Revue de la B.P.C.                           THÈMES                                 II/2005

 

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Avril 2005

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Nature, personne et droits premiers,

selon l'ordre des pensées (*)

 

par Jean-Marc Trigeaud

 

 

 

L'itinéraire d'un philosophe du droit s'inscrit dans "l'ordre des pensées", telles qu'elles viennent progressivement à l'esprit, et parfois par dépassements successifs, — plus que dans "l'ordre des raisons", qui appartiennent à une théorie et s'exposent déductivement.

 

 

De la nature des choses

 

Dans la première réflexion que j'ai engagée ainsi sur la justice, pour essayer de comprendre comment le phénomène-droit pouvait se justifier, et pour tenter de remonter à des présupposés ou à des causes susceptibles d'en rendre compte, ontologiquement et axiologiquement, c'est l'idée d'un droit naturel, centré sur la "nature des choses", qui s'est imposée à moi.

Par là, je mettais à profit l'expérience, essentiellement aristotélicienne, de la "justice particulière", afin de mieux saisir ce que le langage du droit positif ou du droit privé doctrinal m'avait appris, de manière encore inconsciente et inexplicite.

Que la nature de la chose vise l'essence d'un rapport d'équilibre entre deux éléments objectifs ou entre deux biens, et qu'elle s'entende par là d'une égalité (le meson ou l'ison de l'Ethique à Nicomaque), — égalité aux types diversifiés, en fonction des termes qu'elle relie —, et qu'une telle égalité se compose différemment, selon qu'elle s'applique aux choses à distribuer ou à répartir, ou aux choses patrimoniales déjà attribuées, dès qu'un déséquilibre précisément les affecte : voilà qui répondait parfaitement à mon attente de juriste, en quête d'un sens de l'être et du devoir-être, sous-jacent à toutes ses démarches techniciennes.

Une exploration du domaine de la possession, parallèle à celui de la propriété, comme le fait l'est au regard du droit, m'avait convaincu que l'idée de "nature des choses" ou "de la chose" (ex ipsa rei), — que l'on retrouve dans la scolastique thomiste médiévale, comme d'ailleurs dans les droits naturels classiques des trois monothéismes, et qui réapparaît à travers les courants phénoménologiques ou les philosophies "réalistes" modernes de l'existence —, est une idée qui inspire l'ensemble des concepts théoriques et pratiques dont use la science juridique, à condition que cette science conserve, cependant, une attache à l'héritage du droit romain (car certains pays, particulièrement au sud de l'Europe, et sur l'instigation de la France kantianisée, l'ont parfois perdu).

En tout cas, comme toute idée, comme toute justification, l'intérêt de cette analyse était d'entrer dans la recherche des causes au-delà de celle des principes ; elle était de capter une universalité par-delà la simple généralité des concepts juridiques, qu'ils soient donc théoriques ou pratiques ; et elle était de surmonter aussi les divisions qu'ils suscitent entre les cultures géo-historiques.

Mais, pour autant qu'elle satisfaisait incontestablement l'exigence du philosophe, la "nature des choses", source du droit naturel, révélait vite ses limites.

Déjà, les contradictions surgissaient dès l'approfondissement de la connaissance d'un droit qu'il fallait bien admettre ouvert à des références opposées à celles de la "nature des choses" ; et elles obligeaient à tenir compte d'autres traditions et d'autres apports.

Mais, en dehors-même d'un droit à caractère patrimonial, d'un droit privé, notamment, axé sur les biens ou les res, l'idée de nature de la chose s'affirmait impuissante à servir une interprétation plus étendue des données.

Et, de fait, les données soustraites à sa capacité explicative s'accumulaient. Elles englobaient principalement tout le champ extra-patrimonial ; et elles contraignaient à considérer la justice sous un autre aspect tout aussi originaire que le précédent, mais bien plus tardivement développé, et dans une autre aire d'épanouissement que le droit : elles conduisaient à consacrer la "justice générale" aux côtés de la "justice particulière", et elles permettaient d'en dégager la "nature de l'homme", dont émane la loi naturelle, une loi qui doit, il est vrai, sa fortune aux mécanismes politiques qui s'en sont emparés et aux enjeux sociaux qu'ils recouvrent : mais il fallait du coup la délivrer aussi de certaines déformations qui en avaient obscurci le sens.

 

 

De la nature de l'homme

 

C'est donc en une seconde phase que cette idée de "nature de l'homme", qui connote classiquement un universel plus universel que celui connoté par la nature des choses, m'a semblé livrer la clef d'une compréhension opportune.

Ce n'était rien faire d'autre au fond que, régressivement, se laisser ramener ou reconduire "de la partie au tout" — si l'expression grecque que l'on emprunte au Stagirite indique clairement l'originalité de cette attitude involutive. La "justice particulière" est kata meros, ou "prise à part" d'une chose. L'attitude qui prend cette chose pour objet consiste à s'en écarter ou à ne pas la voir, pour ensuite seulement en concéder l'existence.

Dans ces conditions, toute l'histoire de la philosophie moderne, de sa genèse nominaliste, de ses tendances idéalistes, qu'elles soient rationalistes ou empiristes, tournées vers la nature transcendantale de l'homme de la liberté ou vers la nature sensible de l'homme du besoin, se présentait comme la branche issue d'un même tronc de pensée hellénique, mais ayant évolué à la faveur d'un processus de greffe assez savant, venu sans doute d'un subjectivisme initial, d'un premier idéalisme en somme, avec le Stoïcisme moyen et Cicéron. Caractéristique de la "justice générale", l'idée de "nature de l'homme", qui est pourtant d'origine aristotélicienne, s'était coulée dans des systèmes idéalistes qui en avaient considérablement édulcoré et réduit la portée.

Mais c'était intellectuellement une récompense de parvenir enfin à la cohérence d'une approche d'ensemble des matières dispersées d'une double étude menée selon un strict parallélisme (celui que la séparation des universités impose en France) : l'étude du droit, d'un côté, véhiculant sans cesse des principes romanistes, quoique partiels et associés le cas échéant à un contractualisme qui en désigne l'exact opposé ; l'étude de la philosophie, de l'autre, largement conditionnée par des méthodes tirées du doute cartésien et du criticisme kantien, mais toujours éprise d'une "source grecque" dont le sens de l'être est plutôt réaliste.

Malgré tout, la jonction des deux idées : "nature des choses" et "nature de l'homme", droit naturel/loi naturelle s'opérait sans trop de problèmes de logique, et en assumant une évidente bi-polarité d'orientation.

La réflexion cependant est lente à revenir à l'essentiel, au rapport direct aux réalités les plus simples qui se manifestent à une conscience immédiate, avant qu'elle ne s'engage dans un savoir qui l'envahit très vite, la déborde et lui laisse à peine le temps de le dominer ou de le soumettre à une unité d'esprit. Et ce qui ne manque guère d'épuiser cette réflexion, c'est de vouloir conférer une telle unité, ou une telle structure signifiante à un savoir progressivement et fragmentairement accueilli durant des années de formation. Autrement dit, la réflexion n'atteint que plus tard le moment où elle est enfin capable de s'interroger sur le fondement authentique des idées qui l'ont spontanément guidée.

"Nature des choses", "nature de l'homme" paraissaient donc deux idées en mesure de s'agencer et de s'organiser dans l'espace et le temps pour harmonieusement rendre compte du devenir du droit à partir d'une définition étroite et modeste, celle du droit patrimonial ; elles pouvaient se combiner de façon à expliquer pourquoi certains droits sont plus proches d'une idée que de l'autre, tout en les impliquant toutes les deux. Elles n'en devaient pas moins avouer à leur tour des limites intrinsèques : celles de ne pouvoir totalement apaiser la soif philosophique d'une vérité qui réside dans "ce qui est" et dans ce qui a de la valeur.

Une certaine distance, qu'enseigne l'humanisme critique, et qui correspond à la dissociation parfois troublante et désespérante entre les apparences factices et la réalité substantielle qu'elles masquent, montre bien que le droit est oeuvre humaine contingente, et qu'il est tributaire de justifications ancrées plus solidement et plus immuablement dans la nécessité de l'être. Mais comme le droit est artefact, ces justifications objectives sont inséparables de leur perception subjective : elles sont imputables à la liberté humaine, dans son interprétation de l'être et du devoir-être de justice dont l'être est solidaire.

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En retenant cette fois la "nature de l'homme", il s'agissait ainsi de répondre à des questions ultimes visant l'homme lui-même et non plus à proprement parler les choses ; la démarche introduisait à la recherche de l'identité humaine : à celle de l'être et du devoir-être de l'homme.

Et, certes, l'idée de "nature de l'homme" entend déterminer un nouveau référent justificateur situé enfin en l'homme. Elle considère ce qui s'y manifeste le plus constamment, y désigne la dignité qui le "fait homme", et que l'on peut traduire sur le mode, soit de la liberté morale, soit du besoin sensible, ou soit du transcendantal, soit de l'empirique. Mais nul n'ignore que cette idée de nature reproduit, duplique en somme, celle de "nature des choses", et traite l'homme comme chose, et permet de penser l'humanité de l'homme en soi, mais non concrètement "cet homme-ci" ou "cet homme-là" : sa singularité, son irréductibilité existentielle.

 

 

De la personne

 

Il n'était plus dès lors très pertinent de dénoncer les bornes d'une conception idéaliste humienne, lockienne, kantienne ou hégélienne, dans sa matrice originelle. Car, à un certain point de vue, les limites qui se précisaient ne marquaient qu'une différence de degré avec celles qui affectaient la pensée grecque : cette pensée assumait certes une nature, mais même si elle la reliait, comme représentation intellectuelle universalisable, à une forme d'être antérieure et précédant l'expérience de l'esprit, elle ne pouvait établir la justice qui fonde un droit en l'homme le plus complètement compris, i.e. dans son existence.

Il y fallait un double éclairage.

Ce fut celui qu'appela, d'une part, une réflexion plus métaphysicienne ne dissociant pas l'universel du singulier, comme l'ébauche le Sophiste de Platon, et prenant conscience de dépasser des théories refermées sur elles-mêmes, ce qui est la caractéristique du vrai positivisme : le positivisme des concepts ou de l'auto-suffisance de la théorie.

Ce fut l'éclairage que produisit, d'autre part, l'intuition cognitive des théologies chrétiennes, auxquelles l'on peut trouver des équivalents dans les mondes juifs et musulmans, mais qui prennent un sens que nous avons pu juger irremplaçable, chez Thomas d'Aquin comme chez Rosmini, ou encore chez Maritain ou Marcel, — voire Mounier, Teilhard, Nédoncelle ou Finance —, si l'on veut bien accepter que le plus homme de l'homme, et qui le justifie, et qui justifie le droit, et qui justifie par participation ou analogiquement tout droit y compris patrimonial, est la veritas personae, et donc le "faire la vérité" de la personne, et donc le respect de la personne. Non la personne comme persona phusica ou moralis, comme personne idéaliste, ni comme simple personnage "agi" du réalisme de la nature des choses, mais comme personne telle que l'a exploitée la Seconde scolastique espagnole et telle qu'elle a marqué entr'autres le droit des gens moderne (le dominium sui actus reflétant la liberté et attestant le quid completum).

L'idée de personne a émergé à l'horizon de cette troisième étape de réflexion comme un dépassement permettant de réconcilier une pensée philosophique trop théorique (et par là généricisante) et trop influencée par les savoirs conceptuels, avec une pensée plus universaliste encore, et plus hautement réflexive.

En même temps, elle a procuré un véritable code de lecture et d'appréciation  axiologique de toute expérience, celle du droit et celle de la pensée philosophique ou doctrinale à son propos.

Objectivement, la valeur régulatrice d'un acte coïncide avec l'être lui-même dont l'idée fournit la connaissance : elle saisit la personne considérée comme le ressemblant dans sa différence incommunicable. Et, subjectivement, cette même valeur, ou l'idée qui la fait connaître, est supposée déclencher un mouvement ou un élan moral de justice.

S'il identifie donc l'absolu ou la personne, le raisonnement par participation ou par analogie, permet à une métaphysique concrète du juste de prendre forme. Elle recouvre une sorte d'éthique chrétienne qui reprend sans cesse les graves questions du fondement de légitimité et des critères — de la reconnaissance des "biens", en dignité, — et de leur distribution et de leur échange, en égalité ; ce qui vise, pêle-mêle, l'accès à la culture et à l'enseignement, la propriété d'un avoir quelconque, le travail, le licenciement, comme l'utilisation de la force et la répression des crimes individuels ou collectifs.

Cette méthode ne peut que renforcer un discernement ferme et sans ambiguïté du juste et de l'injuste.

Un argumentaire se constitue par là, dont le premier office critique est d'essayer d'ébranler les "théories de la justice" qui ont substitué à une justification absolue, à un terme visant l'être du droit et son transcendantal de valeur permanent, une justification toute relative, renouvelant la vieille explication aristotélicienne de la nature des choses, de l'égalité, mais pour la désunir de l'expérience de la nature de l'homme et de sa dignité, ou pour chercher à l'aligner sur elle en excluant l'ouverture qu'elle pourrait ménager à la personne individualisée.

La justice de "l'égalité des chances" de Rawls est symbolique du genre incriminé, bien qu'elle appartienne à une époque maintenant révolue, après les conséquences embarrassantes qu'elle n'est pas la seule à avoir entraînées dans la politique économique et sociale (je songe aux conceptions d'un Dworkin affectant davantage la bioéthique et le domaine des soins de santé) ; et sans doute est-elle responsable avec d'autres, attachées au même "capitalisme démocratique", de la montée d'un hégémonisme discriminatoire qui a envahi un temps le monde des relations publiques ou la scène internationale, en humiliant les Etats de droit les plus faibles. Cette théorie rawlsienne de la justice confond significativement, voire cyniquement la cause et l'effet. Or, c'est, en l'occurrence, la dignité indivisible du référent situé en l'homme qui doit recevoir d'abord sa part, son dû, distributivement ou commutativement. Ce n'est qu'après lui avoir reconnu son entière "chance", son impartageable dignité, qu'il convient de lui proportionner les biens virtuellement en partage suivant les lois de l'égalité.

Seule la personne intégrale, et non réduite à un moyen de raison, en un néo-rationalisme kantien, teinté d'ailleurs d'un utilitarisme contradictoire, seule donc cette personne commande le recours, purement instrumental et subséquent, à l'égalité. Il n'est pas de justice qui ait à assumer un sens de la mesure et de l'égal, sans la justice élémentaire d'un "sans mesure" ou d'un "outre mesure", qui s'adapte à la dignité singulière de chacun, en s'ouvrant à sa pauvreté comme à sa richesse. La chance, s'il en est une, n'est pas de valoriser des qualités subalternes, intéressant les experts en méthodes et en apprentissages de groupe, un procédé qui n'a que trop sévi dans le domaine pédagogique, où ne se manifeste jamais mieux la pensée du juste et de l'injuste sur la personne humaine ; la chance est dans la réalité propre et in extenso de chaque personne, et elle constitue une dignité suffisante que les calculs d'égalité doivent aider à promouvoir et à servir.

D'où la dissociation entre les solutions tirées de principes de nature ou celles provenant de principes de personne. L'intérêt est de faire admettre que le commencement de la pensée du juste se situe sans cesse dans le "tout" du commencement ontologique, dans l'être personnel, et non pas dans la "partie" d'un être second, auxquels s'arriment le naturel et le positif.

L'injustice procède toujours de la velléité d'autonomie d'une instance générique, qu'elle soit naturaliste ou volontariste, issue d'un positivisme de la raison ou d'un positivisme de la volonté ; d'un positivisme, sans paradoxe, du droit naturel, ou d'un positivisme légaliste et étatique.

Le critère du juste qui s'en dégage obéit à la logique d'une participation de la positivité à la naturalité et de la naturalité à ce que nous avons nommé : la personnéité. (Métaph. et éth., p. 152 s. — à l'encontre de la théorie "non fondationnelle" et au fond anti-métaphysicienne de l'altérité chez Ricoeur, qui a détruit, à notre sens, les derniers bastions du personnalisme français).

Est juste, en droit positif, ce qui n'use pas du positif pour blesser la nature, ou, en droit naturel ou d'après la loi naturelle, ce qui n'emploie pas la nature pour léser la personne. Le juste ou l'injuste ne se voit jamais de l'intérieur, où l'irréprochabilité d'une entière conformité pourrait détourner l'attention vers l'inessentiel, mais de l'extérieur, ou dans le rapport entre l'intérieur, qui est "partie", et le "tout" auquel cet extérieur se réfère. Ainsi faut-il convenir que ce qui est légal puisse heurter la nature, et que ce qui est à la fois égal et naturel, puisse heurter la personne.

Le droit naturel peut défier la justice s'il s'érige en "partie" d'un "tout", en contradiction avec le respect même de l'intégralité de ce tout.

On le vérifie pour la répression de la criminalité, quand il n'est pas nécessaire de porter atteinte à la vie pour protéger la vie ; on l'a malheureusement constaté au sujet de la récente législation française sur la "laïcité" qui discrédite au surplus la règle de droit qu'elle ignore, quand il n'est pas nécessaire d'interdire le vêtement qu'une religion propose, pour défendre un ordre public qu'il n'offense nullement et qui requiert les conditions d'épanouissement pacifique de chaque religion. C'est dire qu'à son tour le politique, ou le légal pur, peut s'affranchir du juridique, et introduire une dissociation, dans la loi elle-même, entre son aspect rationnel et son aspect volontaire, entre son "tout" et sa "partie".

Le mal est irrémédiablement dans le "manque" ou la "privation" (langage des Pères de la théologie grecque) d'un plus grand élément qu'il a besoin de nier, et souvent de manière gratuite et absurde.

Mais la maxima iniuria consistera toujours en une négation de la dimension première ou de la dimension la plus profonde qui met en évidence l'irréductibilité singulière de la personne. Agir contre la justice n'est jamais plus net que dans le refus de cette singularité, sous prétexte de normalité naturelle ou positive ; ce qui permet la valorisation hypertrophiée de la dimension seconde et de ses dérivés dans le champ des personnages sociaux, chez tous ceux qui auraient la tentation de n'invoquer que des mesures, des étalonnages ; et ce qui dissimule à peine, avons-nous déjà écrit, une faculté de bannir ou de haïr le contraire ou "l'autre", son devenir et ses résistances.

L'égal ou le contractuel (remplaçant significativement le rôle du législateur protecteur d'un intérêt public non négocié et qui est celui de tous), cette abstraction est sans doute en tout cas la plus à redouter, qui pieusement confond les différences.2

 

 

Des "droits premiers"

 

A partir de là, il ne restait plus qu'à rejoindre une dernière expérience, et à pratiquer un ultime élargissement, en acceptant de percevoir cet homme-personne, sous les modalités de son être religieux et culturel, sous des modalités mystiques et esthétiques, qui préexistent à sa socialisation et à sa juridicisation.

C'est ce qui nous a permis d'élaborer l'idée de "droit premier", comme unité anhistorique, qui transcende les genres et se trouve elle-même impliquée dans "les" droits que l'on pourrait qualifier plus empiriquement de premiers au sein des diverses cultures, comme situés derrière leurs droits positifs ou établis ; de tels droits premiers rassemblant au fond les vérités qu'une science juridique élémentaire de la personne et de la nature de l'homme et des choses enseigne à travers définitions et topiques dotées d'une structure transversale et commune.

Une telle idée adoptait pour référence aléthique l'homme en son essence la plus élevée, en tant que personne, sous la dimension de son émergence originaire, et comme invariant de notre expérience, depuis les lamentations du juste souffrant dans la Bible et les Upanishad.

Le recours à la notion de personne, reliant et dépassant plusieurs courants, avait été insatisfaisant, car le terme était galvaudé en France et amalgamé à un langage le plus souvent néo-kantien ou socio-anthropologique3. Nous pensions y échapper par l'hellénisme que nous formions à un moment : prosôpon, "prosopologie" (retenu dans notre Persona ou la justice au double visage, 1990, mais récusé au début de notre Métaphysique et éthique, 1995, et abondamment employé auparavant dans notre petite Introduction à la philosophie du droit, 1992/93, servant de "manifeste" à la "philosophie prosopologique", et accueillie sous cet aspect dans les contextes de curiosité scientifique les plus éloignés — v. dernièrement, en 2004, les trad. et prés. japonaises de K. Izuka, dans Omon Ronsô, vol. 61, College of Law, Univ. Nihon, ou de A. Mizunami, dans Droit naturel et culture, Tokyo, Sobunsha, col. Et. de droit naturel, t. VIII).

Toujours est-il qu'une expérience nous semblait pour une fois incontestable, parce qu'étrangère aux idéologies qui infiltrent les philosophies. C'est celle que firent dans leur registre (quelles qu'en soient les implications et lectures discutables, certes) Apollinaire ou Breton, Faure ou Huyghes, et c'est ce qui marqua la compréhension de l'esthétique moderne corrigeant les philosophies idéalistes et criticistes de la connaissance (comp. G. Picon) : l'expérience des arts premiers. Cette expérience ouverte et généreuse, comparant non plus à l'horizontale de "l'impéralisme positiviste" au sein du multiple, c'est-à-dire des principes génériques, mais ordonnant verticalement le multiple à l'un, c'est-à-dire aux causes universelles, a transmis enfin une vraie métaphysique que les théories néo-nominalistes et structurales du siècle avaient niée. Et à une époque de libre-échange, l'on pouvait même opposer que le "marché" était porteur de leçons à cet égard sur les perceptions diffuses de valeurs qui ne sont pas que d'essence économique (comp. Cl. Roy) : il permet en effet de ramener l'interprète à un principe de réalité, non pas dans l'ordre pécuniaire, mais dans l'ordre où l'homme, tout homme se reconnaît, où s'affirme une "monnaie de l'absolu" selon la formule du Musée imaginaire, (relayant celles du préhistorien : l'abbé Breuil) qui n'est ni à dimension exclusivement rationnelle ou empirique, ni ainsi génériciste, mais radicalement universaliste, faisant valoir que l'humanité est dans ce rapport toujours d'exception, ou rapportunique, à l'unicité, à l'altérité de l'être, qui en explique des formes multiples.

La manière d'aborder par là les arts des peuples est la même que celle qui devait conduire l'approche des droits et des coutumes, au-delà de sciences humaines nominales et descriptives (anthropologie dite juridique) qui prétendent s'en préoccuper.

Chaque langage, du moment qu'il est humain, est culturel et contingent ; mais il possède un sens qui transcende une perception déterminée du juste. Et l'analyse, l'élaboration de ce sens est susceptible de bénéficier des idées et concepts d'une tradition de philosophie générale, en termes de "nature des choses" et de "nature de l'homme", d'égalité et de dignité, puis d'accéder à l'idée plus radicale de personne, et, enfin, d'être plus compréhensive encore si cette personne est à replonger individuellement et collectivement dans la religion et la culture qui en désignent le mode d'être intime et non le phénomène extérieur de comportement. Car le jeu de l'individuel et du collectif est un leurre, à la surface du singulier et de l'universel. Ce mode d'être est premier, parce qu'il est donné et s'impose avant toute emprise de la société et du droit ; il ne dépend d'aucune pseudo-condition économique de conservation ou de survie ; et il préexiste donc à toute projection limitative référée à l'artificielle dialectique entre liberté et communautarisme.

Ainsi ledroit premier oblige à respecter une priméité métaphysique. Une priméité qui offre un double aspect à la fois gnoséologique et axiologique, montrant (à l'encontre de l'analytisme et de la "méta-éthique" contemporaines) que l'objet culturel-droit possède un arrière-plan discernable aux facultés intellectuelles et qu'aucune nature ou volonté positive ne saurait réduire à ses prises, ce qui l'exposerait au reproche de la Naturalistic fallacy d'un G.-E. Moore. En même temps, cet objet incorpore une valeur qui le rend normatif, et il est en cela réfractaire à toute typologie ou canonique rationaliste, comme à tout formalisme et à toute morphologie descriptive.

C'est ce qui fait appartenir le droit à la même sphère que celle du monde des arts, et c'est ce qui explique que toute comparaison n'a de sens que rattachée à un même substrat ou "troisième terme" à caractère ontologique, qui exprime à la fois une identité universalisable et la singularité qu'elle connote. Subsistence boècienne et thomiste, ou encore victorienne, sous un nouvel avatar.

Le droit premier remonte donc à l'universel et en capte la substance unique. Il est dès lors source d'une tolérance sans limite à l'encontre de toutes sortes de sectarismes, confessionnels ou corporatistes, qui se feraient les interprètes passifs d'un esprit sociologique de groupe ou d'institution, voué à une "production" humaine. Le droit premier est plutôt ancré dans ce qui précède et justifie cette production et, à l'opposé des "déconstructions" du monde, de Lyotard à Derrida, il en fait une oeuvre de re-création d'un sens transcendant donné, dans une unité commune, mais à travers la singularité de ses modes d'existence et à travers la diversité des profils perceptifs et herméneutiques qui s'y superposent.

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Il est vrai qu'une distinction de pure méthodologie peut en dernier lieu être utile entre les premières idées extraites d'une nature et les secondes, tirées de la personne et du droit premier. Cette distinction, nous n'avons cessé de l'employer : en transposant le vocabulaire de Kant, elle suppose un principe directif et un principe constitutif.

Directif est le principe qui justifie par référence à un absolu qui ne dépend pas de ses applications ou de son effectivité — pas plus que l'amour des Béatitudes n'est une vérité qui est liée à la façon concrète dont les hommes la vivent réellement.

Et il est évident que le principe directif est davantage alors celui d'une éthique fondamentale, d'une éthique elle-même première, que du droit, lequel se borne à en participer à son niveau.

Mais, voilà : dans ce corps auquel est assimilable le droit, il y a une âme ; et c'est elle qu'un tel principe veut signifier.

Distinguer dans l'abstrait ne permet pas de dissocier existentiellement. Ce ne serait possible qu'en étendant le corps du droit sur la table chirurgicale de Descartes, en imaginant un corps sans âme, ou du moins pourvu d'une simple res cogitans. Le juriste ne sait peut-être pas que cette âme l'habite : il n'a nul besoin d'éveiller cette conscience en lui pour être un juriste, et même un "bon" juriste. Mais le philosophe du droit, qui est censé avoir le sens des causes, doit pratiquer cet éveil, au prix d'une impuissance momentanée dans l'ordre pratique.

A l'articulation entre les deux mondes et les deux principes, la nature est cependant destinée à prendre sa place et à se situer dans une double perspective : le droit naturel de la "nature des choses", et la loi naturelle de la "nature de l'homme". La nature procure ainsi un indispensable savoir de philosophie théorique. Mais ce savoir témoigne du patrimoine juridico-philosophique reçu d'ailleurs, de plus haut, en amont : de ce qui, d'une part, prépare les conditions de l'action, de la mise en oeuvre du droit en vigueur, et, d'autre part, de ce qui ouvre à la contemplation de la vérité, de la seule qui soit, de ce qui dépasse en nous notre humanité, et nous relie à Sa vérité : celle de la personne, comme image de la vieille loi éternelle. Sous cet aspect, l'on peut affirmer que le faire du droit est le faire d'une nature saisissable par notre esprit, le faire de sa vérité, une vérité participant d'une autre qui la déborde dans l'existence et rejoint la transcendance.

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Mais il n'y a pas enfin de philosophie du droit digne de ce nom sans engagement, sans un engagement plus poussé et plus profond que celui que réclame la pragmatique transparente des juristes : sans assumer les tourments existentiels de l'injustice frappant les personnes, et sans actes concrets qui incarnent l'exigence théorique et l'authentifient "en situation".

Aussi le droit premier peut-il en appeler au témoignage de ce qui fait précisément le droit "droit", de ce qui le fait être ce qu'il est et le porte au dépassement de ses structures dans la perspective de la personne et du vivant. D'où un effort critique permanent visant à rétablir le principe directif, ne serait-ce qu'en reconnaissant les capacités de limitation de la nature qui ne le disputent en rien à celles de la volonté positive : en reconnaissant qu'une solution de droit naturel ou de droit positif n'est juste que dans le respect de la personne, comme référence incontestée permettant de dénouer toute contradiction dans le débat.

La vie intellectuelle du philosophe du droit est inévitablement combative, assaillie par les épreuves quotidiennes de la souffrance humaine, confrontée aux victimes d'un mal auquel le droit a vocation à remédier, en suivant une conception du juste et de l'injuste, mais que ce même droit pourrait parfois aggraver s'il cède à la manipulation de conceptions erronées.

La principale lutte demeure cependant contre le même adversaire : contre l'hégémonisme d'une pensée fausse et sophistique, qui a monté de toutes pièces la partie en tout et inversé la relation entre les causes et les effets, comme entre les moyens et les fins ; pensée malheureusement caractéristique de la plupart des "théories de la justice", théories "relationnalistes" de notre époque qui font le lit de la bonne conscience néo-génériciste, exhortant au conflit des communautés humaines et dissimulant à peine ses ambitions de pouvoir matériel et politique. Il en va ainsi d'un certain citoyennisme en France comme ailleurs, qui a pris le relais des étatismes révolutionnaires et jacobins de jadis.

C'est bien contre cette idéologie de l'exclusion favorisée par l'abandon d'une exigence métaphysique et dialectiquement critique, et par le refus de la personne distinguée de la nature, et de tout principe fondé sur une priméité existentiellement irréductible, que la philosophie du droit nous paraît d'abord devoir être orientée. Elle entend attester que le droit, qui est un produit de la culture humaine, n'est nullement le reflet de conditions matérielles et variables, d'opinions et de croyances de groupe, ou même d'idéologies et de dogmes, selon une lecture marxiste primaire qui a affecté aussi un temps le domaine des arts, et que prolongent à souhait aujourd'hui des théories libérales de la justice qui en adoptent les mêmes principes anti-métaphysiciens, et qui n'en sont que la reconversion aveugle dans la neutralisation complice des contraires. Avec la religion, le droit est à l'opposé l'expression, la première expression même sans doute de la condition ontologique de l'homme (suivant l'idée qui a été peut-être le mieux illustrée, au-delà de M. Eliade ou de M.-M. Davy, par les vitalismes, depuis Kierkegaard, Tarde et Bergson, Ortega et Zubiri).

D'où l'idée qu'il n'est pas de justice sans la protection et sans la re-connaissance, et donc sans la connaissance (jusnaturaliste, personnaliste, priméiste...) de cette vérité, une vérité captant la vie à sa source personnelle et spirituelle, avant les manifestations plus limitées que préfère certes la raison, mais qui risquent sans cesse d'occulter les intuitions de l'esprit.

S'il est une "lumière de la raison", ce n'est pas celle uniquement qu'invoque Montesquieu, celle qui s'auto-éclaire, dans un souci de maîtrise et de gestion du monde, et de domination implicite ; mais c'est celle de Platon, d'Augustin, de Thomas d'Aquin, de Bonaventure ou de Rosmini, — nous ne cesserons jamais assez d'y insister — : celle, lumen mentis, que la raison reçoit de l'esprit qui l'illumine, lui révèle l'existence, la "vraie vie" dont elle procède, et lui apprend à l'aimer ; celle que l'ensemble de De Legibus des philosophes du droit naturel de l'Espagne classique, entre le XIVe et le XVIIe, ont honorée.

Passée par la nature, par la personne ou par le droit premier, telle est, au fond, la justice qui enseigne "à toutes les nations".

 

 

 

 

(*) Version fr.  texte destiné à l'Académie royale de jurisprudence et de législation, Madrid, 2004.

1. Qu'il me soit permis de renvoyer à Justice et tolérance, Bière, 1997, p. 197 s. pour des explications plus précises que j'ai moi-même apportées sur cet itinéraire et sur mon projet de ne rien formaliser ni systématiser pour adopter une philosophie interrogative de l'expérience (lointaine influence marcellienne au fond à laquelle j'ai dû le plus au début).

2. Nous reprenons diverses formules de notre Droits premiers, Bière, 2001, p. 2-4.

3. Ce que j'ai reproché en particulier à Mounier. La tradition dans laquelle je m'inscris demeure celle d'un personnalisme critique français, aux aspects les plus disparates et totalement original, remontant à Montaigne et Pascal, et tel qu'il a été le fait de philosophes mais aussi d'écrivains et d'artistes, de chrétiens catholiques le plus souvent, dont je me réclame certes, mais également de non-chrétiens. Mais puis-je avouer cependant que ma position intellectuelle entend rester radicalement atypique, ne se rallie à aucun mouvement précis, et ne procède, à la manière précisément de ces personnalistes, d'aucune influence a fortiori étrangère, même si elle accueille et incorpore les apports historiques du platonisme, du thomisme, du rosminianisme et de tant d'autres courants. En ce qu'elle prône l'engagement "en situation" et la défense des victimes de l'injustice diagnostiquée, elle s'inspire en tout cas formellement du modèle français refusant de dissocier la pensée et le témoignage concret quels qu'en soient les risques au plan politique notamment, où toute distinction et latéralisation d'appartenance est relativisée et dépassée, quand il s'agit de l'essentiel de la personne, ou d'exprimer encore ce que Breton nommait magistralement le "sentiment de l'unique" en en appréhendant la perte au profit de l'abstraction du collectif ("Situation du surréalisme...", Disc. aux étudiants français de Yale, Paris, Fontaine, 1945).

 

(*) Version esp. : © Real Academia de legislacion y jurisprudencia (Madrid), 2004.

 

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© THÈMES     II/2005