Revue de la B.P.C.                                          THÈMES                                              V/2003

 

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Sur les ruines de Babylone.

Défaite et reconquête du droit

 

 

 

par Jean-Marc Trigeaud

Professeur des universités

Dir. Centre de philosophie du droit de l'Université de Bordeaux Montesquieu

 

 

 

 

 

A la mémoire du Professeur Jacques Soubeyrol

(Univ. Montesquieu)

 

Aux collègues et étudiants de l'Université de Bassorah

 

 

 

 

 

Déni de justice.

Une obligation morale et juridique de condamner

 

 

C'est en vain que nous avons attendu une déclaration du Secrétaire général de l'ONU, dénonçant solennellement la violation du droit international et l'acte d'"agression" et d'"invasion" anglo-américain en Irak, comme il était semble-t-il dans l'obligation statutaire de le faire, dans des termes mêmes juridiquement prescrits.

Au lieu de cela, nous avons constaté que l'on envisageait un avenir de "reconstruction", en participant à des réunions avec les transgresseurs du droit, auteurs des démolitions en cours. Laissons au juriste le soin de qualifier les faits. La nécessité de panser les blessures n'empêche pas une nouvelle fois de respecter la règle de droit et d'ordonner les responsabilités sous son contrôle.

Mais quel respect pourra donc recevoir une organisation qui s'est déjugée et a perdu d'un coup toute légitimité, si elle prétend s'ingérer illégalement à son tour dans les affaires irakiennes sous prétexte humanitaire de secours aux populations ? Mais qu'entend-t-elle faire d'un droit inaliénable des peuples à disposer d'eux-mêmes ? Faudra-t-il humilier le plus faible après ne pas lui avoir accordé sa protection ?

Toujours est-il qu'aucun pouvoir remplaçant celui établi, (même s'il est imparfait, ce qui regarde les seuls Irakiens), aucun pouvoir donc venant des agresseurs anglo-américains ou d'une organisation internationale sous leur ascendant ne pourra désormais obtenir de légitimité quelconque ni de respectabilité morale, juridique ou politique ; toute entente avec un tel pouvoir devra apparaître justement comme un acte de "collaboration" coupable aux yeux des opinions mondiales, même s'il prend le sinistre alibi d'un compromis inévitable par souci humanitaire.

Mais c'est en vain que nous avons attendu, de même, qu'un membre de ladite organisation, un membre permanent du conseil de sécurité de préférence, demande clairement la condamnation de cet acte, en conformité avec une "jurisprudence" qui a sévi dans des circonstances moins graves, et pour suivre les pratiques généralement établies concernant les autres nations.

Au lieu de cela, nous avons été plongés dans le silence, et nous avons assisté à de oiseuses discussions techniques sur des sujets périphériques. Peut-être ne fallait-il pas effectivement en rajouter, en raison de certaines menaces ou de certains chantages boursiers. La politique n'est jamais pure. Mais c'est le rôle du juste de lui rappeler qu'elle est la politique du droit, et que, si elle en dévie, cela peut toujours s'expliquer, mais ne saurait aucunement se justifier.

Le philosophie du droit est mis assez spontanément au contact des théoriciens de la justice et des juristes qui sont impliqués dans la rédaction des textes internationaux et qui inspirent les décisions politiquement à prendre. Certes, il en est que nous avons visés, bien connus, et habitués de nos réceptions universitaires ou culturelles françaises, et qui sont le plus directement responsables des projets de l'administration américaine et de ses alliés ; ils portent une responsabilité intellectuelle et éthique qu'il serait trop facile d'imputer exclusivement à des politiques instrumentalisés, qu'ils soient républicains ou démocrates, même si ces derniers ont, ici comme ailleurs, leurs effroyables corruptions ou leurs affligeantes psychopathies profondes ; ils n'auraient certainement pas mis leurs entreprises d'intérêts (la Lockeed Martin et les lobbies d'armes chimiques), leurs passions et leurs déficiences mentales, voire leurs sectes religieuses ou leurs loges au service d'idées néo-discriminatoires, si de telles idées d'hégémonisme et de terreur ne leur avaient été insufflées, directement ou indirectement, par des systèmes apparentés sur l'"égalité des chances", sur la "mondialisation", sur le "choc des cultures", sur la "lutte contre le terrorisme", sur le "danger de l'islam" ou sur la "guerre juste"... Des systèmes qui n'ont pas plus de réalité en Amérique qu'ailleurs et qui battent pavillon de tous pays, la France en premier, en sachant utiliser à distance l'Amérique.

Or, la plupart des juristes et philosophes du droit qui continuent d'œuvrer auprès des organisations internationales, quelle que soit leur appartenance idéologique, n'ont pu ici que manifester leur épouvante et leur consternation. Nous savons que nous traduisons, après bien des échanges, leur sentiment quasi-unanime. Un sentiment éprouvé devant l'atteinte portée, à une échelle publique sans précédent, à la notion même de droit et devant ce silence singulier qui s'en est suivi, ou devant cette fuite mondaine et hypocrite d'avoir à assumer une condamnation. Face à des populations que l'on a guère les moyens militaires de prémunir contre l'agresseur, l'on a honte de n'avoir pas au moins sauvé l'honneur du désaveu qui s'imposait selon le strict droit. Mais sera-t-on libre demain de ne pas s'engager à défendre d'autres agressés, si la même agression aux prétextes fictifs devait s'étendre à des pays voisins liés à la France par l'histoire des plus anciens mandats d'assistance ?

Au-delà de certaines attitudes de ferme détermination qui ont suscité sur le moment, et à juste titre, un véritable respect, et qui avaient paru promettre de meilleurs lendemains, l'on peut donc juger de l'ampleur de compromissions politiques dont chaque État aura à répondre devant sa population nationale et devant l'histoire tant qu'aucune nette condamnation ne sera énoncée : tant que le droit ne sera pas "dit". Même si l'on peut comprendre d'une certaine manière, que le porteur n'ait pas la pureté de ce qu'il porte, ou qu'en un mot l'État ne soit jamais entièrement dans l'absolu du droit qui le justifie.

 

 

Négocie-t-on le droit ?

 

Mais le droit lui demeure, en dehors du politique. Ce n'est pas parce qu'on le refoule qu'il perd sa nature. Il vit de rétrospections plus que de prévisions. Il prend souvent son temps. Et il viendra sans doute à son heure, quand des pouvoirs plus consistants l'aideront à fonctionner, des pouvoirs que le politique sous pression de l'opinion n'aura pas la liberté de récuser.

Le politique ne peut en tout cas "négocier" le droit, et donc tricher ni ruser avec lui, comme il paraît s'employer à le faire, avec d'incontestables alibis, en fonction d'intérêts, de contrats, d'alliances dont le droit ne dépend pas.

Le politique ne peut invoquer des risques, ni alléguer a fortiori une exigence de sécurité. Seule la justice fonde le droit. Or, elle ne le soumet pas à des éléments extrinsèques et relativisants. Elle n'est pas la justice (brechtienne) d'une catégorie contre une autre. Elle ne sert précisément à rien d'autre qu'à elle-même et elle attend d'être plutôt servie pour la vérité qu'elle incarne.

Cette justice de référence consistait ici seulement en une égalité, à ne pas rompre par la voix discordante d'un seul. Mais des élections avaient déjà montré comment, à l'encontre de tout processus démocratique respectant un total de voix, une manipulation de quelques théoriciens de la justice ou d'un droit naturel inspiré, pouvait faire admettre que celui qui avait le moins de voix les tirait d'un plus grand nombre de comtés (une loi électorale réinterprétée à l'instant même d'un scrutin, comme en des pays que l'on veut éduquer à la liberté politique). C'est Euripide qui a cyniquement qualifié ce chemin tortueux que prend l'injustice chez le tyran, une injustice dont il est caractéristique qu'elle se détourne d'emblée de l'objet le plus simple et en recherche un autre plus compliqué, qui devient affaire de savants.

Au sujet de la guerre, il est ainsi à déplorer que le droit ait été l'objet d'un véritable calcul contraire à son essence d'être "dit" en entier ou de ne l'être pas. L'avoir remplacé en somme par du politique, par le politique qui n'est que son moyen de protection formel, ou y avoir introduit la dimension même d'un commerce, ou l'avoir édulcoré encore par une idéologie suscitant une "interprétation" (les juristes en connaissent déjà suffisamment les risques sur des matières spécifiques), c'est avoir subrepticement glissé dans le droit une subjectivité, une partialité, que ni les peuples ni l'histoire n'admettront demain.

D'ailleurs, il est frappant que ce soient les mêmes éléments (politique, commerce, idéologie de certaines Lumières récurrentes) qui expliquent, au plan des causes morales, cette agression ; les mêmes qui pousseraient sans scrupule à l'effacer aujourd'hui, comme s'il était possible de concevoir un dépassement sans procès rigoureux du mal commis.

 

 

L'histoire récente en procès

 

La déclaration que l'on espérait eut dû être prononcée en cohérence avec les principes juridiques qui soutiennent l'organisation depuis sa fragile naissance. Mais le silence pèse lourd qui pourrait fortifier l'arrogance de l'agresseur dont la tendance connue en psychiatrie est d'inverser le rapport entre le criminel et sa victime.

Et ce silence oblige, obligera du moins à s'interroger sur le passé récent. Il contraindra à revenir sur une série d'événements et à remettre même en cause leur sens à la lumière de ce qui s'est produit après.

C'est le rôle même de l'ONU au cours de ces dernières décades qui pourrait alors donner lieu à des analyses nouvelles et à des réexamens plus sévèrement critiques de son rôle impartial (Colombie, première guerre du Golfe, Guatemala, Ruanda, Lybie, Liberia, Panama, Somalie, Tibet, Tchétchénie, Côte d'Ivoire, Vénézuela...).

Certaines décisions n'ont-elles pas été affectées d'un singulier unilatéralisme, qui pouvaient manifester aux regards avisés de douteuses alliances avec des intérêts matériels, voire la forfaiture même de responsables de tout premier plan ? Que dire de silences qui ont été de même nature que celui-ci, même si cette fois il a basculé dans l'impardonnable ? Car un silence devant une transgression caractérisée constitue bien déjà moralement une complicité, et cette complicité se reporte sur tous ceux qui n'ont pas même formé la demande de reconnaissance du délit établi.

Devant les circonstances les plus graves sans doute depuis l'Anschluss, c'est tout un système qu'il conviendra désormais de repenser, un système qui n'aura pas même pu vivre un demi-siècle. Mais l'ONU s'étant condamné et délégitimé en renonçant au droit, en pactisant implicitement avec des factions, en se faisant un droit sur mesure, un droit de coalition, sans portée universaliste, l'avenir est ouvert à la réélaboration d'institutions à partir de nouvelles sources qui pourraient puiser non plus dans un ordre formel épuisé et saturé, mais dans l'ordre réel des opinions.

Une telle réélaboration peut sans doute s'engager à la transversale de ces opinions, et permettre de fascinantes ouvertures. C'est ce qui conduira à relativiser à la fois des politiques et des gouvernements factices, et à repenser un droit que son instrumentalisation a perdu en le désolidarisant d'un principe de justice, si bien qu'il n'a plus été capable d'affirmer son propre respect.

C'est très clairement à la justice et non au politique à réélaborer le droit. Le politique et l'État sont de simples formes structurelles et organisatives qui s'adapteront à la protection du droit tel que la justice l'aura déterminé. Dans la substance même de son sens, cette justice médiatise les perceptions de l'opinion, elle en respecte les référents sémantiques, la fonction onto-axiologique ; et elle la délivre sans cesse des connotations qu'y projettent les progagandes et les idéologies qui visent à la réduire et à la couper de toute expérience vivante et historique.

 

 

Rôle sous-jacent des théories du droit

 

Même si ce n'est guère nouveau et si tristement l'histoire se répète, certains théoriciens d'un droit naturel notamment (qu'il soient redevables au "christianisme positif" ou engagés dans une justice rationnelle et "éclairée"), comme certains théoriciens positivistes de la justice, viennent de compromettre leurs conceptions avec l'horreur ; beaucoup l'ont ouvertement ou tacitement encouragée (v. "La lettre d'Amérique" et ses échos), derrière des chefs de guerre, et ils l'ont ensuite entretenue par leur mutisme ou leur "prudence", feignant de n'y être pour rien, et osant même esquisser des doutes ou des critiques, en s'avisant des changements d'opinion qui se profilaient, et en prenant tout de même conscience que l'administration américaine finissait par apparaître comme le plus grand danger de la planète (pour reprendre les propos de M. Jack Lang, professeur de droit international et lucidement hostile dès le début aux moindres projets de guerre en Irak...). Mais le plus dangereux se situe bien dans ces théories plus que dans les mains contingentes et localisées qu'elles utilisent ici ou là, généralement des mains de malades psychologiques et matériellement puissants qu'elles excitent. L'on exprimera en tout cas une certaine surprise devant une réinterprétation à la mode et bien curieuse des thèses franchement discriminatoires de Huntington, sur le "choc des cultures", lequel (comme Fukuyama, sur la "mondialisation") n'a jamais prôné un quelconque effort de compréhension d'un point de vue d'égalité, mais a hiérarchisé avec condescendance Occident et Orient (comme si l'Islam n'était pas une composante native de l'Occident) ; le même auteur vient d'en appeler d'ailleurs au combat directement contre l'Islam incarné dans le régime irakien. Ces thèses sont non seulement scientifiquement et culturellement fausses mais pernicieuses et dangereuses, et si demain un terrorisme aveugle se répandait, elles seraient parmi les causes qui l'ont déclenché.

Quelques uns voudraient même récupérer et donc avilir la contradiction. Trop tard : l'origine de ces horreurs tient bien à leur vision du monde néo-discriminatoire, – par recours à la nature ou au genre "commun" d'un supérieur déclaré "civilisé" ou par appel à l'"éthique de la responsabilité" et au néo-contractualisme rédempteur. Et cette idéologie funeste traverse "objectivement" des gouvernements qui n'en ont pas forcément conscience, ce qui prouve un type d'aliénation fanatique dont l'opinion des masses indomptée n'est obscurément pas dupe. Même de sincères opposants adhèrent à ces doctrines en développant leur opposition, sans savoir qu'ils neutralisent ainsi toute capacité critique à s'attaquer aux causes morales d'un phénomène qu'ils ne déplorent que sous son aspect politique ; ces opposants professent d'ailleurs un "anti-américanisme" par nature sommaire et inacceptable auquel ils associent d'autres formes de jugements d'exclusion passionnels, alors qu'ils s'appuient dans leur critique sur des notions et des méthodes dérivées d'ouvrages qui forment l'inspiration de ce qu'ils dénoncent. Il serait temps de pratiquer un effort plus critique de la pensée, d'établir une bibliographie sélective et commentée, en distinguant le faux et l'authentique, l'éphémère journalistique qui occupe le devant de la scène et une réflexion scientifique et culturelle plus discrète et pillée sans risques ; et il serait opportun, au sein de cette même réflexion, de marquer plus de circonspection à l'égard d'idées partielles et dangereuses dans leurs répercussions sociales. Il serait souhaitable, dans le même mouvement, de marquer, corrélativement, plus de tolérance et d'ouverture à l'égard des personnes, à l'égard des groupes, voire même à l'égard de ceux, responsables politiques américains ou autres, dont le comportement pourra mériter certes un jugement sévère, mais qui ne traduit au fond qu'une faiblesse ou une maladie de l'esprit humain, même s'il peut atteindre au paroxysme du mal. L'intransigeance est à réserver aux idées une fois délivrées de leurs imitations imputables à des pouvoirs plus matériels et financiers qu'intellectuels et universitaires.

Les idées fausses et les principes tronqués, qui aboutissent à des raisonnements sophistiques, n'ont pas de raison de conduire à quelque tolérance que ce soit : un diagnostic immédiat de leurs carences de départ suffit à les condamner à un mode d'existence culturel relatif et à disparaître en tout cas des références majeures. Mais l'on peut faire confiance très patiemment à l'histoire qui ne s'est jamais trompée dans son processus de justice immanente : qui a retenu Platon mais pas Gorgias, Baudelaire mais pas Béranger, et même Marx mais pas Engels.

 

 

La dénonciation,

premier pas de la justice vers le droit

 

Le principe même de pouvoir retenir une sanction pour faire respecter le droit ne se pose pas, dans la mesure où tout droit est corrélatif d'une obligation, et dans la mesure où sa transgression entraîne au moins une dénonciation formelle de l'acte qui l'a provoquée. Une dénonciation déjà suffisante et dissuasive, car elle est susceptible de justifier ensuite, dans l'ordre interne de chaque État, d'éventuelles mesures de rétorsions en tous domaines. Les États ont d'ailleurs à rendre des comptes aux populations qu'ils représentent et l'on peut imaginer qu'elles veilleront à ce que telles réactions soient adoptées et effectives. Aucun État ne résiste longtemps à son opinion publique, et celle-ci reçoit un feu vert de la formule internationale de condamnation prononcée, à moins qu'elle ne prenne le relais de l'instance défaillante qui en était chargée.

Quand le droit cède, il est donc du devoir de la justice, sa cause ontologique et axiologique, d'y suppléer, au lieu du politique, qui traduit son appareil défensif, et qui est sans cesse redevable de ce qu'il protège devant la conscience publique. La justice se fondera sur les pays membres de l'organisation, et, à travers eux sur l'ordre réel de l'opinion dont l'ordre formel juridico-politique est censé être le reflet. Quand les pays membres manquent à leur mission, leur opinion ne leur permet pas bien longtemps de maintenir un tel forfait. La justice passe alors par des témoins moraux, culturels, intellectuels, philosophiques et théologiques, susceptibles de donner une voix explicite et suffisamment élaborée théoriquement à l'opinion qui s'exprime spontanément et ne saurait jamais se tromper dans son élan vers la vérité, tant qu'elle se détache des conditionnements propagandistes. Mais aucun media inféodé ne résiste bien longtemps non plus à une pression massive, d'où certaines versatilités ; les vieux démons les retravaillent dès l'apparition d'un drapeau américain sur Baghdad.

La sanction la plus simple appartient ut singuli à chacun des membres et elle leur appartient ut communi ou collectivement s'ils conçoivent une action concertée sous l'influence elle-même coordonnée de l'opinion qui a établi leur pouvoir, là où la contractualisation à l'horizontale d'un politique consensualiste et "éclairé" pour "initiés" est vouée à un "juste" échec dans sa confrontation au réel social.

 

 

Dossier d'instruction :

des délits matériels aux délits culturels

 

Encore faut-il étayer un dossier d'instruction de tous les faits successifs de violation de règles d'abord disciplinaires (à l'intérieur même des organisations internationales), des délits de faux témoignages, de faux en écritures, de fausses accusations, de pressions déloyales, de manœuvres dolosives, de tentatives d'intimidation par démonstration de force, et d'incitation enfin et surtout à la discrimination culturelle, religieuse et raciale, et de tentative d'éradication des témoins les plus matériels des cultures (ce qui a des précédents à peine avouable). Les autres faits n'en sont que les conséquences attendues, faits d'agression, d'invasion, etc. ; même si le crime de guerre n'est pas encore avéré, comme l'a été en 91 le passage au bulldozer de 3000 Irakiens aux mains levées qui se rendaient et qui furent tous enterrés vivants comme quelques milliers de civils du Panama au moment de la capture du Général Noriega... Mais ces faits étaient préfigurables : le Professeur Hans Blix ne confie-t-il pas aujourd'hui à Berlin que son travail a été sans cesse entravé, non par l'Irak, mais par l'Amérique "irritée" ? La recherche des armes chimiques hypothétiques (celles dont on est en train assez aisément d'inventer des dépôts au centre de l'Irak) n'était certainement pas au goût des représentants de l'administration américaine affamés de pouvoir néo-colonial. Ces faits sont accentués par la violation des conventions internationales de la guerre, par la mise à l'écart des témoins, des journalistes indépendants (parfois délibérément mis en joue), des organismes humanitaires officiels, du CICR lui-même, ce qui correspond à une transgression ouverte du statut des Nations-Unies valant à elles seules des procédures de rappel à l'ordre ; ils se trouvent enfin aggravés par une dérive inquiétante de vocabulaire (révélatrice des intentions hégémonistes sous-jacentes) où l'on va jusqu'à dénier à l'adversaire sa qualité en l'appelant "terroriste", s'il n'a pas toujours l'habit militaire, et "bouclier humain", s'il est désarmé ; l'on évolue rapidement ainsi vers le stéréotype propagandiste : l'oppresseur, volontiers affecté, se fait passer pour la grande âme, en assortissant son discours d'allusions émues au sort humanitaire de ses victimes... Néron n'a pas fait mieux, pleurant de tout son amour sur les décombres fumantes de Rome. Et quelques responsables de l'administration française n'ont-ils pas consenti des faveurs alimentaires aux familles juives qu'il firent pourtant arrêter et envoyer vers les camps de la mort ?

Une "agression" ne saurait être en droit international une "guerre", à la différence de l'intervention en Afghanistan, v. nos précéd. art., - même si elle a échoué et a conduit plutôt à la mise en place de pipe lines par l'Ouzbekistan et à l'extermination de 600 civils "par erreur" par les soldats américains depuis la fin des hostilités. Mais peut-on tolérer que cette agression s'opère dans des conditions aussi répréhensibles d'inégalité et de mépris d'autrui ? Est-il concevable que l'on estime "normal", parce que statistiquement "équilibré", entre 50 000 et 100 000 le nombre d'enfants qui mourront à Bassorah faute de nourriture et de soins ? 46 000 sont morts en 91 de dénutrition dans les quelques mois qui ont suivi les bombardements aveugles ; 600 000 devaient suivre, chiffre donné par la commission de contrôle de l'ONU, du fait de l'embargo, dans le même temps où les compagnies pétrolières américaines et européennes s'enrichissaient auprès des puits. Cette quantification de la vie humaine qui a mis le droit entre parenthèses est une technique totalitaire beaucoup plus astucieuse que celle des exterminateurs du siècle : elle est invisible ; et elle trouve même de bons esprits dans les sociétés chrétiennes pour croire qu'elle est défendable au nom d'une fiction d'injustice subie.

Est-il possible enfin que l'on maltraite ses propres soldats, enrôlés dans de tristes et archaïques conditions de mercenariat, et qu'on les instrumentalise  : en les privant du savoir du lieu où ils se trouvent, du risque qu'ils prennent, de la nature des produits alimentaires et pharmaceutiques qu'ils consomment, des périls climatiques qui les attendent ; et en les soumettant à un conditionnement idéologique de propagande (les premiers marin's arrivant à Baghdad croyaient y rejoindre… les troupes françaises et russes sous le même commandement au surplus que le leur!). Les promesses de bourses aux petits hispaniques de la côte californienne (qui n'ont toujours pas toujours "mérité" la nationalité américaine) n'auront plus guère besoin d'être honorées : un certificat de santé est requis pour faire ses études... Et faudra-t-il songer aux asthéniques et aux handicapés, abandonnés aux marges de la société, qui confesseront leur frayeur et leur honte aux pigeons des squares ?

Après une rupture aussi grave, historiquement inédite à l'intérieur d'un système jugé "démocratique", et offrant donc une occasion ferme de réagir, la sanction ultime d'un refus de siéger à la même table peut également s'imposer, tant que l'ensemble des violations, délits et exactions recensés n'aura pas été au moins reconnu (ce qui peut s'étendre à la fourniture d'armes chimiques avec suggestions d'affectation à leurs victimes et à la constitution de commandos, à la Légion Condor ou aux Escadrons de la mort en Ibéro-Amérique ; ou à l'infiltration armée récente par réseaux mafieux — Vénézuela et Côte d'Ivoire).

Sanction de ce même refus en toutes organisations collectives, tant que les gouvernements incriminés n'ont pas été remis en cause et jugés par les électeurs qui les ont porté au pouvoir dans chaque pays. Seul moyen d'inciter cet électorat à se débarrasser d'une structure qui l'opprime à moins d'avoir à estimer s'il ne réagissait pas qu'il est complice (jugement sévère de Jung sur la peuple allemand sous Hitler et suggérant la notion de crime collectif par complicité et passivité d'opinion).

Sanction de certaines formes de non-collaboration visant des liens institutionnels à incidence politique ou administrative, tant que la reconnaissance du droit n'a pas été établie, tant que les crimes d'agression ne sont pas comptabilisés par des observateurs impartiaux, et tant que les réparations même symboliques ne sont pas assumées auprès des victimes. Une "reconstruction" s'il y a démolition est à imputer aux démolisseurs, et si même des éléments du patrimoine culturel et historique ont été touchés, ils sont à rétablir, à moins qu'ils n'aient été détruits au titre d'un nettoyage programmé à partir d'un porte-avion ajustant son tir sur une salle des marbres, des fouilles Parrot ou Mallowan (l'époux d'Agatha Christie, qui composa à Nimrud un significatif : Meurtre en Mésopotamie...) — comme les Talibans (que les États-Unis installèrent et soutinrent au pouvoir) ont détruit les Bouddhas de Bamyan, ou comme Zumarraga avait ordonné l'audafé des archives aztèques ou Goebels l'anéantissement de la littérature juive. De source UNESCO, de tels actes ont été délibérément accomplis en certaines zones, pour la consternation des archéologues de Chicago et de Philadelphie ; les plans de musées et de sites avaient été remis plusieurs mois avant aux autorités militaires. Mais l'on ne voit pas comment compenser l'irréparable touchant à la mémoire culturelle, ni comment faire oublier non plus la tentative d'une intrusion gratuite et sacrilège dans la Mosquée d'Ali à Kerbala. Certes, il paraîtrait excessif de laisser penser que l'on peut généraliser ces tendances comme dans ces comparaisons qui en révèlent la parenté avec le pire d'un régime totalitaire ; et il est permis d'espérer qu'elles seront contrariées par d'autres, ce que suscite déjà le réveil d'une mauvaise conscience (retour des musées et réouverture des fouilles ; et en 90 les pillages pratiqués, plus que les destructions, avaient au moins permis de sauver des pièces pour collectionneurs fortunés) ; mais la présence totalement immorale de telles tendances justifie suffisamment qu'on les stigmatise en leur opposant l'anti-modèle dont elles se réclament "objectivement".

Dernière sanction, si cela en est une : le soutien moral aux victimes agressées, autant, naturellement, qu'aux victimes militaires américaines (sincèrement engagées et tragiquement prises en otage dans ce mal dont la profondeur leur est insoupçonnable), sans craindre de tomber dans la confusion d'un soutien aux politiques despotiques qui les représentent (et qui n'ont rien à envier à bien d'autres partout en ce monde), car ce principe de la représentation, qui signifie une abstraction, n'est guère en cause s'agissant des victimes. Si l'on part d'un tel principe, l'ordre du droit oblige, dans l'autre sens, à ne regarder l'agresseur que comme un agresseur, sans plus manier le langage désormais inutilisable de l'alliance ou de l'amitié, tout en ménageant le rapport aux soldats et aux populations qu'il implique pris dans leur existence concrète. Un lien est toujours à préserver avec les personnes derrière les entités qu'invoque l'agresseur ; mais le rattachement d'une personne à une entité ne recouvre pas son engagement de "personnage" ou d'acteur en son sein ; ne pas opérer cette distinction serait facteur de généricisme et serait le prétexte à entretenir de bien néfastes communautarismes. Le généricisme est constamment à prévenir dans l'hypothèse où il pourrait se répandre comme s'il n'était pas moralement entaché d'un soupçon discriminatoire : l'anti-américanisme est aussi absurde qu'un anti-irakianisme. La parité des personnes est une nécessité de première urgence. Elle désigne le seul enracinement justifiable des communautés humaines qui revendiqueraient une forme d'identité ou d'autonomie et de respect d'une égalité entre elles dans l'analogie de leurs différences (v. nos études sur multiculturalisme, communautarisme etc.).

 

 

Qui jugera qui ?

 

Mais il n'en reste pas moins que le langage ne saurait couper de la réalité qu'il exprime, ni l'identité de la personne devenir une abstraction pharisaïque ou une pieuserie universitaire. La personne a un substrat vivant déterminable et localisable. Hic et nunc, après avoir été américain avec les victimes du 11 septembre, on ne peut être tout aussi pleinement qu'irakien avec celles de l'agression anglo-américaine ; irakien sous les tirs ou irakien "libéré" et réduit au silence sous une nouvelle domination.

Une domination dont le scénario tiré de La 25ème heure pourrait, par sublimation de la faute, susciter et "spectaculariser" demain un procès des criminels du régime disparu, non sans en avoir établi la juridiction, le droit et la procédure, et non sans avoir formé sur sol américain magistrats et avocats qui auraient tous la particularité (l'alibi) d'être "irakiens" d'origine. Comme si la justice ainsi privatisée redevenait celle de César en Gaule et pouvait traduire "le droit du vainqueur" ; comme si le metteur en scène n'était pas appelé lui-même (avec ses complices, gouvernements des autres nations) à comparaître en priorité pour une série de crimes commis, au nom de la liberté, (crimes de loin supérieurs, à proportion de ses moyens, depuis des décennies), devant la même instance internationale (CPI), pluraliste et impartiale, garante d'un droit international séculaire ; cette instance pourrait avoir à connaître, elle seule, des crimes perpétrés par le régime irakien, et perpétrés de manière isolée ou avec l'aide d'un co-auteur intellectuel susceptible de correspondre à son accusateur empressé d'aujourd'hui.

 

 

Dieu génériciste et religion douteuse

 

Même si une intervention avait été mandatée, eut-il été possible de frapper une population civile avec des missiles de longue portée (déclarés illicites ailleurs!) et des bombes à fragmentation ? Peut-on de toutes manières annoncer que la liberté est offerte à ceux que l'on agresse dans leur vie ? Peut-on oser présenter ces bombes aux enfants comme associées à "un don de Dieu" ? De quel Dieu exactement ? Si l'agresseur a un Dieu, quel est donc ce Dieu dont la définition permettrait qu'on l'impose par ce biais de la violence comme un Dieu d'exclusion à celui qu'il va vaincre ? Un certain Islam même théocratique et militaire, et engagé dans la violence à l'égard de ses ennemis, n'a jamais adhéré quoiqu'on en ait dit à une telle conception. L'Eternel abîme..., le roman que l'on jugera partisan de John Knittel est toujours actuel. Et l'appel à la guerre sainte n'est qu'une riposte légitime à l'agression et aux impiétés qu'elle manifeste, dans la mesure où les moyens employés respectent bien sûr la dignité de l'adversaire. Où a-t-on vu une guerre, depuis Les Perses d'Eschyle, où le Dieu de "l'attaquant" n'était pas le même que celui de l'attaqué ? C'est au nom de la "Polis" commune et du Dieu commun qui l'habite, protégeant les uns et les autres que les Grecs s'en prennent aux habitants de Suse (v. nos Eléments d'une philo. pol.).

Aussi ne pourra-t-on que dénoncer au passage cette prétendue "prière" réclamée par le Congrès américain le dimanche 30 mars, qui ne comporte aucune résonance monothéiste classique, ni chrétienne, ni juive, ni ajoutera-t-on musulmane : une prière qui rappellerait plutôt un certain "christianisme positif" (celui qui hante le contractualisme du "capitalisme démocratique", il est vrai ; le même qui a pu inspirer la Terreur révolutionnaire en France), un christianisme réprouvé avec une force mémorable par Jung dans Aspects du drame contemporain (Genève, Georg, prés. du Dr Cahen) pour sa compromission avec le nazisme, un christianisme "éclairé", paganisé et imbu de mythes indo-aryens (comp. notre Homme coupable, p. 60), ce dont on retrouve des équivalents de dénaturation en toute religion (ainsi dans les bénédictions de kamikazes auto-proclamés islamiques lancés sur des populations civiles en Israël ou ailleurs, ce qui fausse radicalement l'idée sacrificielle ; car tout autre est le sacrifice suicidaire face aux troupes ennemies, celui que pratiquèrent les Japonais de la bataille du Pacifique, certains Résistants français face aux SS ou les Indiens d'Amérique à l'arrivée des Conquistadors (et qui fit reconnaître leur qualité de "personnes" capables de s'élever au-dessus de leur instinct de conservation aux théologiens de Salamanque) — sacrifice passif, aussi bien, des Juifs assiégés de Massada ou du ghetto de Varsovie  (comp. notre art. "Sur la mort et 'Celui-qui-voulait-mourir'", in rev. Politeia, Univ. Montesquieu, mai 2003).

Il y aurait un précédent, nous dit-on au XIXe s. Une prière en l'honneur du dieu sudiste en effet, le défenseur des  "éclairés" esclavagistes qu'évoque si férocement Julien Green... On peut le colorer aux teintes de la Révélation ou de la démocratie comme le dieu de la République des Maîtres de Fichte, il n'en est pas moins une surdétermination de l'homme voulant dominer sur d'autres hommes.

Faut-il donc voir au travers de cette dimension religieuse falsifiée le reflet d'un système d'hégémonisme et de terreur ?

Mais le religieux qu'authentifie son universalisme et son respect des personnes est au fond absent d'un tel système. Système de dictature libérale borné à la gestion de ses intérêts commerciaux et incapable de servir des intérêts publics d'alimentation, de salubrité et de sécurité des personnes qu'il ne "voit" pas, tant qu'il ne les a pas annexées à ses propres besoins (mais la convention de Genève ne s'applique pas aux "terroristes" estime l'occupant non terroriste de Baghdad…) ; ces intérêts deviendront le faire-valoir de son profit dans les clubs de droits de l'homme comme on l'a vu en Inde et en Egypte après le départ des administrations françaises ou en Amérique centrale après le retrait forcé des hispaniques qui avaient su ouvrir dès le début des hôpitaux et des universités et tracer des axes d'aménagement des villes sans renvoyer les populations indigènes à des campements ou des taudis. Pourquoi alors détruire ou laisser détruire les symboles de la puissance publique ? Cela n'implique-t-il pas une profanation du religieux lui-même qui par définition assume la personne et toute personne, ce qu'ont compris sur place des milices musulmanes ? Serait-ce pour les remplacer par camps d'assistance et miradors, offrant aux "œuvres" de la bonne société la possibilité d'envoyer des colis humanitaires ?

 

 

Universalisation de l'appel à la "société ouverte"

 

Les sanctions ainsi conçues sont émanées de la pression des opinions individuelles et collectives, d'un réel que le politicien fuira en le qualifiant (il a tout prévu) de "populisme" ; elles marquent la première résistance qui stimulera les résistances politiques de peur d'échapper à ses bases. Et cette origine est à sa manière ce qui relie la société à un modèle d'héroïsme personnel qui lui est nécessaire.

Comme toujours dans l'histoire, mais une histoire désormais universalisée et internationale, et de droit international, le droit se relèvera progressivement, bien qu'avec peine, au souvenir d'actes personnalisés qui l'ont conduit à se renouveler.

La société de droit en elle-même est "close". La société "ouverte" qui la fortifie est celle où les initiatives individuelles, celles de l'esprit, gratuitement, accomplissent les actes qui justifient le groupe, qui montrent et ouvrent la voie à ce qu'il n'a pas la puissance de réaliser. Par là, le groupe se trouve élevé et proprement "justifié", aidé à reconstituer sa forme entrée en décadence.

Tel est l'appel que l'on peut entendre de la voix de la conscience à toutes les initiatives de résistances, d'objection à s'associer ou à participer à des actions internationales qui impliquera institutionnellement la présence des responsables des transgressions du droit et de son oeuvre de mort.

Autre chose est bien sûr de maintenir et de développer activement, dans la ligne de cette promotion de l'opinion comme phénomène inter-individuel et para- ou substra-étatique, des relations personnelles qui traversent les institutions et les groupes. Ce qui est une occasion d'affirmer à la fois la puissance critique et efficace et la puissance positive et constructive de la conception de l'universel singulier.

Elle offre une arme au combat pour le respect du droit quand le droit tombe et quand le politique est incapable de le protéger et de le soutenir. Elle offre un moyen d'encourager la générosité du don de soi dans l'échange entre les personnes rappelées à la nécessité de redonner du souffle à la société close par une réouverture à son inspiration oubliée, quand les échanges de stricte utilité entre partenaires ou personnages ont démontré leur hypocrisie et épuisé leur fonction.

 

 

Du "fait-valeur" ou

l'ordre mondial d'une opinion publique

 

On l'a vu pour les méfaits incontrôlables de la mondialisation et la diffusion de produits rentables pour les spéculateurs mais nocifs pour la santé. On le vérifie pour la guerre : un ordre mondial est en train de naître, un ordre réel contre un ordre formel.

C'est à partir de lui seul que le droit pourra réédifier ses principes, certes immuables et conçus sous forme de règles ou de topiques, de lieux communs de l'égalité, mais appliqués à un contenu nouveau, à tout le champ des relations entre peuples et communautés régionales.

C'est de lui seul que pourra venir une légitimité étatique ou de gouvernement dont les schémas hérités des Lumières manifestent à cette occasion leurs derniers effets de crispations perverses sur des évidences de raison, des évidences contractualisables entre "initiés", mais incompatibles avec les exigences de l'esprit et du cœur, des évidences déphasées par rapport aux réalités historiques et sociales et inadéquates aux hommes vivants et aux populations qui mangent et qui dorment, qui travaillent, qui aiment et qui souffrent, et qui sont l'unique source, pays par pays, de tout pouvoir politique en ce monde.

Fondé de la sorte sur le fait social, un fait hors manipulation à consonance de métaphysique positive, et détaché de la libido des volontés avides, un "fait normatif" eut dit Gurvitch, que ce fait soit individuel, personnel ou collectif, le droit est assuré de refaire l'ordre qui sied à chaque État et à une société entre États qu'il serait encore prématuré d'oser appeler État mondial.

Mais l'État est l'instrument du juridique, il n'en est pas le fondement ni même la source (qui est la règle de droit dans la loi d'État). Et il n'est nul besoin d'un État pour accréditer un droit international substantiel, un droit pénal, une cour pénale etc. La justice suffit et le fait qui la porte, un fait non empirique mais signifiant la valeur, véhiculant cette valeur (là où se rejoignent l'estimative ortéguien, l'intuitionnisme bergsonien et le culturalisme réalien).

Quelle meilleure sanction imaginer alors, grâce à des progrès inespérés des techniques de communication, qui permettent à deux universitaires ou à deux personnes de se comprendre et de coordonner leur action d'un bout à l'autre de la planète ? Quelle sanction plus adaptée, quel fait lui-même sans précédent (eut-il été possible au moment de l'Anschluss ?) que des manifestations et des opinions qui globalement désavouent le comportement de guerre d'un politique d'emblée délégitimé, en pulvérisant les structures des partis et les prévisions de récupérations de leurs appareils dépassés, au moment même où "droite" et "gauche" sont des mots devenus sémantiquement vides, flattus vocis ?

Ce sont ces opinions immédiates et coordonnées selon une communauté mondiale des personnes, assez indépendantes pour s'immerger en tout groupe à la fois, qui sanctionnent le droit, le replongent dans son lieu de justice natif.

Il n'y a donc qu'apparence d'effondrement du droit qui se reconstitue à travers une opinion publique plus forte que les politiques. Hégélienne sanction du réel contre le formel. Si quelques gouvernements en Europe ont ainsi pris l'initiative de l'opposition aux projets de guerre, ils ont pu d'autant mieux invoquer une légitimité qu'ils bénéficiaient d'une unité d'opinion, une unité d'opinion dans l'Europe entière et au sein de tous les peuples qui la composent sans tenir compte de la politique de leur gouvernement. C'est ce fait normatif, qui rend compte d'une forme incontestable d'unité européenne. C'est le même fait qui se manifeste par coagulation ou regroupement de perceptions collectives en d'autres endroits du monde, des perceptions unifiées autour de principes semblables pour suggérer les contours d'une authentique opinion mondiale à travers ses analogies.

Une unité qui n'a cessé d'exister se reforme ainsi, prenant conscience d'elle-même, avec plus de force encore après les dévastations et la guerre, et elle promet le retour d'un vrai Dieu dominant les divisions.

 

 

Après-guerre et renaissances ou le mythe d'Erra

 

C'est à Babylone même L'Epopée d'Erra qui l'enseigne. Après Jean Bottéro, qui voit dans ces récits "la naissance de notre Occident" dans Mésopotamie. L'écriture, la raison et les dieux (1987), Henrietta MacCall le rappelle dans Mesopotamians Myths (1990).

Erra ? Le guerrier divin qui a provoqué Mardouk et a anéanti la ville, et "qui a mis à mort le juste", mais que rattrapera, pour l'apaiser et le transformer, l'esprit des gens d'Akkad. L'intrus aura été écarté sans qu'il s'en rende même compte. Et l'on sera enfin débarrassé à la fois d'un régime autoritaire, cruel et malsain, et de l'usurpateur néo-colonial aussi naïf que profanateur et barbare venu le chasser, et dont le seul salaire aura été d'avoir provoqué contre lui une haine sourde et tenace.

Aucun mal n'est définitif qui ne fasse réapparaître la justice qu'il contredit. Les causes morales l'emportent toujours sur les prévisions matérielles et sur les intimidations d'un psychologisme idéologique et primaire. A condition que les opinions d'un plus vaste monde y participent. Ce qui, pour un temps, n'appartient plus au seul droit, humilié dans ses attributs et dépossédé de ses fonctions.

 

 

 

Bordeaux, 25 mars-11  avril 2003

 

 

Note du 12 avril 2003.

- Public d'abord. Ce que montre la situation actuelle de Baghdad est bien l'impuissance d'une tentative d'hégémonisme libéral d'assumer la dimension universaliste qui fonde et refonde une société, avant une reprise en mains que l'on peut pressentir disciplinaire, brutale et répressive ; or cette dimension est celle qui s'attache aux activité sacrées ou religieuses et aux activités de la fonction publique. Il faut négocier avec les immams… et rappeler les fonctionnaires déchus, sans quoi tout s'effondre, et sans quoi le commerce même du pétrole ne s'opèrera que clandestinement. C'est Benveniste (comme Dumézil) qui l'indique : aucune société n'adopte l'échange pour principe fondamental, mais la gratuité du service public des personnes.

 

- Droit d'abord. Quant au droit, il semble du devoir des hommes politiques de cesser des controverses "secondes" et "communautaristes" sur des institutions génériques (et donc partielles) et contingentes, par exemple l'Europe, en prenant conscience que la politique ne fait pas le droit mais le défend, et que ce droit ne peut s'affirmer que sous un aspect universaliste qui le soustrait à l'Amérique d'un côté, et à l'Europe de l'autre. La faillite de la respectabilité de ce droit, passant par l'ONU, qui n'engage nullement le droit ni l'essence de l'ONU, mais ses structures de contrôle et les politiques membres et transgresseurs, oblige à ressourcer un tel droit dans la justice, la justice qui est la chose métaphysique la mieux comprise des opinions mondiales, ce que reflètent grandes manifestations et, notamment, une certaine internationale universitaire plus forte que les Etats. Les discussions sur les modalités du politique à travers une administration américaine ou européenne (mais que fait-on alors d'une orientale et d'une africaine ?) doivent céder le pas à la réflexion sur l'exigence de la justice et du droit à caractère universel et public, et non mondialiste, hégémoniste et privé.

 

- "Jamais un coup de dés…"

   Déjà, la Theory of justice anticipatrice évoquait le droit comme un jeu de monopoly ; ce droit, disait un auteur voisin, qui est à "prendre très au sérieux". Pas la justice. 

Farce perverse et tragique où tout se tient : des numéros ressortent, et des cartes sont proposées à l'effigie de ceux dont les palais en partie détruits sont protégés par les armes, face à des hôpitaux saccagés ou à des musées vidés, d'où sont sortis, sous l'œil indifférent des nouveaux maîtres du destin, corps de chair ou corps de pierre meurtris. Et sans doute a-t-on touché là au fond de l'abjection morale.

Mais le destin est étrange. L'oiseau Anzu n'en avait-il pas volé les tablettes, selon un autre des plus vieux mythes babyloniens, en échappant à la vigilance de gardiens assoupis qui se prenaient pour des devins et des dieux ? Le bel oiseau rappelle aussi que la justice a un jour raison d'un droit qui l'ignore.

 

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© THÈMES     V/2003