est mutabilis, dit s. Thomas), la culture est vouée à créer des
statuts juridiques ou politiques qui la reflètent !
Mais ce raisonnement sophistique, assez caractéristique,
s’installe d’emblée dans un mensonge qui écarte l’être métaphysique et
par essence non-précaire dont la nature est l’expression, un être qui seul
justifie, qui seul est porteur de fins qu’il communique à la nature,
et dont cette nature participe, qui n’est, quant à elle, que moyen.
Or, cette non-précarité fondamentale de l’âme humaine
fait appartenir l’homme à une liberté (le « dominium sui actus » !)
par où il domine la nature dont il peut s’affranchir. Comme on le vérifie
notamment à propos de la mort ; le traitement des fins de vie par le
discours incriminé y est tout aussi significatif. Même si, il est vrai, l’on
pourrait toujours suggérer, sans jouer trop sur le mot, que le précaire connote
à sa façon la liberté irréductible et donc singulière elle-même, en révélant
par là « fondamental » de l’homme – cet homme créateur que Malraux
s’acharnait, dans son dernier essai (L’homme précaire et la littérature,
Gallimard, 1977), à opposer à l’homme utile de la généralité fonctionnelle.
D’où la nécessité de témoigner de ce qui fait l’homme,
avant d’être homme selon les définitions arbitraires et réductrices
d’idéologies puisant dans un droit naturel comme dans l’empirisme ergonomique
ou dans le rationalisme consensualiste, quand elles ne prennent pas la voie
plus marginale de matérialismes sociologisants qui les placerait aujourd’hui
dans le collimateur d’une élimination convenue.
La personne humaine n’est-elle pas digne par son existence,
et non par ce qui s’y rattache et qu’elle possède dans le prolongement de sa
nature ? N’est-il pas dès lors
impératif de revendiquer cette dignité d’existence comme étant le siège
d’une non-précarité, d’une absoluité et indivisibilité de valeur, et d’opposer une résistance intellectuelle et morale ferme à
tout discours éthique, juridique et politique visant à l’enfermer dans des
statuts qu’elle ne saurait justifier, parce qu’ils lui enlèvent cette dimension
fondamentale, alors qu’ils sont censés à l’inverse s’y ordonner ? 1
1. Et, dans le
domaine de la religion chrétienne, n’est-ce pas justement tout autant
l’occasion de l’approfondissement même d’une analyse permettant de démarquer
certaines exigences métaphysiciennes et personnalistes de toute théologie
positive ou naturelle, pratique ou politique, portée au généricisme, ou, plus
volontiers, relationnaliste, qui n’a que trop sévi, en noyant le sujet,
oublié comme créature singulière et libre, dans un collectif sociologique
ou institutionnel, comme jadis dans le phénomène empirique de son émergence
ethno-historique ou de sa manifestation matérielle et géo-politique ou
« civilisationnelle » ?
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© THÈMES II/2007