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La personne et sa représentation
ou l’illégitimité de son double *
par Jean-Marc
Trigeaud
Nul besoin de rappeler certaines thèses que nous
avions introduites à une époque de plus grande indifférence à leur sens et à
leurs arguments[1], mais compensée depuis par les multiples reprises
d’une littérature oublieuse de ses sources. Le monde social apparaît comme une
scène de théâtre où se joue le rôle de l’acteur par dédoublement du sujet
personnel ou existentiel. Nul besoin non plus de réexposer le thème de la
montée du mal, de l’injustice ou du crime auquel nous nous sommes aussi
attachés[2], en caractérisant
précisément le conflit de l’acteur et de l’auteur libre de ses
actions, et tous deux victimes héroïcisables à leur manière de la même
division.
Tout semble tenir à la représentation par
laquelle l’un s’offre à l’autre en lui renvoyant son image, mais une image
partielle, qui n’a enregistré que les éléments susceptibles d’entrer dans le
« donné à voir » d’un spectacle, et qui n’a considéré que
l’adaptation de tels éléments aux nécessités d’une action dont les résultats
sont configurés d’avance et attendus dans leur conformité à un profil abstrait
de conduite. Le problème qui se pose à nous est dès lors moins ontologique que
moral. Il ne saurait s’agir de s’interroger sur l’identité d’être d’un moi ou
d’un je profond qui ne se conjugue qu’au radical singulier et qui est
immédiatement perceptible à travers l’expérience même de la liberté en ce
qu’elle procure le reflet le plus adéquat de la substance personnelle. L’on se
sait auteur de ses actes de façon inconditionnée et absolue avant de s’éprouver
agi par les inévitables modèles qui proposent leur comportement de
référence. Et l’on n’est guère prêt à céder sur l’idée que ce qui fait la
personnalité de chacun s’exprime dans le premier choix plutôt que dans le
second, et que ce qui nous asservit aux impératifs de groupe et aux suggestions
sociales en nous alignant sans cesse sur des personnages qui nous
dépersonnalisent se présente dans l’ordre irrécusable d’un « après »
qui ne peut usurper la place de la non-dépendance que traduit spontanément
notre existence. Aucun doute ainsi que la recherche métaphysique en quête du principe
offrant le plus de densité ontologique pour définir la personne ne la situe
d’emblée vers la zone de ce qui précède tous ses engagements en sa qualité même
de personne dans les masques et les rôles qui recouvrent les actions typifiées
au sein d’une nomenclature de conduites sociales prévisibles et programmables,
formant l’ensemble des modalités sociales de son existence. Il est donc
manifeste que la personne est en toute rigueur antérieure à sa représentation
et que celle-ci l’expose en permanence à un risque du moins de déformation par
réduction sinon de trahison par transposition abusive de sa nature dans un
monde où elle ne se retrouve pas.
Aussi la question devient-elle celle de la
légitimité de la représentation ou du double sur lequel elle repose. Non qu’elle
induise à la suspicion sur le concept même de représentation, ce qui ferait
oublier d’ailleurs que la personne a besoin d’une nature souvent assimilée par
erreur à son essence intime ou à sa dimension existentielle qui la dépasse
infiniment : la nature, pour tout dire, s’y superpose inévitablement, et
elle tend certes à conférer déjà à la personne le statut d’un personnage
interprète d’un dénominateur commun ou d’un ens rationis, ce qui la
soumet déjà à une première limite d’incarnation de sa liberté et lui assigne sa
finitude. Mais le point majeur regarde la normativité propre à la personne, la
valeur dont elle est porteuse, la loi qu’elle prescrit : cette légalité
axiologique qui la caractérise en traduisant ce qu’elle doit être au-delà même
de ce qu’elle est, et qui consiste toujours pour elle à pouvoir être ou devenir
ce qu’elle est, en appelle à sa reconnaissance plus qu’à sa
connaissance, à son respect plus qu’à son intuition noétique. D’où la
préoccupation morale qui est la nôtre de prolonger le débat que fait surgir la
disparité entre personne et nature, et que nous n’avons que trop fréquemment
abordé, en dénonçant la tentation d’une autonomisation mensongère de la nature
et le glissement qui marque la dérive vers toutes les euphories néo-pélagiennes ;
si l’on quitte, en effet, ce débat, il s’agit plutôt de s’attacher à la
personne, et nécessairement bien sûr à travers sa nature, même si cette nature
s’érige en premier personnage ou acteur d’une unité abstraite, aux actions qui
meuvent la personne comme telle en société et témoignent de ses choix présumés
libres. Ce sont ces actions, prégnantes axiologiquement et par là moralement,
qui retiennent notre attention, en ce qu’elles peuvent se fonder sur des
mécanismes qui exploitent la représentation et sa fiction abstraite, qui
mettent à profit la notion de double en risquant d’opérer la confusion
entre l’image et l’original, entre la similitude et l’être, entre l’acteur
personnage et la personne libre. Et, à cet égard, s’embusquent en particulier
toutes les conceptions de philosophie juridique et politique de la justice qui
se font bonne conscience d’honorer la personne et qui revendiquent sa liberté
en invoquant l’exigence d’égalité entre tous ou de démocratie dans la
représentation virtuelle de chacun au sein de la collectivité qui réunit
l’ensemble des sujets libres. La manipulation qui pourrait s’introduire,
vantant la nécessité de la représentation, peut être justement de
supplanter la liberté qui est le référent objectif de toute représentation, qui
désigne le représenté lui-même au sein de la personne, par l’égalité
nivelatrice, qui prend prétexte de la saisie d’un élément commun pour éliminer
les données qui n’entrent ni dans sa compréhension ni par conséquent dans son
extension logique.
Le premier phénomène sans doute tient à la
représentation mystificatrice ou trompeuse, qui joue sur le double en sa
structure rationnelle et conventionnelle, qui procède d’une fiction d’après
laquelle l’un équivaut à l’autre, qui établit une relation ainsi d’équivalence
artificielle entre une réalité composée pour une action définie et la réalité
vivante et organique du sujet dans l’existence. Et certes, la représentation
s’impose comme nécessairement liée à un but volontaire ; mais elle en tire
prétexte pour affirmer une substitution implicite qui ne lui est nullement
demandée et qui tend à remplacer les valeurs d’un ordre par celles plus
limitées d’un autre. Elle entraîne donc un mensonge sur de telles fins
inscrites dans l’être personnel en laissant faussement supposer qu’elles
inclinent vers des fins différentes qui les réduisent en les soumettant à des
objectifs pratiques. La représentation, pour utile qu’elle soit, n’en use pas
moins de son mode d’être second et fictif, opérant par dédoublement
circonscrit, comme d’un alibi afin de justifier indirectement que des fins
accessoires tributaires des résultats d’une action ne l’emportent sur des
valeurs principales qui valent absolument ou par elles-mêmes.
Autre possibilité qu’ouvre le recours à la
représentation, celle d’être employée de manière à occulter délibérément la
personne représentée en faisant en sorte qu’elle n’ait pas lieu, dans un champ
donné, de pouvoir se manifester en dehors du personnage dessiné pour elle,
alors que ce dernier ne se révèle pas indispensable mais simplement opportun
selon des raisons qui ne cesseront jamais d’être présentées comme décisives par
les tenants des intérêts toujours partiels de la substitution qu’ils
permettent. Tout l’art de la sophistique voire de l’éristique du mandat politique,
notamment, et du système des élections en donnera la meilleure illustration, en
essayant de faire admettre que le donné naturel et immédiat de l’expression de
la volonté libre de chacun peut évoluer vers une situation trop chaotique et
brutale, même si rien ne s’opposerait matériellement et quantitativement à ce
qu’une coexistence pacifique l’autorise à fonctionner, et qu’il est du plus
haut intérêt du respect de l’intérêt de tous que quelques uns seulement
s’expriment en représentation ou en mandat des autres. Le processus est donc à
l’œuvre de l’irruption d’une abstraction porteuse de valeurs déclarées
d’utilité, d’après une appréciation abandonnée au jugement dominant, celui des
intérêts qui semblent rallier le plus grand nombre, et elle conduit à repousser
les valeurs invoquées par les individus disséminés au profit de celles
auxquelles souscrivent leurs représentants. Un mécanisme classique mais dont on
voit le basculement dans le registre de toutes les récupérations d’intérêts
partiels les plus douteuses dès que l’impératif d’une organisation purement
matérielle ne le justifie plus.
Il suffit d’élaborer une sous-abstraction sélective
au point intermédiaire entre le réel personnel et l’abstrait déjà constitué du
représentant, là où s’articule la jonction entre l’empirique et le rationnel et
où toutes les catégories transcendantales d’une subsomption devenue a priori
légitime peuvent fonctionner sous l’alibi représentativisant et démocratique.
Cette sous-abstraction sélective se réfèrera par exemple volontiers à des
valeurs attachées à des dénominations considérées comme statistiquement
accréditées et connotées d’un indice de conformité à une moyenne transversale.
Impossible, par conséquent, de croire pouvoir y incorporer la valeur à laquelle
chacun estime devoir suspendre ses choix libres. Seules des valeurs
collectivisables ou sous-collectivisables y ont droit de cité, qui pourraient
aliéner quelque valeur autre, perçue par une individualité assez unique pour la
regarder seule, mais possédant alors le rare privilège d’une universalité
supérieure aux généricités, une uni-versalité tendant à cet unique
que la capacité idéative de l’esprit, et non de la raison, peut seule, parce
qu’elle est précisément elle-même unique, atteindre dans son mouvement intentionnel
et réflexif, selon cette attitude volontiers critique et courageusement isolée
du groupe qui l’affranchit de la tutelle des opinions et de leurs
faux-semblants. Peut-être faut-il de telles abstractions avec leurs cortèges de
sous-abstractions pour que des idées partiellement vraies et donc fausses
aident à la vie pratique et organisative qui sollicite un minimum de sommeil
sur le sens de la vérité. Mais il reste à savoir s’il est toujours bien
nécessaire d’en passer par l’étape de la fiction représentativiste qui mène à
cette idolâtrie d’une nouvelle image : l’image en tant que double détaché
de son support et réduite en fonction d’un intérêt extérieur à lui, et en
fonction d’une autre abstraction encore qui va commander à la lecture ou interprétation
de la notion même d’intérêt de valeur. Car il se peut tout simplement que la
représentation n’impose de constants prétextes pour faire oublier la ou les
personnes représentées. La technique même de la sous-catégorisation et de la
mise au point d’abstractions sélectives intermédiaires donne lieu à un mode de
reconstruction du réel qui en nie les valeurs propres, et elle aboutit à lui en
assigner qui le détournent des siennes en exploitant des intérêts souvent
seconds et qu’il ne peut que ratifier. Cette technique n’est pas ainsi
innocente. Le jeu de la représentation brandie comme remède vertueux ne l’est
donc pas non plus.
Les cas les plus instructifs de mise en œuvre de
cette méthode d’aliénation subreptice de la liberté personnelle au nom de son
plus grand bien touche au domaine juridico-politique dans la mesure où la
tendance aux normes d’organisation plus que de conduite suscite une
politisation du droit lui-même, soustrait au pur contentieux ou litigieux, et
affecté à la tâche d’une régulation des activités à protéger en référence aux
droits qu’elles expriment. Quel que soit le secteur visé, bien que le plus
sensible demeure celui des aspirations morales reflétant toute l’intimité de la
personne singulière, pour s’étendre rapidement à celui de la science, de
l’éducation et de la culture, et couvrir tout aussi vite celui des besoins
vitaux de la santé ou de l’alimentation, voire celui plus patrimonial de
l’acquisition et de l’échange des biens, la méthode incriminée est de partir de
schémas préconçus, renvoyant à des intentions intellectuelles pour ne pas dire
idéologiques et présupposées, et non à des personnes réputées individuellement
libres ou à des choses qui les occupent et qui offrent à leur tour des
directions axiologiques propres. Telle est la protocolarisation de l’existence
personnelle à travers un réseau de catégories abstraites des plus génériques
aux plus spécifiques, toutes codées en fonction d’une grille de lecture dont
les critères relèvent de la seule compétence du régulateur légiférant, mais
hors d’une règle traditionnelle de droit traduisant la mesure d’un respect des
libertés présumé chez les acteurs d’un rapport social à propos d’un bien ;
ces critères préjugent sans cesse de ce que sont censés être besoins personnels
et réels, quant aux sujets ou quant à leurs biens, en projetant sur la vie des
uns et des autres des notions réductrices prisonnières d’un vain souci
d’efficacité technique axé sur l’unique production d’un résultat d’action.
C’est sans doute le meilleur moyen de manquer au but, de frustrer les besoins
profonds de certains et de refouler les énergies de toutes natures que
possèdent les choses de l’univers dit matériel. Mais si le problème permanent
est l’éradication des fins attachées aux personnes et aux choses, le souci majeur
tient aux lésions répétées de la liberté personnelle sous les droits qu’elle ne
peut plus même invoquer sans que lui soit demandé de satisfaire à la
conformisation de sa démarche à un protocole d’uniformisation technique qui lui
permet d’entrer dans une norme régulatrice ou organisatrice (et non de
prescriptibilité axiologique d’un comportement), laquelle enferme un certain
nombre de catégories abstraites déclarées seules aptes à saisir les fins ou les
valeurs que les prétendus droits prennent pour objet. Il en ressort que la
personne a priori libre derrière ses droits, et reconnue capable
d’exercer celui de faire reconnaître l’unicité singulière de sa vie ou de son
existence sous l’aspect de toutes les tendances à épancher ses besoins vitaux
et créateurs s’ils ne compromettent aucun ordre public du respect des autres, a
cessé d’être le point de départ de l’analyse et désigne un point d’arrivée qui
s’est perdu. D’un côté, les droits sont établis sur la base minimum de
l’adhésion à cette liberté transcendantalement présumée ; mais d’un autre,
le point de départ invoqué dans le discours de récupération du juridique
désautonomisé par le politique est d’utiliser un droit formel et régulateur ou
procédural pour gérer en somme les droits individuels ou subjectifs de manière
à leur imposer des normes véhiculant des fins qui leurs sont supérieures, des
fins aliénatrices des leurs, des fins qui sont commandées exclusivement par la
satisfaction d’un but matériel visé par le politique et qui tient généralement
comme le perçoivent bien Machiavel ou Spinoza [3] à tout ce qui contribue à
sa propre conservation, de sorte que ne constitue un bien en ce sens que ce que
peut intégrer le politique dans la moyenne statistique et abstraite qui lui
offre un moyen de domination et de maintien de son hégémonie sur la vie
entière. D’où les propagandes médiatiquement orchestrées de méfiance à l’égard
des peu populaires « droits de l’homme » auxquels l’on s’empresse de
préférer les droits du seul citoyen enregistré et répertorié dans le profil
d’un rôle abstrait qu’il est seul habilité à jouer.
En tout ceci, la personne est bien obligée
d’accepter de se mouler dans un double artificiel, dans un personnage d’emprunt
dont elle sait qu’il n’est pas « elle » : elle est
psychologiquement et socialement contrainte, sous la pression d’un discours
politique déloyal au regard du droit qu’il méprise, la réduction de sa
soumission à une représentation, à un procédé d’élection par lequel elle sera
représentée sans que son mandataire revienne vers elle pour la solliciter sur
ses choix (principe du mandat public quant à la personne, et non privé quant à
chaque acte – considéré par les esprits chagrins comme trop enclin à une
démocratie unanimiste ou populaire). Mais la vie juridico-politique est à considérer
dans toutes les dimensions sociales qui affectent les manifestations
individuelles ou collectives de la vie humaine tout court, et elle pose la
question éternelle et antigonienne de la justice comme tenant au débordement
incessant du politique qui tend à contrôler ce qui se situe au-delà des limites
que lui impose le droit qu’il a mission de défendre sans s’autonomiser
indépendamment et au-dessus de lui ; le politique est ainsi enclin à
vouloir embrasser l’ensemble de la vie sociale sous prétexte de
« gestion » et de « protection », sous un prétexte de plus
en plus hypocrite à caractère sécuritaire, de lutte contre la violence ou
contre ce terrorisme parfois inventé ou excité et attisé, même s’il est réel
quoique marginal, pour justifier ses guerres d’intérêts mercantiles ; or,
la vie sociale exprime des formes de vie individuelle ou collective qui doivent
pouvoir opposer leur refus de soumission à quelque regard du politique tant
qu’elles ne violent pas l’ordre public. Ce que nous avons auparavant développé
dans le prolongement de l’argument antigonien fondé sur la loi des mœurs
grecques (lois non écrites au neutre pluriel, comme lois des mœurs, et non au
masculin pluriel comme lois morales) [4]. Il y a donc une
illégitimité (contraire au droit et à toute légalité issue du droit) du
politique à empiéter sur la vie sociale des personnes et des groupes de
personnes qui entendent porter témoignage de l’identité personnelle en sa
singularité et liberté pure. Mais cette
illégitimité qui use toujours du même procédé de la représentation
contraignant la personne à n’exister que dans un personnage ou un double
discutable, si elle est l’œuvre d’un politique expansionniste et hégémoniste,
dépasse la frontière que lui assigne la sphère classique du politique. Car est
politique toute administration ou gestion d’une manifestation de vie sociale
des personnes directement et individuellement, ou indirectement et
collectivement, même si cette vie n’est que l’affleurement d’une vie plus
profonde et irréductible à tout mode d’administration ; ainsi la vie d’un
couple ou d’une famille, superposée à la vie des sentiments ; ainsi la vie
d’un corps professionnel superposé à des qualités propres ou à des savoirs
personnellement acquis ; ainsi la vie religieuse elle-même d’une communauté
confessionnelle superposée à la trame des éléments spirituellement sensibles et
idéaux de la foi. Or à cet endroit surgit le même danger d’assimilation du tout
à la partie : là guette l’injustice qui se glisse dans le politique tout
court, par simple imitation et reproduction contaminatrice des méthodes
d’apprentissage mental et idéologique et de domptage de groupe qu’il a
répandues. Et l’on voit une famille ou une communauté professionnelle,
associative, syndicale ou religieuse, à travers ses représentants, invitant ses
membres, réduits à des personnes représentées, jouer la triste et aliénante
pantomime de la réduction de tous à un seul, vantant le profil commun de la
soumission au dogme de groupe s’appela-t-il « église », et de foi obéissance
et non-connaissance, ce qui pourrait se dénommer secte, quand la
« partie » sociale et politique d’exclusion des autres et d’inclusion
des mêmes l’emporte sur le « tout » du respect de l’identité propre
et singulière de chacun. La maladie représentativiste, la manie du
double, la frénésie de l’élection afin d’éviter à tous de pouvoir
s’exprimer à la place des représentants, tels sont les tendances communes et
envahissantes de toutes les sociétés globales ou restreintes, qui marquent le
recours aux mêmes modes de contrôle au fond de ce que l’on craint de ne pouvoir
dominer dès que l’on regarde la vie ou la personne dans les yeux et non son
personnage ou son masque aux orbites vides.
Si la représentation ainsi dégénère, elle n’en est
pas moins fondamentale à l’épanouissement même de la personne, à condition
toutefois de relever de son choix intime et de n’être pas conçue pour son
« vrai » bien par quelque autorité d’éviction de sa liberté. Pas de
personne sans qu’elle ait à se donner l’expression d’elle-même, à s’y incarner,
fut-ce sous le nom de « nature », qui en assure en somme l’apparence
ou la visibilité, dès son commencement d’être ou d’exister. Encore faut-il que
l’accord, l’adéquation et une certaine fluidité soient de mise dans le rapport
qui s’établit entre les deux. Or, à cet égard, apparaîtront très vite ou
s’immisceront les dangers qui, soit favorisent les réductions progressives
jusqu’aux déformations, soit introduisent la rupture et la séparation et
incitent à l’autonomie abusive de la représentation par rapport à la personne
représentée. C’est au plan cognitif que s’affirme sans conteste le mieux cette
curieuse procédure de l’intentionalité conscientielle qui s’empare par
auto-projection du soi connaissant de l’objet connu délivré de sa facticité et
érigé au degré d’esse spirituale comme le qualifie le card. Cajetan
commentant s. Thomas. Alors, la personne s’est dédoublée, et, dans sa fonction
noétique, elle est bien sortie « hors d’elle », et s’est laissée
investir par la chose extramentale et métalogique d’un rôle consistant à la
rendre assimilable à soi, i.e. littéralement (ad-simile)
identique à soi ; une concession a parte objecti qui compense la
concession a parte subjecti de la représentation de soi-même en tant
qu’acteur mû par la tendance ou le mouvement à vouloir accéder à l’essence des
choses, et à « naître » avec elle à une réalité intermédiaire et
supérieure, à un mode d’être proprement « co-naissant » (comme y ont
tant insisté Maritain, Forest, Madinier et, à sa façon, Sartre, et comme y souscrivait
plus poétiquement Claudel). Autrement dit, la représentation prend une
importance décisive dans la théorie de la connaissance en transition avec une
approche ontologique. Et elle signifie l’incapacité d’être une personne au fond
assumant le rôle de sujet cognitif et de témoin d’un ordre ontologique des
essences, sans passer par un minimum d’identification de soi-même et de
repérage de sa propre identité à travers la représentation de soi à soi. Ce
n’est qu’en connaissant le monde que je puis me connaître moi-même dans ma
fonction de le dire ontologiquement par les actes de connaissance qui en
interprètent l’être-là et l’essence accessible. Ce n’est que dans ma capacité
cognitive que je me sais exister et que je me connais, comme par effet réflexe,
justement ré-flexif, reprenant conscience de ma puissance intentionnelle
dirigée vers le monde à la source de mes actes spontanément accomplis. Toute
représentation cognitive, toute Vorstellung implique une
auto-représentation qui devient, par jeu de miroir ou de speculum, une
représentation spéculaire ou spéculative de soi-même à l’œuvre de connaissance
du monde.
Mais le monde est « autre » que moi, et
il ne s’agit pas de laisser supposer que la représentation du soi qui
spectacularise et objectivise le soi connaissant en le posant comme un
« problème » extériorisé et placé devant moi, eût dit Marcel, plus
que comme un « mystère » dans les données duquel je demeure
subjectivement impliqué, est la représentation d’un autre : elle est bien
celle d’un même mais traité comme autre afin d’admettre qu’il
puisse lui aussi être objet de connaissance et être admis dans la sphère des
essences assimilables par l’esprit afin d’être tout simplement pensé et être
arraché à la tourmente, à l’opacité ou au trouble de sentiments confus et
indifférenciés qui caractérisent l’état premier et hégéliennement romantique
mais enclin à une sorte de détresse passionnelle où l’on subit le fardeau de
soi et du monde sans pouvoir s’élever à la contemplation de quelque ordre de
l’être que ce soit. La connaissance par représentation spéculative et
auto-réflexion sur soi conduit au dépassement de cet état vers l’harmonie
compréhensive.
Un Dieu lui-même se donne à comprendre par
Révélation qui est auto-Révélation et son acte même d’engendrement est un acte
de représentation comme personne-personnage jouant le rôle d’être en deux à
travers son Fils plus qu’en une seule entité initiale. Mais la théologie
trinitaire ajoute que le sens de la personne sous le personnage est de faire
comprendre l’identité propre et autre donc de chacun jusqu’au troisième qui
désigne l’Esprit. Un en trois (qui signifie rôles et personnages, par
représentation de dédoublement et détriplement de soi), mais trois, et c’est là
le grand mystère relié à la pensée de l’Altérité et non plus de la Mêmeté ou
Identité,… en un seul [5] ! La théosophie
rhénane qui a inspiré l’idéalisme allemand de Feuerbach (le fils, Ludwig, et
non le père, le pénaliste Anselm) à Hegel (et qui se retrouve
« empiricisé » chez Marx [6]) enseigne la dyade d’un
rapport de représentation par dédoublement d’identité Père-Fils, le second
permettant à l’autre de se connaître, ce qui a conduit à l’idée que chaque
instance pouvait faire surgir en elle le Même de l’Identité humaine ou la Menschenheit,
l’Humanité en son genre abstrait : d’où le « deviens le genre humain
abstrait » de Feuerbach, abandonnant l’idée que nous soyons chacun un
autre dans sa différence, et incitant chacun à accomplir ce qui lui est
donné d’être en tant qu’il véhicule un genre qui le tient. C’est ce qui mènera
aux conflits de classe entre Bourgeois et Prolétaires, chez Marx, comme entre
sexes affrontant Hommes et Femmes, chez Schopenhauer (avant une théorie
contextualisante du genre laissant au choix ou au conditionnement social la
détermination d’un genre sexuel sans plus de support ontologique). C’est ce qui
a éliminé l’altérité du processus de dédoublement représentatif en conséquence
de l’élimination du trinitarisme propre à la pensée théologique qui respecte le
rapport à trois Père Fils et Esprit et au sens d’adhésion à la réalité de trois
personnes autres les unes au regard des autres au sein d’une seule qui par
elle-même est autre absolument parlant [7]. La tentation pourrait
être sans cesse pour l’homme d’abuser du procédé de représentation par
dédoublement en cédant à l’imitation d’un modèle divin mal compris et en
luciférianisant en somme son approche de soi, du monde et globalement de
l’altérité, à défaut de parvenir à sortir de l’identité du rapport de soi à soi
pour s’ouvrir à la considération toute simple d’une transcendance d’être
dans l’altérité, où représentation recouvre un rôle de mission cognitive
chargé de l’exploration de l’identité d’être assimilable à l’esprit de l’autre
que soi posé et reconnu dans sa différence.
Ce qui explique, sans doute aussi, que lorsque le
soi est celui du politique régnant par un droit instrumentalisé, il se fasse
bonne conscience d’imposer un ordre tiré de sa représentation de soi, et
obligeant tous les autres sujets sociaux ramenés à leur rôle de purs acteurs à
n’interpréter que la partition qu’il leur assigne sous prétexte, invoquant avec
incantation les grands référents et alibis de la sécurité, du danger collectif
physique ou moral, de menaces d’oppression et de risques d’aliénations de chacun.
Mais il n’est pas de plus grand risque d’aliénation que celui d’être nié dans
son être, et c’est l’appel de cet être à être, dans sa vocation ontologique et
axiologique, que tout droit est objectivement censé garantir. A moins qu’un
politique s’auto-révélant comme un Dieu qui s’annonce et prétend révéler les
autres, ne veuille réinterpréter à sa guise le droit, n’en vienne à confondre
personnage muni d’actions procédurales et personne siège de droits objectifs,
et ne mélange délibérément subjectif et objectif, puis n’introduise soupçon et
culpabilité, et ne joue de la fibre subtile mais déplacée du respect de la
démocratie qui à ses yeux n’est que le respect de l’identité des rôles
d’acteurs configurés dans le même personnage, et n’ignore donc la personnalité
de chacun désignée comme un danger d’individualisme égoïste. Cet habituel
retournement ne fait au fond que reproduire à l’échelle du politique le mal qui
se commet au plan des rapports entre personnes aliénées à leurs rôles
(familiaux, sociaux, professionnels, divers) et qui commence par un rapport peu
maîtrisé et dévié avec soi-même dans l’incapacité d’accepter avec humilité un
dédoublement de compréhension cognitive, qui conduit à se regarder comme un
même tout en étant un autre, et à s’ouvrir ensuite à la
compréhension analogue des autres en tant qu’autres dans la différence radicale
cependant d’avec soi. Le mouvement contraire porte des noms déjà qualifiés par
la caractérologie (depuis Gaston Berger et Mounier) et par la psychologie, et
permet de comprendre les délires de dédoublements qui vont jusqu’au crime des
autres parce que nés du crime envers soi-même [8].
Le politisme prend ainsi pour allié ce positivisme
d’après lequel il n’est de vérité que par le succès positif de l’action
envisagée ou programmée et non en référence à quelque critère absolu ou
inconditionné. Il ne peut que s’accommoder de l’idée que cette vérité tienne à
l’effectivité ou à l’efficacité même du processus d’actualisation d’un genre
commun « entrant dans l’existence » (Wirklichkeit), ou, selon
le saxonisme linguistique, s’y « réa-lisant », y devenant
« chose » accomplie et avérée ; il ne saurait plus s’agir
d’admettre la moindre ouverture à une vérité regardée dans sa fidélité à un
antérieur ou à un préexistant qui serait situé dans l’existence radicalement
irréductible et irréitérable de chacun, porteur de valeurs propres, chacun
pouvant s’attribuer des valeurs liées à la valeur suprême de la liberté
définissant sa personne, caractérisant son dominium sui actus et son quod
completissimum, dans la méfiance à l’égard d’une valeur identique et
abstraite ; avoir une valeur propre pour la personne, comme valeur
la plus élevée, n’est pas être une valeur, laquelle serait la même pour
tous ; la seule commune à tous est donc dans l’attention déférente portée
à la vie de liberté radicale de chaque individualité personnelle comme ordonnée
à son être le plus profond, cette liberté ne s’exerçant à son tour en
adéquation avec son essence qu’en s’ordonnant à l’être et par là au respect de
tous analogiquement considérés comme dotés des mêmes dispositions ou facultés
sans préjuger du contenu intrinsèque des objets de choix de chacun.
La représentation sans laquelle aucun sujet n’est
accessible et ne peut prétendre se « donner à voir » ni à être compris,
une représentation dont cependant il peut décider et qui ne lui est pas imposée
de source extérieure, donne ainsi prise aux mécanismes d’autonomisation
positivistes de la vérité et du réalisme pragmatique politiste [9] ; mais, pour autant,
elle demeure une voie de médiation idéale de la vérité tout court ancrée dans
la personne de chacun. Et le parallélisme mérite d’être poursuivi avec le
cheminement d’une âme intellective vers Dieu, cheminement de foi, au sens
d’intelligence ananoétique (de type johannicrucien) et de compréhension
intuitive du principe causal derrière les phénomènes qui le reflètent. La
perception, en effet, qui remonte de la raison à l’esprit, du concept à l’idée,
du général à l’universel, n’est cependant qu’une perception qui apprivoise
seulement le « divin » en nous, ce logos grâce auquel nous saisissons
l’existence mais dont nous sommes frustrés de ne pouvoir connaître l’essence
qui se dérobe à nos prises et s’exile à l’horizon infini de notre champ
intentionnel de conscience. Avec Platon, s. Bonaventure et le Bx Rosmini
surtout, cette visée vers Dieu ne confond pas celui-ci avec le divin : si
l’idée en somme est le divin en nous, ce divin n’est pas Dieu [10] ; nul ontologisme et donc
nul immanentisme à attendre d’une telle méthode d’approche qui s’incline
respectueusement devant le donné de l’existence lequel ouvre de soi à la
transcendance de son mystérieux principe causal et de son essence. De même,
l’attitude juridique ou politique qui adopte des éléments rationnels
intermédiaires entre la réalité des personnes humaines et le bien qu’elle se
propose de défendre et de promouvoir, doit s’efforcer de les ouvrir au mystère
de ce qu’elle n’est pas censée pouvoir comprendre comme situé dans la liberté
même, au fondement des droits humains,
lesquels sont porteurs des valeurs les plus diverses, mais comme fins
objectivisables et non pour autant individualisables au sens d’un égoïsme voire
d’un hédonisme empiriste. Autrement dit, les catégories qu’élabore le politique
législateur et régulateur, employant la règle de droit souvent au-delà de son
objet rationnel d’équité, afin de transcrire les droits à protéger, et afin de
redéfinir des personnages à jouer pour les personnes, des rôles à interpréter
en commun pour les individualités vivantes qui composent la société, de telles
catégories donc, comme les sous-catégories qu’elles enveloppent, ne sauraient
correspondre à un terminus ad quem : elles ne recouvrent qu’un terminus
a quo, et elles restent tournées vers la transcendance entière de chaque
existence en société. Il ne leur est pas permis d’user du prétexte d’une
protection pour introduire un donné de substitution en faisant en sorte que la
représentation remplace de loin en loin le représenté, et qu’il ne soit
invariablement opposé à ce dernier sous prétexte qu’il aurait donné quelque
consentement à un pacte ou à un contrat ; comme si le contractuel cessant
d’être un instrument devenait substantiel et pouvait à son tour redéterminer la
nature même des termes qu’il unit.
Là pourrait bien être, comme en théologie, la pente
la plus dangereuse de la pensée qui s’enorgueillit d’un pouvoir de recréer
lucifériennement le monde en prenant la place de la Révélation divine et en ne
considérant les autres qu’en fonction de soi pour ne les vouloir libres qu’après.
Son moyen d’action le plus redoutable tient au contrat, au lien social
de volontés qui vante la raison uniformisante dans sa relationnalité établie
entre éléments homogènes et gommés dans leur identité singulière. Or, c’est
généralement ce contrat qui soutient la notion de représentation et de double,
comme dans les théologies de la loi qui remplacent la règle de justice ou de
vérité par l’Alliance en tant que promesse, ou l’esprit par l’adhésion
volontaire à un contenu rationalisable. Vous êtes désormais tenu par vos
promesses et engagements ou signatures sur le papier politique de la vie comme
l’êtes par une religion qui a substitué aux dispositions de l’âme intellective
et aimante la souscription à une fidélité de parti et à un loyalisme de comportement
(le même que dénonçaient courageusement Josiah Royce, Gabriel Marcel, Vladimir
Jankélévitch). Tel est le fondement d’une culpabilisation morale en termes de
fidélité et de trahison qui escompte le passivisme des masses, pour ne pas
dire, avec Ortega, leur fanatisme aveugle, enivrée par l’idée qu’une action
conforme vaut mieux qu’une vérité, une vérité qui sert qu’une vérité que
l’on doit servir. De fait, il en va souvent de la sorte, et l’on exhorte à
une espèce d’obéissance et de loyauté formalistes quand le discours politique
est en panne de justifications plus avancées, et quand la trame dont il use
risque de se déchirer et de dévoiler le gouffre béant d’un vide nihiliste de
toute justification (l’on pense à la production informatico-électronique et industrielle
de guerres sacrifiant douloureusement les vies d’individus et de familles aux
consciences manipulées et abusées, d’Amérique en Europe même, sous le prétexte
malheureusement commode du terrorisme – l’argument de tous les tyrans entrant
en pays ennemi pour y instaurer « leur » paix, ainsi Hitler préparant
son entrée dans Prague à la veille de la seconde guerre mondiale). De même, le
ministre d’un culte, devenu lui-même politique et chef de parti, qui en
appellerait à la foi d’obéissance irréfléchie et détournerait le mot
« confiance » de sa signification en préparant un peuple sectataire
de misologues, tous disposés à la haine de ceux qui « ne sont pas des
leurs » et ne sont pas a priori susceptibles de participer à la
même relation qu’ils ont le privilège d’avoir avec Dieu, - un Dieu qui ne peut
donc être tout aussi significativement « le même » que celui des
autres (voir la bonne conscience avec laquelle, dans l’ignorance de la
tradition de l’interprétation la mieux établie et qui passe encore par les
islamologues philosophes les plus réputés, L. Massignon, R. Arnaldez ou H. Corbin, l’on ose, sous conditionnement
sociologique et politique, entretenu par des frayeurs discriminatoires peu
avouables, se livrer à une interprétation incohérente du sens de l’unicité
divine pour refuser d’admettre qu’il y aurait des Religions du Livre).
De tous côtés, la citadelle de l’élémentaire
liberté humaine, existentiellement parlant, et non plus au simple plan d’un
libre-arbitre moral, se trouve assiégée avec des motifs souvent insidieusement
protecteurs. Comme s’il fallait qu’elle soit relayée plutôt que de pouvoir être
dangereusement amenée, n’est-ce pas, à s’exprimer toute seule. Certes, il est
hors de conteste que la personne doit compter sur un minimum de représentation,
et il convient de reconnaître que les références à une nature humaine commune
valent déjà comme références à la représentation la plus générale au degré
théorique de la raison, avant de s’élever au degré proprement universel de
l’esprit qui ne captera que l’unique ; ces références rendent accessibles
à la culture et à la société la notion plus immédiatement sentie mais plus
lointainement intellectualisable de personne, et elles installent la personne
singulière dans une variété de rôles génériques de personnages à interpréter
selon les enjeux de valeurs rencontrés. Mais dès que la nature prend ses
modalités sociales liées à l’action que chacun déploie en collectivité,
aussitôt l’irruption d’une idéologie culturelle et politique vient en fausser la
portée : d’abord, en faisant oublier la puissance intermédiaire et
protectrice du droit qui repose sur des valeurs propres et autonomes qu’il
impose au politique et qui obligent le politique à ne viser que le seul but de
la défense et protection de ce que le droit même enseigne en empêchant de le
définir à sa place ; et, à cet égard, les définitions juridiques de la
personne comme personnage de nature positivisées dans les grands textes
déclaratoires et autres dispositions, sont en elles-mêmes transparentes et
s’abstiennent de tout présupposé idéologique comme en introduisent certains de
leurs commentaires politisants et réducteurs ; le problème est donc, dans
les Etats de droit, de relativiser le politique en l’assujettissant au strict
respect du droit ; mais c’est qu’ensuite interviennent, à l’intérieur de
la théorie juridique et comme à son insu, des influences doctrinales à
fondements philosophiques variés, qui, certes, ne peuvent s’attaquer au bloc
des droits humains constitués, mais s’infiltrent dans la doctrine de
l’interprétation et des sources, et essayent cycliquement, depuis deux siècles,
avec des succès inégaux, de pousser au positivisme de la rupture du positif et
du naturel qui se tourne forcément au préjudice des personnes « supposées »
sous la nature puisqu’elles en sont d’autant mieux séparables.
L’orientation engagée est de faire dépendre l’homme
de la volonté positive qui sert d’appui à sa définition de droit, et de faire
ainsi prévaloir le côté formel et politique, bien que second, du processus
juridique de reconnaissance des personnes auxquelles il faut bien prêter des
personnages et des rôles afin de les représenter et de les doubler. Dès que ce
point est enclenché, se dessinent en chaîne les itinéraires de scission et
d’autonomisation des instances qui jalonnent le parcours pratique ou d’action
d’accomplissement du personnage profilé. Ce qui est l’occasion d’un surcroît de
positivisme ; le politique en tire prétexte pour se manifester ; et
une théologie en cours n’en protège guère, si elle est elle-même envahie et
saturée de ce même positivisme politique qui l’a implicitement séduite.
Mais cela ne serait-il pas au fond le signe d’un
très vieil instinct qui se réveille et auquel la force matérielle donne une
meilleure impulsion quand elle offre la capacité de mieux se diffuser auprès
des masses : l’instinct sacrificiel par lequel l’homme immole l’homme, et
l’immole non pour se nourrir mais par éthique, ou pour répondre à la question
d’un bien qui le hante. Tel est le sacrifice dont les Religions du Livre ne
sont pas la sublimation mythique et psychanalytique mais signifient le
dépassement depuis Abraham. C’est ce qui permettrait de soutenir que ce mal que
nous dénonçons d’hypertrophie de la représentation, du double, du contrat, de
la fiction et des cortèges de personnages et acteurs aux masques
pré-déterminés, pourrait passer pour une sorte de retour des sacrifices humains
qui consistent à immoler à chaque fois l’homme sur l’autel de l’humanité,
tantôt générique, tantôt spécifique, mais jamais concrète, ni existentielle, ni
singulière. Maintiendraient, prolongeraient, continueraient en somme les
sacrifices humains ces démarches qui visent à vouloir aider et protéger la
personne humaine, privément ou en groupe, et à mieux prendre la défense de ses
droits que le droit lui-même n’est censé le faire, ce qui implique la
constitution fréquente, par exemple dans la vie politique d’un Etat fortement
structuré et centralisé, de diverses commissions, autorités, comités de
contrôle, émanant tous du pouvoir exécutif et concurrençant les parquets des
juridictions de droit commun indépendantes. Par là, l’on sacrifie bien au culte
d’un personnage abstraitement profilé en vue de l’action le faisant mieux
concrètement reconnaître, qui procède – agences, laboratoires ou observatoires
(bras séculier privé du même exécutif) s’y prêteront volontiers – à des tris
abstraits par catégories et sous-catégories plus limitées que celles prévues
par le droit, ce qui est déjà facteur d’une discrimination d’Etat qu’il est facile
au droit de stigmatiser. Le cas, ainsi, de la lutte contre des sectes
religieuses permet au-delà de ce que le droit prévoit, non seulement un
discours politique mais la mise en place d’instances qui vont bien au-delà de
ce que les droits élémentaires protègent sous prétexte de mieux protéger, ce
qui débouche vers le procès implicite de toute forme de liberté religieuse en
l’absence de délits pénaux ou civils sanctionnés par le droit et dont on élude
comme inutile la constatation ; c’est la crainte qu’ils ne se produisent
qui fait agir ; un pseudo-droit organisatif et luhmanien des activités et
déterminant un comportement standardisé occupe la place d’un droit à proprement
parler qui, quant à lui, sait être pourtant inflexible dans la sanction des
seules conduites délictuelles. Cette idée d’assimiler à la continuation des
sacrifices humains un tel besoin d’alignement de la personne, en dépit de la
suffisance du droit, sur un personnage représenté et configuré selon divers
prétextes pratiques, tous politiques, nous l’avions précisément déjà exprimée
dans les années 1990 en l’adaptant du propos du poète Lermontov visant le
socialisme russe et rapporté par Maritain au sujet de la loi naturelle [11], et avant que des essais
récents s’affichant comme originaux ne s’en emparent. Mais voici qu’elle prend
une nouvelle actualité que la réflexion du philosophe du droit ne saurait
dédaigner. Elle pourrait sembler, en effet, se vérifier pleinement lorsque le
procédé le plus ancien de la simple représentation élective sous la fiction
d’une catégorie d’intérêts de référence reprend le dessus. Non qu’il s’agisse
d’en disqualifier la notion si essentielle au fonctionnement d’une démocratie,
et dont on ne saurait sans angélisme de la désincarnation de la personne dans
la nature et de la nature dans le social. Mais son abus si répandu et si
caractérisé peut s’interpréter par l’idée d’une anthropophagie de perversion
éthique, et il en va bien ainsi dès que recourir à la représentation ne
s’impose nullement au plan matériel, dès que cela provoque un phénomène
d’aliénation ou d’abdication de la personne et d’atteinte à sa dignité
même : dès qu’ainsi des sous-commissions, plus ou moins visibles il est
vrai, n’hésitent pas à doubler sur mandat exécutif les commissions déjà existantes,
comme si l’abstraction aimait rebondir à l’infini afin d’effacer les traces
mêmes de ses crimes, et comme si sa logique incontestable faisait mieux oublier
le scandale de l’injustice dont elle procède.
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© THÈMES, revue
de la B.P.C., V/2011
[1]Ainsi notre Persona ou la justice au double visage
(1990) (publié ici même, à Gênes, en ouverture de la seconde Bibliothèque de
Filosopfia Oggi), et notre Métaphysique
et éthique au fondement du droit (1995) (P. II, de la « personne
démasquée » à la « personne théâtrale »).
[2] V. notre essai L’homme coupable. Critique d’une
philosophie de la responsabilité (1997), et, comme pour les autres
références précédentes et suivantes : l’apparat bibliographique et
critique de renvoi.
[3] V. la fameuse thèse d’Alexandre Matheron sur Individu
et communauté chez Spinoza, 1970.
[4] V. notre Justice et Hégémonie. La philosophie
du droit face à la discrimination d’Etat, 1986, ch. 2.
[5] V. le ch. 1 de notre Personne, droit et existence,
2009.
[6] Comme l’a montré Michel Henry dans sa thèse sur Marx,
Gallimard/BPC, 1969, t. I, « philosophe de la réalité » avant de
l’être de l’économie
[7] V. notre Personne, droit,…, op. cit.
[8] Comp. L’homme coupable ; et v. aussi P.P.
Ottonello, L’uomo « equivoco », Venezia, Marsilio (2a ed.),
2001.
[9] V. notre Persona, op.cit., ch. 9.
[10] Comp. in L’homme coupable, ch. 11.
[11] V. nos Elementi di una filosofia della politica, 1ère
éd. ital., tr. A.M. Tripodi, Rome, Japadre, 1992, cap. 7 (art. orig. angl. in
Vera Lex, Pace Univ., N.Y., même année)