Centre français d'études rosminiennes

Année 2001

 

http://www.philosophiedudroit.org

 

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Dixième anniversaire de la Bibliothèque de Philosophie Comparée

 

B.P.C./Archipel-France/Éditions Bière

 

Samedi 18 mars 1995

Centre Louis Beaulieu 145, rue Saint-Genès, 33000 Bordeaux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


                                              Introduction

 

 

 

C'est sous l'égide de Rosmini que nous commémorons le dixième anniversaire de la création de la Bibliothèque de philosophie comparée, auprès des plus vieilles éditions bordelaises, les Editions Bière¹, et que nous marquons en même temps le lien de cette bibliothèque avec la Société Internationale pour l'Unité des Sciences, l'Archipel, dont la correspondance dans notre pays a été constituée, ici même, sous la dénomination "Archipel France" depuis 1990.

Nous n'entendons pas cependant nous livrer à quelque interprétation historique et exégétique de Rosmini, ni ajouter à la liste déjà impressionnante des travaux sur son oeuvre. Nous ne visons pas davantage à faire connaître la figure de Rosmini en France comme philosophe ou théologien parmi d'autres, ou comme le représentant d'un courant d'église au milieu d'innombrables voies, à titre de curiosité et d'information.

La référence à Rosmini implique des raisons bien plus profondes, et ces raisons se sont pour ainsi dire imposées à nous négativement et positivement.

Négativement, d'abord, car nous souhaitions réunir symboliquement diverses sensibilités situées dans une même perspective d'interdisciplinarité, et en un lieu qui ne serait, en l'occurrence, ni celui habituel de notre université, ni celui plus mondain d'une librairie (où ont déjà été présentés au public tant de titres de notre collection). Or, le choix de Rosmini permettait à chacun de s'exprimer en évitant de n'apporter précisément que l'interprétation subjective de sa propre pensée, et en fuyant certaines complaisances qui affectent d'ordinaire l'atmosphère des colloques ou des "signatures". Pour tous, Rosmini désignait à l'évidence cette démarche vers l'universalité objective recherchée : recourir à son nom, ou même reprendre les questions qui ont orienté son enseignement, semblait donc ouvrir au dépassement nécessaire.

Dès lors, les raisons positives d'un colloque "Autour de Rosmini" ne s'en dégageaient que mieux. Seul Rosmini dont chacun ici, à des degrés divers, a fait l'expérience de l'intensité de la réflexion, pouvait unifier et affirmer en même temps ce sens intransigeant de la vérité métaphysique dans lequel la BPC a proposé de s'engager. Car Rosmini philosophe s'est élevé à cette hauteur enviée et absolue, même si paradoxalement, ou très "normalement", très socratiquement et christiquement, l'histoire et les circonstances ont parfois pu fossoyer son nom comme c'est le cas de manière si caractéristique en France (bien qu'il ait été membre de l'Académie des sciences morales et politiques et considéré d'emblée comme aussi important que Kant ou Hegel par son ami Victor Cousin et par les philosophes français qui contribuèrent à le faire élire). Rosmini appartient à cette dimension élevée qui se dispense des cloisonnements de tendances et d'école. S'il est enfin un théologien et un fondateur d'ordre religieux, il ne saurait refléter, en termes de sociologie politique, une "composante" ou une "donnée" (un courant) à évaluer ou à profiler quantitativement, mais il ne saurait y avoir d'hésitation à soutenir qu'il traduit sans doute le plus complet accomplissement de la Vérité même de son Eglise à la veille du troisième millénaire, à la suite de saint Augustin et de saint Thomas (et ceci d'ailleurs en simple écho aux paroles, ignorées en France, de Jean XXIII, et, plus enthousiastes encore, de Jean-Paul II).

Mais un autre aspect se manifeste chez Rosmini : l'aspect missionnaire et la sainteté d'un penseur qui a offert sa vie pour son Eglise (ce que Jean Paul II a rappelé en exhortant à considérer sa doctrine à la lumière d'un tel sacrifice). Or il est justement rare qu'une philosophie soit, comme le disait Bergson, confondue avec l'engagement personnel et total du philosophe, jusqu'à l'héroïsme du témoignage vécu. L'on ne regarde plus alors les seules idées livresques en leur universalité abstraite, mais l'incarnation unique qu'elles reçoivent dans la valeur exemplaire d'une existence.

Cependant, il pourrait être tiré argument de l'attitude de Rosmini à l'égard de la France du point de vue même de son projet missionnaire. Sa philosophie était officiellement accueillie et consacrée au moment même où une résistance plus tenace devait s'établir à la diffusion des interprétations du théologien et à l'installation de l'ordre rosminien en France (et l'on sait qu'encore les seuls prêtres rosminiens français se trouvent dans les paroisses catholiques de Londres). Pourtant ce ne fut pas sans certains appels, que lucidement Rosmini ne voulut pas suivre ou encourager dans des conditions aussi défavorables. N'est-ce pas Lacordaire qui fera le voyage à Stresa pour demander au fondateur de la l'Institut de la Charité à pouvoir devenir lui-même rosminien et à promouvoir l'Institut sur le sol français? Rosmini lui donnera le conseil de renoncer à cette idée et de restaurer plutôt l'ordre de saint Dominique!...

C'est confirmer là tout l'intérêt d'une confrontation originale : la confrontation avec la première mission rosminienne qui se fit en Angleterre, et qui conduisit à la renaissance même du catholicisme dans ce pays au siècle dernier. Mais ce n'est pas un hasard non plus si nous évoquons en Aquitaine cette mission anglaise, ...car l'Aquitaine est une région demeurée trois siècles et demi sous la couronne anglaise et ses liens avec l'Angleterre sont restés privilégiés... Enfin, le lieu où nous nous retrouvons est un centre culturel adjacent à un séminaire diocésain et il porte le nom d'un jeune martyr, Louis Beaulieu, missionnaire en Chine au siècle dernier, à la même époque que Rosmini.

 

Quant aux thèmes abordés, ils tiennent compte des notions les plus significatives de la pensée philosophique et théologique rosminienne, mais ils s'ouvrent également à de plus libres réflexions, dans la mouvance rosminienne. Car il s'agissait de pouvoir faire état de la publication en langue française dans la "BPC" de l'essai original du professeur Maria Adelaide Raschini (philosophe à l'Université de Gênes) : "Rosmini et l'idée de progrès", et de la parution antérieure dans la même collection bordelaise de deux ouvrages du professeur Paul Rostenne (philosophe et critique littéraire de Liège), l'un intitulé "Homo religiosus" et l'autre portant sur Chestov.

Certes, le débat a pu s'engager incidemment dans le domaine plus spécifique de la philosophie morale, juridique et politique qui est celui de notre engagement propre. Mais nous avons préféré dans l'ensemble tenir de telles discussions entre parenthèses, en ne nous attachant donc directement ou indirectement chez Rosmini qu'à la partie la plus métaphysicienne. Ce n'est pas lui enlever, toutefois, la portée décisive de son apport concernant la définition même du droit. A maintes reprises, nous avons expliqué ce que nous devions à l'enseignement de Rosmini qui a si puissamment contribué à renouveler et à nourrir la réflexion sur la personne distinguée de la nature, ce que nous avons appelé, sans que ce soit véritablement une transposition ou une adaptation, l'universel singulier et l'universel singulier ; c'est en tout cas sous son influence, et nous tenons à en apporter le témoignage, que nous avons compris la nécessité d'un discernement constant des causes de l'injustice et de l'intolérance, qui commence par un "faire la vérité" en toute circonstance, qui exige de scruter sans faillir le sens des mots, et qui s'acharne à déterminer l'identité personnelle en situation... Il s'agit par là de participer en somme à l’œuvre de re-création du monde en contribuant à la restauration de l'homme et en délivrant ce dernier des réductions que diverses idéologies lui ont fait subir : il s'agit d'écarter d'abord la réduction à une nature empirique et à une nature de raison qui voile la singularité métaphysique de chacun, par delà tout critère de mesure ou d'égalité. A cet égard, Rosmini ne nous a pas seulement légué des démonstrations conceptuelles à prolonger et à approfondir, mais selon d'autres voies, qui pourraient mieux s'apparenter aux dons de l'âme, il nous a insufflé l'énergie de l'action intellectuelle, cette vis agens, source de la vita vera que H. Arendt a si heureusement retrouvée chez saint Augustin...

 

 

Au seuil de cette journée, nous devons marquer notre reconnaissance à son ém. le Card. Pierre Eyt, archevêque de Bordeaux, qui a bien voulu nous communiquer un précieux signe d'encouragement, mais nous avons la tristesse d'annoncer le décès brutal et prématuré de Monseigneur Eugenio Corecco, évêque de Lugano et fondateur de la Faculté de théologie de Lugano, qui était membre du Comité scientifique de la BPC et qui avait dû renoncer à se déplacer à Bordeaux en raison de son état de santé. Monseigneur Corecco s'est éteint il y a quelques jours à peine à un âge encore jeune et nous dédions ce colloque à sa mémoire. Dans sa faculté ouverte aux plus importants théologiens actuels de l'Europe, Monseigneur Corecco avait aussitôt créé une chaire Rosmini pressentant le rôle futur du philosophe de Stresa. Avec lui disparaît en tout cas l'exemple d'un homme de Dieu qui aura refusé l'injustice si cruelle des signes de division et d'exclusion que subissent dans le silence les vrais intellectuels de notre temps porté aux fanatismes misologiques et sectataires : il n'aura jamais séparé rosminiennement son engagement pastoral d'une démarche universitaire, la charité du cœur d'une profonde charité de l'esprit, c'est-à-dire l'Amour de la Vérité qui seule peut justifier l'Amour.

 

Jean-Marc Trigeaud

Professeur à l'Université de Bordeaux Montesquieu

 

 

 

¹. Les Editions Bière, réputées pour leurs publications scientifiques dans le domaine des études hispaniques, de l'ancien français médiéval et de l'archéologie gréco-romaine (depuis 1911), se trouvent il est vrai partagées aujourd'hui entre Bordeaux et Paris.

 

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– Nous avons une pensée émue pour Emmanuel Rocher, jeune juriste bordelais, qui fut notre étudiant en philosophie du droit, qui traduisit plusieurs titres de l’italien dans les collections de la B.P.C., et qui contribua à l’organisation matérielle de ce colloque, avec quelques uns de ses camarades. Il devait disparaître tragiquement à l’âge de 28 ans à l’occasion d’un accident en 1997. Son  absence nous a soudain privés d’une collaboration passionnée et désintéressée.                                                                                          J.-M.T. (2001)