Sur les ruines de Babylone.
Défaite et reconquête du droit
par Jean-Marc Trigeaud
Professeur des universités
Dir. Centre de philosophie du droit de
l'Université de Bordeaux Montesquieu
A la mémoire du Professeur Jacques Soubeyrol
(Univ. Montesquieu)
Aux collègues et étudiants de l'Université de
Bassorah
Déni de justice.
Une obligation morale et
juridique de condamner
C'est en vain que nous avons attendu
une déclaration du Secrétaire général de l'ONU, dénonçant solennellement la
violation du droit international et l'acte d'"agression" et
d'"invasion" anglo-américain en Irak, comme il était semble-t-il dans
l'obligation statutaire de le faire, dans des termes mêmes juridiquement
prescrits.
Au lieu de cela, nous avons
constaté que l'on envisageait un avenir de "reconstruction", en
participant à des réunions avec les transgresseurs du droit, auteurs des
démolitions en cours. Laissons au juriste le soin de qualifier les faits. La
nécessité de panser les blessures n'empêche pas une nouvelle fois de respecter
la règle de droit et d'ordonner les responsabilités sous son contrôle.
Mais quel respect pourra donc
recevoir une organisation qui s'est déjugée et a perdu d'un coup toute
légitimité, si elle prétend s'ingérer illégalement à son tour dans les affaires
irakiennes sous prétexte humanitaire de secours aux populations ? Mais
qu'entend-t-elle faire d'un droit inaliénable des peuples à disposer d'eux-mêmes
? Faudra-t-il humilier le plus faible après ne pas lui avoir accordé sa
protection ?
Toujours est-il qu'aucun
pouvoir remplaçant celui établi, (même s'il est imparfait, ce qui regarde les
seuls Irakiens), aucun pouvoir donc venant des agresseurs anglo-américains ou
d'une organisation internationale sous leur ascendant ne pourra désormais
obtenir de légitimité quelconque ni de respectabilité morale, juridique ou
politique ; toute entente avec un tel pouvoir devra apparaître justement comme
un acte de "collaboration" coupable aux yeux des opinions mondiales,
même s'il prend le sinistre alibi d'un compromis inévitable par souci
humanitaire.
Mais c'est en vain que nous
avons attendu, de même, qu'un membre de ladite organisation, un membre
permanent du conseil de sécurité de préférence, demande clairement la
condamnation de cet acte, en conformité avec une "jurisprudence" qui
a sévi dans des circonstances moins graves, et pour suivre les pratiques
généralement établies concernant les autres nations.
Au lieu de cela, nous avons
été plongés dans le silence, et nous avons assisté à de oiseuses discussions
techniques sur des sujets périphériques. Peut-être ne fallait-il pas
effectivement en rajouter, en raison de certaines menaces ou de certains
chantages boursiers. La politique n'est jamais pure. Mais c'est le rôle du
juste de lui rappeler qu'elle est la
politique du droit, et que, si elle en dévie, cela peut toujours
s'expliquer, mais ne saurait aucunement se justifier.
Le philosophie du droit est
mis assez spontanément au contact des théoriciens de la justice et des juristes
qui sont impliqués dans la rédaction des textes internationaux et qui inspirent
les décisions politiquement à prendre. Certes, il en est que nous avons visés,
bien connus, et habitués de nos réceptions universitaires ou culturelles
françaises, et qui sont le plus directement responsables des projets de
l'administration américaine et de ses alliés ; ils portent une responsabilité intellectuelle et éthique qu'il
serait trop facile d'imputer exclusivement à des politiques instrumentalisés,
qu'ils soient républicains ou démocrates, même si ces derniers ont, ici comme
ailleurs, leurs effroyables corruptions ou leurs affligeantes psychopathies
profondes ; ils n'auraient certainement pas mis leurs entreprises d'intérêts
(la Lockeed Martin et les lobbies
d'armes chimiques), leurs passions et leurs déficiences mentales, voire leurs
sectes religieuses ou leurs loges au service d'idées néo-discriminatoires, si
de telles idées d'hégémonisme et de terreur ne leur avaient été insufflées,
directement ou indirectement, par des systèmes apparentés sur l'"égalité
des chances", sur la "mondialisation", sur le "choc des
cultures", sur la "lutte contre le terrorisme", sur le "danger
de l'islam" ou sur la "guerre juste"... Des systèmes qui n'ont
pas plus de réalité en Amérique qu'ailleurs et qui battent pavillon de tous
pays, la France en premier, en sachant utiliser à distance l'Amérique.
Or, la plupart des juristes et
philosophes du droit qui continuent d'œuvrer auprès des organisations
internationales, quelle que soit leur appartenance idéologique, n'ont pu ici
que manifester leur épouvante et leur consternation. Nous savons que nous
traduisons, après bien des échanges, leur sentiment quasi-unanime. Un sentiment
éprouvé devant l'atteinte portée, à une échelle publique sans précédent, à la notion même de droit et devant ce
silence singulier qui s'en est suivi, ou devant cette fuite mondaine et hypocrite
d'avoir à assumer une condamnation. Face à des populations que l'on a guère les
moyens militaires de prémunir contre l'agresseur, l'on a honte de n'avoir pas
au moins sauvé l'honneur du désaveu qui s'imposait selon le strict droit. Mais
sera-t-on libre demain de ne pas s'engager à défendre d'autres agressés, si la
même agression aux prétextes fictifs devait s'étendre à des pays voisins liés à
la France par l'histoire des plus anciens mandats d'assistance ?
Au-delà de certaines attitudes
de ferme détermination qui ont suscité sur le moment, et à juste titre, un
véritable respect, et qui avaient paru promettre de meilleurs lendemains, l'on
peut donc juger de l'ampleur de compromissions politiques dont chaque État aura
à répondre devant sa population nationale et devant l'histoire tant qu'aucune
nette condamnation ne sera énoncée : tant
que le droit ne sera pas "dit". Même si l'on peut comprendre
d'une certaine manière, que le porteur n'ait pas la pureté de ce qu'il porte,
ou qu'en un mot l'État ne soit jamais entièrement dans l'absolu du droit qui le
justifie.
Négocie-t-on le droit ?
Mais le droit lui demeure, en
dehors du politique. Ce n'est pas parce qu'on le refoule qu'il perd sa nature.
Il vit de rétrospections plus que de prévisions. Il prend souvent son temps. Et
il viendra sans doute à son heure, quand des pouvoirs plus consistants
l'aideront à fonctionner, des pouvoirs que le politique sous pression de
l'opinion n'aura pas la liberté de récuser.
Le politique ne peut en tout
cas "négocier" le droit, et donc tricher ni ruser avec lui, comme il
paraît s'employer à le faire, avec d'incontestables alibis, en fonction
d'intérêts, de contrats, d'alliances dont
le droit ne dépend pas.
Le politique ne peut invoquer
des risques, ni alléguer a fortiori une
exigence de sécurité. Seule la justice fonde le droit. Or, elle ne le soumet
pas à des éléments extrinsèques et relativisants. Elle n'est pas la justice
(brechtienne) d'une catégorie contre une autre. Elle ne sert précisément à rien
d'autre qu'à elle-même et elle attend d'être plutôt servie pour la vérité qu'elle incarne.
Cette justice de référence
consistait ici seulement en une égalité, à ne pas rompre par la voix
discordante d'un seul. Mais des élections avaient déjà montré comment, à
l'encontre de tout processus démocratique respectant un total de voix, une
manipulation de quelques théoriciens de la justice ou d'un droit naturel
inspiré, pouvait faire admettre que celui qui avait le moins de voix les tirait
d'un plus grand nombre de comtés (une loi électorale réinterprétée à l'instant
même d'un scrutin, comme en des pays que l'on veut éduquer à la liberté
politique). C'est Euripide qui a cyniquement qualifié ce chemin tortueux que
prend l'injustice chez le tyran, une injustice dont il est caractéristique
qu'elle se détourne d'emblée de l'objet le plus simple et en recherche un autre
plus compliqué, qui devient affaire de savants.
Au sujet de la guerre, il est
ainsi à déplorer que le droit ait été l'objet d'un véritable calcul contraire à son essence d'être
"dit" en entier ou de ne l'être pas. L'avoir remplacé en somme par du
politique, par le politique qui n'est que son moyen de protection formel, ou y
avoir introduit la dimension même d'un commerce, ou l'avoir édulcoré encore par
une idéologie suscitant une "interprétation" (les juristes en
connaissent déjà suffisamment les risques sur des matières spécifiques), c'est
avoir subrepticement glissé dans le droit une
subjectivité, une partialité, que ni les peuples ni l'histoire n'admettront
demain.
D'ailleurs, il est frappant
que ce soient les mêmes éléments (politique, commerce, idéologie de certaines
Lumières récurrentes) qui expliquent, au plan des causes morales, cette
agression ; les mêmes qui pousseraient sans scrupule à l'effacer aujourd'hui,
comme s'il était possible de concevoir un dépassement sans procès rigoureux du
mal commis.
L'histoire récente en procès
La déclaration que l'on
espérait eut dû être prononcée en cohérence avec les principes juridiques qui
soutiennent l'organisation depuis sa fragile naissance. Mais le silence pèse
lourd qui pourrait fortifier l'arrogance de l'agresseur dont la tendance connue
en psychiatrie est d'inverser le rapport
entre le criminel et sa victime.
Et ce silence oblige, obligera
du moins à s'interroger sur le passé récent. Il contraindra à revenir sur une
série d'événements et à remettre même en cause leur sens à la lumière de ce qui
s'est produit après.
C'est le rôle même de l'ONU au
cours de ces dernières décades qui pourrait alors donner lieu à des analyses
nouvelles et à des réexamens plus sévèrement critiques de son rôle impartial
(Colombie, première guerre du Golfe, Guatemala, Ruanda, Lybie, Liberia, Panama,
Somalie, Tibet, Tchétchénie, Côte d'Ivoire, Vénézuela...).
Certaines décisions
n'ont-elles pas été affectées d'un singulier unilatéralisme, qui pouvaient
manifester aux regards avisés de douteuses alliances avec des intérêts
matériels, voire la forfaiture même de responsables de tout premier plan ? Que
dire de silences qui ont été de même nature que celui-ci, même si cette fois il
a basculé dans l'impardonnable ? Car un silence devant une transgression
caractérisée constitue bien déjà moralement une
complicité, et cette complicité se reporte sur tous ceux qui n'ont pas même
formé la demande de reconnaissance du délit établi.
Devant les circonstances les
plus graves sans doute depuis l'Anschluss,
c'est tout un système qu'il conviendra désormais de repenser, un système qui
n'aura pas même pu vivre un demi-siècle. Mais l'ONU s'étant condamné et
délégitimé en renonçant au droit, en pactisant implicitement avec des factions,
en se faisant un droit sur mesure, un droit de coalition, sans portée
universaliste, l'avenir est ouvert à la réélaboration d'institutions à partir de nouvelles sources qui
pourraient puiser non plus dans un ordre formel épuisé et saturé, mais dans l'ordre réel des opinions.
Une telle réélaboration peut
sans doute s'engager à la transversale de ces opinions, et permettre de
fascinantes ouvertures. C'est ce qui conduira à relativiser à la fois des
politiques et des gouvernements factices, et à repenser un droit que son
instrumentalisation a perdu en le désolidarisant d'un principe de justice, si
bien qu'il n'a plus été capable d'affirmer son propre respect.
C'est très clairement à la justice et non au politique à
réélaborer le droit. Le politique et l'État sont de simples formes
structurelles et organisatives qui s'adapteront à la protection du droit tel
que la justice l'aura déterminé. Dans la substance même de son sens, cette
justice médiatise les perceptions de l'opinion, elle en respecte les référents
sémantiques, la fonction onto-axiologique ; et elle la délivre sans cesse des
connotations qu'y projettent les progagandes et les idéologies qui visent à la
réduire et à la couper de toute expérience vivante et historique.
Rôle sous-jacent des théories
du droit
Même si ce n'est guère nouveau
et si tristement l'histoire se répète, certains théoriciens d'un droit naturel
notamment (qu'il soient redevables au "christianisme positif" ou
engagés dans une justice rationnelle et "éclairée"), comme certains
théoriciens positivistes de la justice, viennent de compromettre leurs
conceptions avec l'horreur ; beaucoup l'ont ouvertement ou tacitement encouragée
(v. "La lettre d'Amérique" et ses échos), derrière des chefs de
guerre, et ils l'ont ensuite entretenue par leur mutisme ou leur
"prudence", feignant de n'y être pour rien, et osant même esquisser
des doutes ou des critiques, en s'avisant des changements d'opinion qui se
profilaient, et en prenant tout de même conscience que l'administration
américaine finissait par apparaître comme le plus grand danger de la planète
(pour reprendre les propos de M. Jack Lang, professeur de droit international
et lucidement hostile dès le début aux moindres projets de guerre en Irak...).
Mais le plus dangereux se situe bien dans ces théories plus que dans les mains
contingentes et localisées qu'elles utilisent ici ou là, généralement des mains
de malades psychologiques et matériellement puissants qu'elles excitent. L'on
exprimera en tout cas une certaine surprise devant une réinterprétation à la
mode et bien curieuse des thèses franchement discriminatoires de Huntington,
sur le "choc des cultures", lequel (comme Fukuyama, sur la
"mondialisation") n'a jamais prôné un quelconque effort de
compréhension d'un point de vue d'égalité,
mais a hiérarchisé avec
condescendance Occident et Orient (comme si l'Islam n'était pas une composante
native de l'Occident) ; le même auteur vient d'en appeler d'ailleurs au combat
directement contre l'Islam incarné dans le régime irakien. Ces thèses sont non
seulement scientifiquement et culturellement fausses mais pernicieuses et dangereuses, et si demain un
terrorisme aveugle se répandait, elles seraient parmi les causes qui l'ont
déclenché.
Quelques uns voudraient même
récupérer et donc avilir la contradiction. Trop tard : l'origine de ces
horreurs tient bien à leur vision du monde néo-discriminatoire, – par recours à
la nature ou au genre "commun" d'un supérieur déclaré
"civilisé" ou par appel à l'"éthique de la responsabilité"
et au néo-contractualisme rédempteur. Et cette idéologie funeste traverse
"objectivement" des gouvernements qui n'en ont pas forcément
conscience, ce qui prouve un type d'aliénation fanatique dont l'opinion des
masses indomptée n'est obscurément pas dupe. Même de sincères opposants
adhèrent à ces doctrines en développant leur opposition, sans savoir qu'ils
neutralisent ainsi toute capacité critique à s'attaquer aux causes morales d'un
phénomène qu'ils ne déplorent que sous son aspect politique ; ces opposants
professent d'ailleurs un "anti-américanisme" par nature sommaire et
inacceptable auquel ils associent d'autres formes de jugements d'exclusion
passionnels, alors qu'ils s'appuient dans leur critique sur des notions et des
méthodes dérivées d'ouvrages qui forment l'inspiration de ce qu'ils dénoncent.
Il serait temps de pratiquer un effort plus critique de la pensée, d'établir
une bibliographie sélective et commentée, en distinguant le faux et
l'authentique, l'éphémère journalistique qui occupe le devant de la scène et
une réflexion scientifique et culturelle plus discrète et pillée sans risques ;
et il serait opportun, au sein de cette même réflexion, de marquer plus de
circonspection à l'égard d'idées partielles et dangereuses dans leurs
répercussions sociales. Il serait souhaitable, dans le même mouvement, de
marquer, corrélativement, plus de tolérance et d'ouverture à l'égard des personnes, à l'égard des groupes, voire même à
l'égard de ceux, responsables politiques américains ou autres, dont le
comportement pourra mériter certes un jugement sévère, mais qui ne traduit au
fond qu'une faiblesse ou une maladie de l'esprit humain, même s'il peut
atteindre au paroxysme du mal. L'intransigeance est à réserver aux idées une
fois délivrées de leurs imitations imputables à des pouvoirs plus matériels et
financiers qu'intellectuels et universitaires.
Les idées fausses et les
principes tronqués, qui aboutissent à des raisonnements sophistiques, n'ont pas
de raison de conduire à quelque tolérance que ce soit : un diagnostic immédiat
de leurs carences de départ suffit à les condamner à un mode d'existence
culturel relatif et à disparaître en tout cas des références majeures. Mais
l'on peut faire confiance très patiemment à l'histoire qui ne s'est jamais
trompée dans son processus de justice immanente : qui a retenu Platon mais pas
Gorgias, Baudelaire mais pas Béranger, et même Marx mais pas Engels.
La dénonciation,
premier pas de la justice vers
le droit
Le principe même de pouvoir
retenir une sanction pour faire respecter le droit ne se pose pas, dans la
mesure où tout droit est corrélatif d'une obligation, et dans la mesure où sa
transgression entraîne au moins une dénonciation
formelle de l'acte qui l'a provoquée. Une dénonciation déjà suffisante et
dissuasive, car elle est susceptible de justifier ensuite, dans l'ordre interne
de chaque État, d'éventuelles mesures de rétorsions en tous domaines. Les États
ont d'ailleurs à rendre des comptes aux populations qu'ils représentent et l'on
peut imaginer qu'elles veilleront à ce que telles réactions soient adoptées et
effectives. Aucun État ne résiste longtemps à son opinion publique, et celle-ci
reçoit un feu vert de la formule internationale de condamnation prononcée, à
moins qu'elle ne prenne le relais de l'instance défaillante qui en était
chargée.
Quand le droit cède, il est
donc du devoir de la justice, sa cause ontologique et axiologique, d'y
suppléer, au lieu du politique, qui traduit son appareil défensif, et qui est
sans cesse redevable de ce qu'il protège devant la conscience publique. La
justice se fondera sur les pays membres de l'organisation, et, à travers eux
sur l'ordre réel de l'opinion dont
l'ordre formel juridico-politique est censé être le reflet. Quand les pays
membres manquent à leur mission, leur opinion ne leur permet pas bien longtemps
de maintenir un tel forfait. La justice passe alors par des témoins moraux,
culturels, intellectuels, philosophiques et théologiques, susceptibles de
donner une voix explicite et suffisamment élaborée théoriquement à l'opinion
qui s'exprime spontanément et ne saurait jamais se tromper dans son élan vers
la vérité, tant qu'elle se détache des conditionnements propagandistes. Mais
aucun media inféodé ne résiste bien longtemps non plus à une pression massive,
d'où certaines versatilités ; les vieux démons les retravaillent dès
l'apparition d'un drapeau américain sur Baghdad.
La sanction la plus simple
appartient ut singuli à chacun des
membres et elle leur appartient ut
communi ou collectivement s'ils conçoivent une action concertée sous
l'influence elle-même coordonnée de l'opinion qui a établi leur pouvoir, là où
la contractualisation à l'horizontale d'un politique consensualiste et
"éclairé" pour "initiés" est vouée à un "juste"
échec dans sa confrontation au réel social.
Dossier d'instruction :
des délits matériels aux
délits culturels
Encore faut-il étayer un
dossier d'instruction de tous les faits successifs de violation de règles d'abord
disciplinaires (à l'intérieur même des organisations internationales), des
délits de faux témoignages, de faux en écritures, de fausses accusations, de
pressions déloyales, de manœuvres dolosives, de tentatives d'intimidation par
démonstration de force, et d'incitation enfin et surtout à la discrimination
culturelle, religieuse et raciale, et de tentative d'éradication des témoins
les plus matériels des cultures (ce qui a des précédents à peine avouable). Les
autres faits n'en sont que les conséquences attendues, faits d'agression,
d'invasion, etc. ; même si le crime de guerre n'est pas encore avéré, comme l'a
été en 91 le passage au bulldozer de 3000 Irakiens aux mains levées qui se
rendaient et qui furent tous enterrés vivants comme quelques milliers de civils
du Panama au moment de la capture du Général Noriega... Mais ces faits étaient
préfigurables : le Professeur Hans Blix ne confie-t-il pas aujourd'hui à Berlin
que son travail a été sans cesse entravé, non par l'Irak, mais par l'Amérique "irritée"
? La recherche des armes chimiques hypothétiques (celles dont on est en train
assez aisément d'inventer des dépôts au centre de l'Irak) n'était certainement
pas au goût des représentants de l'administration américaine affamés de pouvoir
néo-colonial. Ces faits sont accentués par la violation des conventions
internationales de la guerre, par la mise à l'écart des témoins, des
journalistes indépendants (parfois délibérément mis en joue), des organismes
humanitaires officiels, du CICR lui-même, ce qui correspond à une transgression
ouverte du statut des Nations-Unies valant à elles seules des procédures de
rappel à l'ordre ; ils se trouvent enfin aggravés par une dérive inquiétante de
vocabulaire (révélatrice des intentions hégémonistes sous-jacentes) où l'on va
jusqu'à dénier à l'adversaire sa qualité en l'appelant "terroriste",
s'il n'a pas toujours l'habit militaire, et "bouclier humain", s'il
est désarmé ; l'on évolue rapidement ainsi vers le stéréotype propagandiste :
l'oppresseur, volontiers affecté, se fait passer pour la grande âme, en
assortissant son discours d'allusions émues au sort humanitaire de ses
victimes... Néron n'a pas fait mieux, pleurant de tout son amour sur les
décombres fumantes de Rome. Et quelques responsables de l'administration française
n'ont-ils pas consenti des faveurs alimentaires aux familles juives qu'il
firent pourtant arrêter et envoyer vers les camps de la mort ?
Une "agression" ne
saurait être en droit international une "guerre", à la différence de
l'intervention en Afghanistan, v. nos précéd. art., - même si elle a échoué et
a conduit plutôt à la mise en place de pipe lines par l'Ouzbekistan et à
l'extermination de 600 civils "par erreur" par les soldats américains
depuis la fin des hostilités. Mais peut-on tolérer que cette agression s'opère
dans des conditions aussi répréhensibles d'inégalité et de mépris d'autrui ?
Est-il concevable que l'on estime "normal", parce que statistiquement
"équilibré", entre 50 000 et 100 000 le nombre d'enfants qui mourront
à Bassorah faute de nourriture et de soins ? 46 000 sont morts en 91 de
dénutrition dans les quelques mois qui ont suivi les bombardements aveugles ;
600 000 devaient suivre, chiffre donné par la commission de contrôle de l'ONU,
du fait de l'embargo, dans le même temps où les compagnies pétrolières
américaines et européennes s'enrichissaient auprès des puits. Cette
quantification de la vie humaine qui a mis le droit entre parenthèses est une
technique totalitaire beaucoup plus astucieuse que celle des exterminateurs du
siècle : elle est invisible ; et elle
trouve même de bons esprits dans les sociétés chrétiennes pour croire qu'elle
est défendable au nom d'une fiction d'injustice subie.
Est-il possible enfin que l'on
maltraite ses propres soldats, enrôlés dans de tristes et archaïques conditions
de mercenariat, et qu'on les instrumentalise
: en les privant du savoir du lieu où ils se trouvent, du risque qu'ils
prennent, de la nature des produits alimentaires et pharmaceutiques qu'ils
consomment, des périls climatiques qui les attendent ; et en les soumettant à
un conditionnement idéologique de propagande (les premiers marin's arrivant à
Baghdad croyaient y rejoindre… les troupes françaises et russes sous le même
commandement au surplus que le leur!). Les promesses de bourses aux petits
hispaniques de la côte californienne (qui n'ont toujours pas toujours
"mérité" la nationalité américaine) n'auront plus guère besoin d'être
honorées : un certificat de santé est requis pour faire ses études... Et
faudra-t-il songer aux asthéniques et aux handicapés, abandonnés aux marges de
la société, qui confesseront leur frayeur et leur honte aux pigeons des squares
?
Après une rupture aussi grave,
historiquement inédite à l'intérieur d'un système jugé
"démocratique", et offrant donc une occasion ferme de réagir, la
sanction ultime d'un refus de siéger à la même table peut également s'imposer,
tant que l'ensemble des violations, délits et exactions recensés n'aura pas été
au moins reconnu (ce qui peut s'étendre à la fourniture d'armes chimiques avec
suggestions d'affectation à leurs victimes et à la constitution de commandos, à
la Légion Condor ou aux Escadrons de la mort en Ibéro-Amérique ; ou à
l'infiltration armée récente par réseaux mafieux — Vénézuela et Côte d'Ivoire).
Sanction de ce même refus en
toutes organisations collectives, tant
que les gouvernements incriminés n'ont pas été remis en cause et jugés par les
électeurs qui les ont porté au pouvoir dans chaque pays. Seul moyen
d'inciter cet électorat à se débarrasser d'une structure qui l'opprime à moins
d'avoir à estimer s'il ne réagissait pas qu'il est complice (jugement sévère de Jung sur la peuple allemand sous
Hitler et suggérant la notion de crime collectif par complicité et passivité
d'opinion).
Sanction de certaines formes
de non-collaboration visant des liens institutionnels à incidence politique ou
administrative, tant que la
reconnaissance du droit n'a pas été établie, tant que les crimes d'agression ne sont pas comptabilisés par des
observateurs impartiaux, et tant que les réparations même symboliques ne
sont pas assumées auprès des victimes. Une "reconstruction" s'il y a
démolition est à imputer aux démolisseurs, et si même des éléments du
patrimoine culturel et historique ont été touchés, ils sont à rétablir, à moins
qu'ils n'aient été détruits au titre d'un nettoyage programmé à partir d'un
porte-avion ajustant son tir sur une salle des marbres, des fouilles Parrot ou
Mallowan (l'époux d'Agatha Christie, qui composa à Nimrud un significatif : Meurtre en Mésopotamie...) — comme les
Talibans (que les États-Unis installèrent et soutinrent au pouvoir) ont détruit
les Bouddhas de Bamyan, ou comme Zumarraga avait ordonné l'audafé des archives
aztèques ou Goebels l'anéantissement de la littérature juive. De source UNESCO,
de tels actes ont été délibérément accomplis en certaines zones, pour la
consternation des archéologues de Chicago et de Philadelphie ; les plans de
musées et de sites avaient été remis plusieurs mois avant aux autorités
militaires. Mais l'on ne voit pas comment compenser l'irréparable touchant à la
mémoire culturelle, ni comment faire oublier non plus la tentative d'une
intrusion gratuite et sacrilège dans la Mosquée d'Ali à Kerbala. Certes, il
paraîtrait excessif de laisser penser que l'on peut généraliser ces tendances
comme dans ces comparaisons qui en révèlent la parenté avec le pire d'un régime
totalitaire ; et il est permis d'espérer qu'elles seront contrariées par
d'autres, ce que suscite déjà le réveil d'une mauvaise conscience (retour des
musées et réouverture des fouilles ; et en 90 les pillages pratiqués, plus que
les destructions, avaient au moins permis de sauver des pièces pour
collectionneurs fortunés) ; mais la présence totalement immorale de telles tendances justifie suffisamment qu'on les
stigmatise en leur opposant l'anti-modèle dont elles se réclament
"objectivement".
Dernière sanction, si cela en
est une : le soutien moral aux victimes agressées, autant, naturellement,
qu'aux victimes militaires américaines (sincèrement engagées et tragiquement
prises en otage dans ce mal dont la profondeur leur est insoupçonnable), sans
craindre de tomber dans la confusion d'un soutien aux politiques despotiques
qui les représentent (et qui n'ont rien à envier à bien d'autres partout en ce
monde), car ce principe de la représentation, qui signifie une abstraction,
n'est guère en cause s'agissant des victimes. Si l'on part d'un tel principe,
l'ordre du droit oblige, dans l'autre sens, à ne regarder l'agresseur que comme
un agresseur, sans plus manier le langage désormais inutilisable de l'alliance
ou de l'amitié, tout en ménageant le rapport aux soldats et aux populations
qu'il implique pris dans leur existence concrète. Un lien est toujours à
préserver avec les personnes derrière les entités qu'invoque l'agresseur ; mais
le rattachement d'une personne à une entité ne recouvre pas son engagement de
"personnage" ou d'acteur en son sein ; ne pas opérer cette
distinction serait facteur de généricisme et serait le prétexte à entretenir de
bien néfastes communautarismes. Le généricisme est constamment à prévenir dans
l'hypothèse où il pourrait se répandre comme s'il n'était pas moralement
entaché d'un soupçon discriminatoire : l'anti-américanisme est aussi absurde
qu'un anti-irakianisme. La parité des
personnes est une nécessité de première urgence. Elle désigne le seul
enracinement justifiable des communautés humaines qui revendiqueraient une
forme d'identité ou d'autonomie et de respect d'une égalité entre elles dans
l'analogie de leurs différences (v. nos études sur multiculturalisme,
communautarisme etc.).
Mais il n'en reste pas moins
que le langage ne saurait couper de la réalité qu'il exprime, ni l'identité de
la personne devenir une abstraction pharisaïque ou une pieuserie universitaire.
La personne a un substrat vivant déterminable et localisable. Hic et nunc, après avoir été américain
avec les victimes du 11 septembre, on ne peut être tout aussi pleinement
qu'irakien avec celles de l'agression anglo-américaine ; irakien sous les tirs
ou irakien "libéré" et réduit au silence sous une nouvelle
domination.
Une domination dont le
scénario tiré de La 25ème heure pourrait, par sublimation de
la faute, susciter et "spectaculariser" demain un procès des criminels
du régime disparu, non sans en avoir établi la juridiction, le droit et la
procédure, et non sans avoir formé sur sol américain magistrats et avocats qui
auraient tous la particularité (l'alibi) d'être "irakiens" d'origine.
Comme si la justice ainsi privatisée redevenait celle de César en Gaule
et pouvait traduire "le droit du vainqueur" ; comme si le metteur en
scène n'était pas appelé lui-même (avec ses complices, gouvernements des autres
nations) à comparaître en priorité pour une série de crimes commis, au nom de
la liberté, (crimes de loin supérieurs, à proportion de ses moyens, depuis des
décennies), devant la même instance internationale (CPI), pluraliste et
impartiale, garante d'un droit international séculaire ; cette instance
pourrait avoir à connaître, elle seule, des crimes perpétrés par le régime
irakien, et perpétrés de manière isolée ou avec l'aide d'un co-auteur
intellectuel susceptible de correspondre à son accusateur empressé
d'aujourd'hui.
Dieu génériciste et religion
douteuse
Même si une intervention avait
été mandatée, eut-il été possible de frapper une population civile avec des
missiles de longue portée (déclarés illicites ailleurs!) et des bombes à
fragmentation ? Peut-on de toutes manières annoncer que la liberté est offerte
à ceux que l'on agresse dans leur vie ? Peut-on oser présenter ces bombes aux
enfants comme associées à "un don de Dieu" ? De quel Dieu exactement
? Si l'agresseur a un Dieu, quel est donc ce Dieu dont la définition
permettrait qu'on l'impose par ce biais de la violence comme un Dieu
d'exclusion à celui qu'il va vaincre ? Un certain Islam même théocratique et
militaire, et engagé dans la violence à l'égard de ses ennemis, n'a jamais
adhéré quoiqu'on en ait dit à une telle conception. L'Eternel abîme..., le roman que l'on jugera partisan de John
Knittel est toujours actuel. Et l'appel à la guerre sainte n'est qu'une riposte
légitime à l'agression et aux impiétés qu'elle manifeste, dans la mesure où les
moyens employés respectent bien sûr la dignité de l'adversaire. Où a-t-on vu
une guerre, depuis Les Perses
d'Eschyle, où le Dieu de "l'attaquant" n'était pas le même que celui de l'attaqué ? C'est
au nom de la "Polis"
commune et du Dieu commun qui l'habite, protégeant les uns et les autres que les Grecs s'en prennent aux habitants de Suse (v.
nos Eléments d'une philo. pol.).
Aussi ne pourra-t-on que
dénoncer au passage cette prétendue "prière" réclamée par le Congrès
américain le dimanche 30 mars, qui ne comporte aucune résonance monothéiste
classique, ni chrétienne, ni juive, ni ajoutera-t-on musulmane : une prière qui
rappellerait plutôt un certain "christianisme positif" (celui qui
hante le contractualisme du "capitalisme démocratique", il est vrai ;
le même qui a pu inspirer la Terreur révolutionnaire en France), un
christianisme réprouvé avec une force mémorable par Jung dans Aspects du drame contemporain (Genève,
Georg, prés. du Dr Cahen) pour sa compromission avec le nazisme, un
christianisme "éclairé", paganisé et imbu de mythes indo-aryens
(comp. notre Homme coupable, p. 60),
ce dont on retrouve des équivalents de dénaturation en toute religion (ainsi
dans les bénédictions de kamikazes auto-proclamés islamiques lancés sur des
populations civiles en Israël ou ailleurs, ce qui fausse radicalement l'idée sacrificielle
; car tout autre est le sacrifice suicidaire face aux troupes ennemies, celui
que pratiquèrent les Japonais de la bataille du Pacifique, certains Résistants
français face aux SS ou les Indiens d'Amérique à l'arrivée des Conquistadors
(et qui fit reconnaître leur qualité de "personnes" capables de
s'élever au-dessus de leur instinct de conservation aux théologiens de
Salamanque) — sacrifice passif, aussi bien, des Juifs assiégés de Massada ou du
ghetto de Varsovie (comp. notre art.
"Sur la mort et 'Celui-qui-voulait-mourir'", in rev. Politeia, Univ. Montesquieu, mai 2003).
Il y aurait un précédent, nous
dit-on au XIXe s. Une prière en l'honneur du dieu sudiste en effet, le
défenseur des "éclairés"
esclavagistes qu'évoque si férocement Julien Green... On peut le colorer aux
teintes de la Révélation ou de la démocratie comme le dieu de la République des
Maîtres de Fichte, il n'en est pas moins une surdétermination de l'homme
voulant dominer sur d'autres hommes.
Faut-il donc voir au travers
de cette dimension religieuse falsifiée le reflet d'un système d'hégémonisme et
de terreur ?
Mais le religieux
qu'authentifie son universalisme et son respect des personnes est au fond
absent d'un tel système. Système de dictature libérale borné à la gestion de ses
intérêts commerciaux et incapable de servir des intérêts publics
d'alimentation, de salubrité et de sécurité des personnes qu'il ne
"voit" pas, tant qu'il ne les a pas annexées à ses propres besoins
(mais la convention de Genève ne s'applique pas aux "terroristes"
estime l'occupant non terroriste de Baghdad…) ; ces intérêts deviendront le
faire-valoir de son profit dans les clubs de droits de l'homme comme on l'a vu
en Inde et en Egypte après le départ des administrations françaises ou en
Amérique centrale après le retrait forcé des hispaniques qui avaient su ouvrir
dès le début des hôpitaux et des universités et tracer des axes d'aménagement
des villes sans renvoyer les populations indigènes à des campements ou des
taudis. Pourquoi alors détruire ou laisser détruire les symboles de la
puissance publique ? Cela n'implique-t-il pas une profanation du religieux
lui-même qui par définition assume la personne et toute personne, ce qu'ont
compris sur place des milices musulmanes ? Serait-ce pour les remplacer par
camps d'assistance et miradors, offrant aux "œuvres" de la bonne
société la possibilité d'envoyer des colis humanitaires ?
Les sanctions ainsi conçues sont
émanées de la pression des opinions individuelles et collectives, d'un réel que
le politicien fuira en le qualifiant (il a tout prévu) de "populisme"
; elles marquent la première résistance qui stimulera les résistances
politiques de peur d'échapper à ses bases. Et cette origine est à sa manière ce
qui relie la société à un modèle d'héroïsme personnel qui lui est nécessaire.
Comme toujours dans
l'histoire, mais une histoire désormais universalisée et internationale, et
de droit international, le droit se relèvera progressivement, bien qu'avec
peine, au souvenir d'actes personnalisés qui l'ont conduit à se
renouveler.
La société de droit en elle-même est "close". La société
"ouverte" qui la fortifie est celle où les initiatives individuelles,
celles de l'esprit, gratuitement, accomplissent les actes qui justifient le
groupe, qui montrent et ouvrent la voie à ce qu'il n'a pas la puissance de
réaliser. Par là, le groupe se trouve élevé et proprement "justifié",
aidé à reconstituer sa forme entrée en décadence.
Tel est l'appel que l'on peut
entendre de la voix de la conscience à toutes les initiatives de résistances,
d'objection à s'associer ou à participer à des actions internationales qui
impliquera institutionnellement la présence des responsables des transgressions
du droit et de son oeuvre de mort.
Autre chose est bien sûr de
maintenir et de développer activement, dans la ligne de cette promotion de
l'opinion comme phénomène inter-individuel et para- ou substra-étatique, des
relations personnelles qui traversent les institutions et les groupes. Ce qui
est une occasion d'affirmer à la fois la puissance critique et efficace et la
puissance positive et constructive de la conception de l'universel singulier.
Elle offre une arme au combat
pour le respect du droit quand le droit tombe et quand le politique est
incapable de le protéger et de le soutenir. Elle offre un moyen d'encourager la
générosité du don de soi dans l'échange entre les personnes rappelées à la
nécessité de redonner du souffle à la société close par une réouverture à son
inspiration oubliée, quand les échanges de stricte utilité entre partenaires ou
personnages ont démontré leur hypocrisie et épuisé leur fonction.
Du "fait-valeur" ou
l'ordre mondial d'une opinion
publique
On l'a vu pour les méfaits
incontrôlables de la mondialisation et la diffusion de produits rentables pour
les spéculateurs mais nocifs pour la santé. On le vérifie pour la guerre : un
ordre mondial est en train de naître, un
ordre réel contre un ordre formel.
C'est à partir de lui seul que
le droit pourra réédifier ses principes, certes immuables et conçus sous forme
de règles ou de topiques, de lieux communs de l'égalité, mais appliqués à un
contenu nouveau, à tout le champ des relations entre peuples et communautés
régionales.
C'est de lui seul que pourra
venir une légitimité étatique ou de gouvernement dont les schémas hérités des
Lumières manifestent à cette occasion leurs derniers effets de crispations
perverses sur des évidences de raison, des évidences contractualisables entre "initiés", mais incompatibles
avec les exigences de l'esprit et du cœur, des évidences déphasées par rapport
aux réalités historiques et sociales et inadéquates aux hommes vivants et aux
populations qui mangent et qui dorment, qui travaillent, qui aiment et qui
souffrent, et qui sont l'unique source, pays par pays, de tout pouvoir
politique en ce monde.
Fondé de la sorte sur le fait social, un fait hors manipulation à
consonance de métaphysique positive, et détaché de la libido des volontés avides, un "fait normatif" eut dit
Gurvitch, que ce fait soit individuel, personnel ou collectif, le droit est
assuré de refaire l'ordre qui sied à chaque État et à une société entre États
qu'il serait encore prématuré d'oser appeler État mondial.
Mais l'État est l'instrument du juridique, il n'en est
pas le fondement ni même la source (qui est la règle de droit dans la loi
d'État). Et il n'est nul besoin d'un État pour accréditer un droit
international substantiel, un droit pénal, une cour pénale etc. La justice suffit
et le fait qui la porte, un fait non empirique mais signifiant la valeur,
véhiculant cette valeur (là où se rejoignent l'estimative ortéguien,
l'intuitionnisme bergsonien et le culturalisme réalien).
Quelle meilleure sanction
imaginer alors, grâce à des progrès inespérés des techniques de communication,
qui permettent à deux universitaires ou à deux personnes de se comprendre et de
coordonner leur action d'un bout à l'autre de la planète ? Quelle sanction plus
adaptée, quel fait lui-même sans précédent (eut-il été possible au moment de l'Anschluss ?) que des manifestations et
des opinions qui globalement désavouent le comportement de guerre d'un
politique d'emblée délégitimé, en pulvérisant les structures des partis et les
prévisions de récupérations de leurs appareils dépassés, au moment même où
"droite" et "gauche" sont des mots devenus sémantiquement
vides, flattus vocis ?
Ce sont ces opinions
immédiates et coordonnées selon une communauté mondiale des personnes, assez
indépendantes pour s'immerger en tout groupe à la fois, qui sanctionnent le
droit, le replongent dans son lieu de justice natif.
Il n'y a donc qu'apparence
d'effondrement du droit qui se reconstitue à travers une opinion publique plus
forte que les politiques. Hégélienne
sanction du réel contre le formel. Si quelques gouvernements en Europe ont
ainsi pris l'initiative de l'opposition aux projets de guerre, ils ont pu
d'autant mieux invoquer une légitimité qu'ils bénéficiaient d'une unité
d'opinion, une unité d'opinion dans l'Europe entière et au sein de tous les
peuples qui la composent sans tenir compte de la politique de leur
gouvernement. C'est ce fait normatif,
qui rend compte d'une forme incontestable d'unité européenne. C'est le même
fait qui se manifeste par coagulation ou regroupement de perceptions
collectives en d'autres endroits du monde, des perceptions unifiées autour de
principes semblables pour suggérer les contours d'une authentique opinion
mondiale à travers ses analogies.
Une unité qui n'a cessé
d'exister se reforme ainsi, prenant conscience d'elle-même, avec plus de force
encore après les dévastations et la guerre, et elle promet le retour d'un vrai
Dieu dominant les divisions.
C'est à Babylone même L'Epopée d'Erra qui l'enseigne. Après
Jean Bottéro, qui voit dans ces récits "la naissance de notre
Occident" dans Mésopotamie. L'écriture, la raison et les dieux
(1987), Henrietta MacCall le rappelle dans Mesopotamians
Myths (1990).
Erra ? Le guerrier divin qui a
provoqué Mardouk et a anéanti la ville, et "qui a mis à mort le
juste", mais que rattrapera, pour l'apaiser et le transformer, l'esprit
des gens d'Akkad. L'intrus aura été écarté sans qu'il s'en rende même compte.
Et l'on sera enfin débarrassé à la fois d'un régime autoritaire, cruel et
malsain, et de l'usurpateur néo-colonial aussi naïf que profanateur et barbare
venu le chasser, et dont le seul salaire aura été d'avoir provoqué contre lui
une haine sourde et tenace.
Aucun mal n'est définitif qui
ne fasse réapparaître la justice qu'il contredit. Les causes morales
l'emportent toujours sur les prévisions matérielles et sur les intimidations
d'un psychologisme idéologique et primaire. A condition que les opinions d'un
plus vaste monde y participent. Ce qui, pour un temps, n'appartient plus au
seul droit, humilié dans ses attributs et dépossédé de ses fonctions.
Note du 12 avril 2003.
- Public d'abord. Ce que montre la situation actuelle
de Baghdad est bien l'impuissance d'une tentative d'hégémonisme libéral
d'assumer la dimension universaliste qui fonde et refonde une société, avant
une reprise en mains que l'on peut pressentir disciplinaire, brutale et
répressive ; or cette dimension est celle qui s'attache aux activité sacrées ou
religieuses et aux activités de la fonction publique. Il faut négocier avec les
immams… et rappeler les fonctionnaires déchus, sans quoi tout s'effondre, et
sans quoi le commerce même du pétrole ne s'opèrera que clandestinement. C'est
Benveniste (comme Dumézil) qui l'indique : aucune société n'adopte l'échange
pour principe fondamental, mais la gratuité du service public des personnes.
- Droit d'abord. Quant au droit, il semble du
devoir des hommes politiques de cesser des controverses "secondes" et
"communautaristes" sur des institutions génériques (et donc
partielles) et contingentes, par exemple l'Europe, en prenant conscience que la
politique ne fait pas le droit mais le défend, et que ce droit ne peut
s'affirmer que sous un aspect universaliste qui le soustrait à
l'Amérique d'un côté, et à l'Europe de l'autre. La faillite de la
respectabilité de ce droit, passant par l'ONU, qui n'engage nullement le
droit ni l'essence de l'ONU, mais ses structures de contrôle et les politiques
membres et transgresseurs, oblige à ressourcer un tel droit dans la justice, la
justice qui est la chose métaphysique la mieux comprise des opinions mondiales,
ce que reflètent grandes manifestations et, notamment, une certaine internationale
universitaire plus forte que les Etats. Les discussions sur les modalités du
politique à travers une administration américaine ou européenne (mais que
fait-on alors d'une orientale et d'une africaine ?) doivent céder le pas à la
réflexion sur l'exigence de la justice et du droit à caractère universel et
public, et non mondialiste, hégémoniste et privé.
- "Jamais un coup de dés…"
Déjà, la Theory of
justice anticipatrice évoquait le droit comme un jeu de monopoly ; ce
droit, disait un auteur voisin, qui est à "prendre très au sérieux".
Pas la justice.
Farce perverse et tragique où tout se tient : des numéros
ressortent, et des cartes sont proposées à l'effigie de ceux dont les palais en
partie détruits sont protégés par les armes, face à des hôpitaux saccagés ou à
des musées vidés, d'où sont sortis, sous l'œil indifférent des nouveaux maîtres
du destin, corps de chair ou corps de pierre meurtris. Et sans doute a-t-on
touché là au fond de l'abjection morale.
Mais le destin est étrange. L'oiseau Anzu n'en avait-il pas volé
les tablettes, selon un autre des plus vieux mythes babyloniens, en échappant à
la vigilance de gardiens assoupis qui se prenaient pour des devins et des dieux
? Le bel oiseau rappelle aussi que la justice a un jour raison d'un droit qui
l'ignore.
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© THÈMES V/2003