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Avril 2005
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Nature, personne et droits premiers,
selon l'ordre des pensées (*)
par Jean-Marc Trigeaud
L'itinéraire d'un philosophe du droit s'inscrit
dans "l'ordre des pensées", telles qu'elles viennent progressivement
à l'esprit, et parfois par dépassements successifs, — plus que dans
"l'ordre des raisons", qui appartiennent à une théorie et s'exposent
déductivement.
De la nature des choses
Dans la première réflexion que j'ai engagée ainsi
sur la justice, pour essayer de comprendre comment le phénomène-droit pouvait se justifier, et pour tenter de remonter à
des présupposés ou à des causes susceptibles d'en rendre compte,
ontologiquement et axiologiquement, c'est l'idée d'un droit naturel, centré sur la "nature des choses", qui
s'est imposée à moi.
Par là, je mettais à profit l'expérience,
essentiellement aristotélicienne, de la "justice particulière", afin
de mieux saisir ce que le langage du droit positif ou du droit privé doctrinal
m'avait appris, de manière encore inconsciente et inexplicite.
Que la nature
de la chose vise l'essence d'un rapport d'équilibre entre deux éléments
objectifs ou entre deux biens, et qu'elle s'entende par là d'une égalité (le meson ou l'ison de l'Ethique à Nicomaque),
— égalité aux types diversifiés, en fonction des termes qu'elle relie —, et
qu'une telle égalité se compose différemment, selon qu'elle s'applique aux
choses à distribuer ou à répartir, ou aux choses patrimoniales déjà attribuées,
dès qu'un déséquilibre précisément les affecte : voilà qui répondait
parfaitement à mon attente de juriste, en quête d'un sens de l'être et du devoir-être, sous-jacent à toutes ses
démarches techniciennes.
Une exploration du domaine de la possession,
parallèle à celui de la propriété, comme le fait
l'est au regard du droit, m'avait
convaincu que l'idée de "nature des choses" ou "de la
chose" (ex ipsa rei), — que l'on
retrouve dans la scolastique thomiste médiévale, comme d'ailleurs dans les
droits naturels classiques des trois monothéismes, et qui réapparaît à travers
les courants phénoménologiques ou les philosophies "réalistes"
modernes de l'existence —, est une idée qui inspire l'ensemble des concepts théoriques et pratiques dont use la science
juridique, à condition que cette science conserve, cependant, une attache à
l'héritage du droit romain (car certains pays, particulièrement au sud de
l'Europe, et sur l'instigation de la France kantianisée, l'ont parfois perdu).
En tout cas, comme toute idée, comme toute
justification, l'intérêt de cette analyse était d'entrer dans la recherche des causes au-delà de celle des principes ; elle était de capter une universalité par-delà la simple généralité des concepts juridiques,
qu'ils soient donc théoriques ou pratiques ; et elle était de surmonter aussi
les divisions qu'ils suscitent entre les cultures géo-historiques.
Mais, pour autant qu'elle satisfaisait
incontestablement l'exigence du philosophe, la "nature des choses",
source du droit naturel, révélait
vite ses limites.
Déjà, les contradictions surgissaient dès
l'approfondissement de la connaissance d'un droit qu'il fallait bien admettre
ouvert à des références opposées à celles de la "nature des choses" ;
et elles obligeaient à tenir compte d'autres traditions et d'autres apports.
Mais, en dehors-même d'un droit à caractère patrimonial, d'un droit privé, notamment, axé sur les biens ou les res, l'idée de nature de la chose
s'affirmait impuissante à servir une interprétation plus étendue des données.
Et, de fait, les données soustraites à sa
capacité explicative s'accumulaient. Elles englobaient principalement tout le champ extra-patrimonial ; et
elles contraignaient à considérer la justice sous un autre aspect tout aussi
originaire que le précédent, mais bien plus tardivement développé, et dans une
autre aire d'épanouissement que le droit : elles conduisaient à consacrer la
"justice générale" aux côtés de la "justice particulière",
et elles permettaient d'en dégager la "nature de l'homme", dont émane
la loi naturelle, une loi qui doit,
il est vrai, sa fortune aux mécanismes politiques qui s'en sont emparés et aux
enjeux sociaux qu'ils recouvrent : mais il fallait du coup la délivrer aussi de
certaines déformations qui en avaient obscurci le sens.
De la nature de l'homme
C'est donc en une seconde phase que cette idée de
"nature de l'homme", qui connote classiquement un universel plus universel que celui connoté par la
nature des choses, m'a semblé livrer la clef d'une compréhension opportune.
Ce n'était rien faire d'autre au fond que,
régressivement, se laisser ramener ou reconduire "de la partie au
tout" — si l'expression grecque que l'on emprunte au Stagirite indique
clairement l'originalité de cette attitude involutive.
La "justice particulière" est kata
meros, ou "prise à part" d'une chose. L'attitude qui prend cette
chose pour objet consiste à s'en écarter ou à ne pas la voir, pour ensuite
seulement en concéder l'existence.
Dans ces conditions, toute l'histoire de la
philosophie moderne, de sa genèse nominaliste, de ses tendances idéalistes,
qu'elles soient rationalistes ou empiristes, tournées vers la nature
transcendantale de l'homme de la liberté ou vers la nature sensible de l'homme
du besoin, se présentait comme la branche issue d'un même tronc de pensée
hellénique, mais ayant évolué à la faveur d'un processus de greffe assez
savant, venu sans doute d'un subjectivisme initial, d'un premier idéalisme en
somme, avec le Stoïcisme moyen et Cicéron. Caractéristique de la "justice
générale", l'idée de "nature de l'homme", qui est pourtant
d'origine aristotélicienne, s'était coulée dans des systèmes idéalistes qui en
avaient considérablement édulcoré et réduit la portée.
Mais c'était intellectuellement une récompense de
parvenir enfin à la cohérence d'une approche d'ensemble des matières dispersées
d'une double étude menée selon un strict parallélisme (celui que la séparation
des universités impose en France) : l'étude du droit, d'un côté, véhiculant sans cesse des principes romanistes,
quoique partiels et associés le cas échéant à un contractualisme qui en désigne
l'exact opposé ; l'étude de la philosophie,
de l'autre, largement conditionnée par des méthodes tirées du doute cartésien
et du criticisme kantien, mais toujours éprise d'une "source grecque"
dont le sens de l'être est plutôt réaliste.
Malgré tout, la jonction des deux idées :
"nature des choses" et "nature de l'homme", droit naturel/loi naturelle s'opérait sans trop de problèmes de logique, et en
assumant une évidente bi-polarité d'orientation.
La réflexion cependant est lente à revenir à
l'essentiel, au rapport direct aux réalités les plus simples qui se manifestent
à une conscience immédiate, avant qu'elle ne s'engage dans un savoir qui
l'envahit très vite, la déborde et lui laisse à peine le temps de le dominer ou
de le soumettre à une unité d'esprit. Et ce qui ne manque guère d'épuiser cette
réflexion, c'est de vouloir conférer une telle unité, ou une telle structure
signifiante à un savoir progressivement et fragmentairement accueilli durant
des années de formation. Autrement dit, la réflexion n'atteint que plus tard le
moment où elle est enfin capable de s'interroger sur le fondement authentique
des idées qui l'ont spontanément guidée.
"Nature des choses", "nature de l'homme"
paraissaient donc deux idées en mesure de s'agencer et de s'organiser dans
l'espace et le temps pour harmonieusement rendre compte du devenir du droit à
partir d'une définition étroite et modeste, celle du droit patrimonial ; elles pouvaient se combiner de façon à
expliquer pourquoi certains droits sont plus proches d'une idée que de l'autre,
tout en les impliquant toutes les deux. Elles n'en devaient pas moins avouer à
leur tour des limites intrinsèques : celles de ne pouvoir totalement apaiser la
soif philosophique d'une vérité qui réside dans "ce qui est" et dans
ce qui a de la valeur.
Une certaine distance, qu'enseigne l'humanisme
critique, et qui correspond à la dissociation parfois troublante et
désespérante entre les apparences factices et la réalité substantielle qu'elles
masquent, montre bien que le droit est oeuvre humaine contingente, et qu'il est
tributaire de justifications ancrées plus solidement et plus immuablement dans
la nécessité de l'être. Mais comme le droit est artefact, ces justifications
objectives sont inséparables de leur perception subjective : elles sont
imputables à la liberté humaine, dans son interprétation de l'être et du
devoir-être de justice dont l'être est solidaire.
*
En retenant cette fois la "nature de
l'homme", il s'agissait ainsi de répondre à des questions ultimes visant
l'homme lui-même et non plus à proprement parler les choses ; la démarche
introduisait à la recherche de l'identité humaine : à celle de l'être et du
devoir-être de l'homme.
Et, certes, l'idée de "nature de
l'homme" entend déterminer un nouveau référent justificateur situé enfin
en l'homme. Elle considère ce qui s'y manifeste le plus constamment, y désigne
la dignité qui le "fait homme", et que l'on peut traduire sur le mode,
soit de la liberté morale, soit du besoin sensible, ou soit du transcendantal,
soit de l'empirique. Mais nul n'ignore que cette idée de nature reproduit,
duplique en somme, celle de "nature des choses", et traite l'homme comme chose, et permet de
penser l'humanité de l'homme en soi,
mais non concrètement "cet homme-ci" ou "cet homme-là" : sa
singularité, son irréductibilité existentielle.
De la personne
Il n'était plus dès lors très pertinent de
dénoncer les bornes d'une conception idéaliste humienne, lockienne, kantienne ou
hégélienne, dans sa matrice originelle. Car, à un certain point de vue, les
limites qui se précisaient ne marquaient qu'une différence de degré avec celles
qui affectaient la pensée grecque : cette pensée assumait certes une nature,
mais même si elle la reliait, comme représentation intellectuelle
universalisable, à une forme d'être antérieure et précédant l'expérience de
l'esprit, elle ne pouvait établir la justice qui fonde un droit en l'homme le
plus complètement compris, i.e. dans
son existence.
Il y fallait un double éclairage.
Ce fut celui qu'appela, d'une part, une réflexion
plus métaphysicienne ne dissociant pas l'universel du singulier, comme
l'ébauche le Sophiste de Platon, et
prenant conscience de dépasser des théories refermées sur elles-mêmes, ce qui
est la caractéristique du vrai positivisme : le positivisme des concepts ou de l'auto-suffisance de la théorie.
Ce fut l'éclairage que produisit, d'autre part,
l'intuition cognitive des théologies chrétiennes, auxquelles l'on peut trouver
des équivalents dans les mondes juifs et musulmans, mais qui prennent un sens
que nous avons pu juger irremplaçable, chez Thomas d'Aquin comme chez Rosmini,
ou encore chez Maritain ou Marcel, — voire Mounier, Teilhard, Nédoncelle ou
Finance —, si l'on veut bien accepter que le
plus homme de l'homme, et qui le justifie, et qui justifie le droit, et qui
justifie par participation ou
analogiquement tout droit y compris patrimonial, est la veritas personae, et donc le "faire
la vérité" de la personne, et donc le respect de la personne. Non la
personne comme persona phusica ou moralis, comme personne idéaliste, ni
comme simple personnage "agi" du réalisme de la nature des choses,
mais comme personne telle que l'a exploitée la Seconde scolastique espagnole et telle qu'elle a marqué entr'autres
le droit des gens moderne (le dominium
sui actus reflétant la liberté et attestant le quid completum).
L'idée de personne a émergé à l'horizon de cette
troisième étape de réflexion comme un dépassement permettant de réconcilier une
pensée philosophique trop théorique (et par là généricisante) et trop influencée par les savoirs conceptuels, avec
une pensée plus universaliste encore,
et plus hautement réflexive.
En même temps, elle a procuré un véritable code
de lecture et d'appréciation
axiologique de toute expérience, celle du droit et celle de la pensée
philosophique ou doctrinale à son propos.
Objectivement, la valeur régulatrice d'un acte coïncide avec l'être lui-même
dont l'idée fournit la connaissance : elle saisit la personne considérée comme
le ressemblant dans sa différence incommunicable. Et, subjectivement, cette même valeur, ou l'idée qui la fait connaître,
est supposée déclencher un mouvement ou un élan moral de justice.
S'il identifie donc l'absolu ou la personne, le
raisonnement par participation ou par analogie, permet à une métaphysique concrète du juste de prendre forme. Elle recouvre
une sorte d'éthique chrétienne qui reprend sans cesse les graves questions du
fondement de légitimité et des critères — de la reconnaissance des
"biens", en dignité, — et
de leur distribution et de leur échange, en
égalité ; ce qui vise, pêle-mêle, l'accès à la culture et à l'enseignement,
la propriété d'un avoir quelconque, le travail, le licenciement, comme l'utilisation
de la force et la répression des crimes individuels ou collectifs.
Cette méthode ne peut que renforcer un
discernement ferme et sans ambiguïté du juste et de l'injuste.
Un argumentaire se constitue par là, dont le
premier office critique est d'essayer d'ébranler les "théories de la
justice" qui ont substitué à une justification
absolue, à un terme visant l'être du droit et son transcendantal de valeur
permanent, une justification toute
relative, renouvelant la vieille explication aristotélicienne de la nature
des choses, de l'égalité, mais pour la désunir de l'expérience de la nature de
l'homme et de sa dignité, ou pour chercher à l'aligner sur elle en excluant
l'ouverture qu'elle pourrait ménager à la personne individualisée.
La justice de "l'égalité des chances"
de Rawls est symbolique du genre incriminé, bien qu'elle appartienne à une
époque maintenant révolue, après les conséquences embarrassantes qu'elle n'est
pas la seule à avoir entraînées dans la politique économique et sociale (je songe
aux conceptions d'un Dworkin affectant davantage la bioéthique et le domaine
des soins de santé) ; et sans doute est-elle responsable avec d'autres,
attachées au même "capitalisme démocratique", de la montée d'un
hégémonisme discriminatoire qui a envahi un temps le monde des relations
publiques ou la scène internationale, en humiliant les Etats de droit les plus
faibles. Cette théorie rawlsienne de la justice confond significativement,
voire cyniquement la cause et l'effet.
Or, c'est, en l'occurrence, la dignité indivisible
du référent situé en l'homme qui doit
recevoir d'abord sa part, son dû, distributivement ou commutativement. Ce
n'est qu'après lui avoir reconnu son
entière "chance", son impartageable dignité, qu'il convient de lui
proportionner les biens virtuellement en partage suivant les lois de l'égalité.
Seule la personne intégrale, et non réduite à un
moyen de raison, en un néo-rationalisme kantien, teinté d'ailleurs d'un
utilitarisme contradictoire, seule donc cette personne commande le recours, purement
instrumental et subséquent, à l'égalité. Il n'est pas de justice qui ait à
assumer un sens de la mesure et de l'égal, sans la justice élémentaire d'un
"sans mesure" ou d'un "outre mesure", qui s'adapte à la
dignité singulière de chacun, en s'ouvrant à sa pauvreté comme à sa richesse.
La chance, s'il en est une, n'est pas de valoriser des qualités subalternes,
intéressant les experts en méthodes et en apprentissages de groupe, un procédé
qui n'a que trop sévi dans le domaine pédagogique, où ne se manifeste jamais
mieux la pensée du juste et de l'injuste sur la personne humaine ; la chance
est dans la réalité propre et in extenso
de chaque personne, et elle constitue une dignité suffisante que les calculs
d'égalité doivent aider à promouvoir et à servir.
D'où la dissociation entre les solutions tirées
de principes de nature ou celles
provenant de principes de personne.
L'intérêt est de faire admettre que le commencement
de la pensée du juste se situe sans cesse dans le "tout" du commencement ontologique, dans l'être personnel, et non pas dans la
"partie" d'un être second,
auxquels s'arriment le naturel et le positif.
L'injustice procède toujours de la velléité
d'autonomie d'une instance générique, qu'elle soit naturaliste ou volontariste,
issue d'un positivisme de la raison
ou d'un positivisme de la volonté ;
d'un positivisme, sans paradoxe, du droit naturel, ou d'un positivisme légaliste et étatique.
Le critère du juste qui s'en dégage obéit à la
logique d'une participation de la positivité
à la naturalité et de la naturalité à ce que nous avons nommé : la personnéité. (Métaph. et éth., p. 152 s. — à l'encontre de la théorie "non
fondationnelle" et au fond anti-métaphysicienne de l'altérité chez
Ricoeur, qui a détruit, à notre sens, les derniers bastions du personnalisme
français).
Est juste, en
droit positif, ce qui n'use pas du positif pour blesser la nature, ou, en droit naturel ou d'après la loi naturelle,
ce qui n'emploie pas la nature pour léser la personne. Le juste ou l'injuste ne
se voit jamais de l'intérieur, où
l'irréprochabilité d'une entière conformité pourrait détourner l'attention vers
l'inessentiel, mais de l'extérieur,
ou dans le rapport entre l'intérieur, qui est "partie", et le
"tout" auquel cet extérieur se réfère. Ainsi faut-il convenir que ce qui est légal puisse heurter la
nature, et que ce qui est à la fois égal
et naturel, puisse heurter la personne.
Le droit naturel peut défier la justice s'il
s'érige en "partie" d'un "tout", en contradiction avec le
respect même de l'intégralité de ce tout.
On le vérifie pour la répression de la
criminalité, quand il n'est pas nécessaire de porter atteinte à la vie pour
protéger la vie ; on l'a malheureusement constaté au sujet de la récente
législation française sur la "laïcité" qui discrédite au surplus la
règle de droit qu'elle ignore, quand il n'est pas nécessaire d'interdire le
vêtement qu'une religion propose, pour défendre un ordre public qu'il n'offense
nullement et qui requiert les conditions d'épanouissement pacifique de chaque
religion. C'est dire qu'à son tour le politique, ou le légal pur, peut
s'affranchir du juridique, et introduire une dissociation, dans la loi
elle-même, entre son aspect rationnel et son aspect volontaire, entre son
"tout" et sa "partie".
Le mal est irrémédiablement dans le
"manque" ou la "privation" (langage des Pères de la
théologie grecque) d'un plus grand élément qu'il a besoin de nier, et souvent
de manière gratuite et absurde.
Mais la maxima
iniuria consistera toujours en une négation de la dimension première ou de la dimension la plus profonde qui met en
évidence l'irréductibilité singulière de
la personne. Agir contre la justice n'est jamais plus net que dans le refus
de cette singularité, sous prétexte de normalité naturelle ou positive ; ce qui
permet la valorisation hypertrophiée de la dimension
seconde et de ses dérivés dans le champ des personnages sociaux, chez tous ceux qui auraient la tentation de
n'invoquer que des mesures, des étalonnages ; et ce qui dissimule à peine,
avons-nous déjà écrit, une faculté de bannir ou de haïr le contraire ou
"l'autre", son devenir et ses résistances.
L'égal ou le contractuel (remplaçant
significativement le rôle du législateur protecteur d'un intérêt public non
négocié et qui est celui de tous), cette abstraction est sans doute en tout cas
la plus à redouter, qui pieusement confond les différences.2
Des "droits premiers"
A partir de là, il ne restait plus qu'à rejoindre
une dernière expérience, et à pratiquer un ultime élargissement, en acceptant de
percevoir cet homme-personne, sous
les modalités de son être religieux et culturel, sous des modalités mystiques
et esthétiques, qui préexistent à sa socialisation et à sa juridicisation.
C'est ce qui nous a permis d'élaborer l'idée de
"droit premier", comme unité
anhistorique, qui transcende les genres et se trouve elle-même impliquée
dans "les" droits que l'on pourrait qualifier plus empiriquement de
premiers au sein des diverses cultures, comme situés derrière leurs droits
positifs ou établis ; de tels droits premiers rassemblant au fond les vérités
qu'une science juridique élémentaire de la personne et de la nature de l'homme
et des choses enseigne à travers définitions et topiques dotées d'une structure transversale et commune.
Une telle idée adoptait pour référence aléthique
l'homme en son essence la plus élevée, en tant que personne, sous la dimension de son émergence originaire, et comme
invariant de notre expérience, depuis les lamentations du juste souffrant dans
la Bible et les Upanishad.
Le recours à la notion de personne, reliant et
dépassant plusieurs courants, avait été insatisfaisant, car le terme était
galvaudé en France et amalgamé à un langage le plus souvent néo-kantien ou
socio-anthropologique3.
Nous pensions y échapper par l'hellénisme que nous formions à un moment : prosôpon, "prosopologie"
(retenu dans notre Persona ou la justice
au double visage, 1990, mais récusé au début de notre Métaphysique et éthique, 1995, et abondamment employé auparavant
dans notre petite Introduction à la philosophie
du droit, 1992/93, servant de "manifeste" à la "philosophie
prosopologique", et accueillie sous cet aspect dans les contextes de
curiosité scientifique les plus éloignés — v. dernièrement, en 2004, les trad.
et prés. japonaises de K. Izuka, dans Omon
Ronsô, vol. 61, College of Law, Univ. Nihon, ou de A. Mizunami, dans Droit naturel et culture, Tokyo,
Sobunsha, col. Et. de droit naturel,
t. VIII).
Toujours est-il qu'une expérience nous semblait
pour une fois incontestable, parce qu'étrangère aux idéologies qui infiltrent
les philosophies. C'est celle que firent dans leur registre (quelles qu'en
soient les implications et lectures discutables, certes) Apollinaire ou Breton,
Faure ou Huyghes, et c'est ce qui marqua la compréhension de l'esthétique moderne
corrigeant les philosophies idéalistes et criticistes de la connaissance (comp.
G. Picon) : l'expérience des arts
premiers. Cette expérience ouverte et généreuse, comparant non plus à
l'horizontale de "l'impéralisme positiviste" au sein du multiple, c'est-à-dire des principes
génériques, mais ordonnant verticalement le multiple
à l'un, c'est-à-dire aux causes
universelles, a transmis enfin une vraie métaphysique que les théories
néo-nominalistes et structurales du siècle avaient niée. Et à une époque de
libre-échange, l'on pouvait même opposer que le "marché" était
porteur de leçons à cet égard sur les perceptions diffuses de valeurs qui ne
sont pas que d'essence économique (comp. Cl. Roy) : il permet en effet de
ramener l'interprète à un principe de réalité, non pas dans l'ordre pécuniaire,
mais dans l'ordre où l'homme, tout homme
se reconnaît, où s'affirme une "monnaie de l'absolu" selon la formule
du Musée imaginaire, (relayant celles
du préhistorien : l'abbé Breuil) qui n'est ni à dimension exclusivement
rationnelle ou empirique, ni ainsi génériciste, mais radicalement universaliste, faisant valoir que l'humanité est dans
ce rapport toujours d'exception, ou rapportunique,
à l'unicité, à l'altérité de l'être, qui en explique des formes multiples.
La manière d'aborder par là les arts des peuples
est la même que celle qui devait conduire l'approche des droits et des
coutumes, au-delà de sciences humaines nominales et descriptives (anthropologie
dite juridique) qui prétendent s'en préoccuper.
Chaque langage, du moment qu'il est humain, est
culturel et contingent ; mais il possède un sens qui transcende une perception
déterminée du juste. Et l'analyse, l'élaboration de ce sens est susceptible de
bénéficier des idées et concepts d'une tradition de philosophie générale, en
termes de "nature des choses" et de "nature de l'homme", d'égalité et de dignité, puis d'accéder à l'idée plus radicale de personne, et,
enfin, d'être plus compréhensive encore si cette personne est à replonger
individuellement et collectivement dans la religion et la culture qui en
désignent le mode d'être intime et
non le phénomène extérieur de comportement. Car le jeu de l'individuel et du
collectif est un leurre, à la surface du singulier et de l'universel. Ce mode
d'être est premier, parce qu'il est donné et s'impose avant toute emprise de
la société et du droit ; il ne dépend d'aucune pseudo-condition économique de
conservation ou de survie ; et il préexiste donc à toute projection limitative
référée à l'artificielle dialectique entre liberté et communautarisme.
Ainsi ledroit
premier oblige à respecter une priméité
métaphysique. Une priméité qui
offre un double aspect à la fois gnoséologique
et axiologique, montrant (à
l'encontre de l'analytisme et de la "méta-éthique" contemporaines)
que l'objet culturel-droit possède un arrière-plan discernable aux facultés
intellectuelles et qu'aucune nature ou volonté positive ne saurait réduire à
ses prises, ce qui l'exposerait au reproche de la Naturalistic fallacy d'un G.-E. Moore. En même temps, cet objet
incorpore une valeur qui le rend normatif, et il est en cela réfractaire à
toute typologie ou canonique rationaliste, comme à tout formalisme et à toute
morphologie descriptive.
C'est ce qui fait appartenir le droit à la même
sphère que celle du monde des arts, et c'est ce qui explique que toute
comparaison n'a de sens que rattachée à un même substrat ou "troisième
terme" à caractère ontologique, qui exprime à la fois une identité universalisable et la singularité qu'elle connote. Subsistence boècienne et thomiste, ou
encore victorienne, sous un nouvel avatar.
Le droit
premier remonte donc à l'universel et en capte la substance unique. Il est
dès lors source d'une tolérance sans limite à l'encontre de toutes sortes de
sectarismes, confessionnels ou corporatistes, qui se feraient les interprètes
passifs d'un esprit sociologique de groupe ou d'institution, voué à une
"production" humaine. Le droit premier est plutôt ancré dans ce qui précède et justifie cette production
et, à l'opposé des "déconstructions" du monde, de Lyotard à Derrida,
il en fait une oeuvre de re-création
d'un sens transcendant donné, dans une unité commune, mais à travers la
singularité de ses modes d'existence et à travers la diversité des profils
perceptifs et herméneutiques qui s'y superposent.
*
Il est vrai qu'une distinction de pure
méthodologie peut en dernier lieu être utile entre les premières idées
extraites d'une nature et les
secondes, tirées de la personne et du
droit premier. Cette distinction,
nous n'avons cessé de l'employer : en transposant le vocabulaire de Kant, elle
suppose un principe directif et un principe constitutif.
Directif est le principe qui justifie par référence à un absolu qui ne
dépend pas de ses applications ou de son effectivité — pas plus que l'amour des
Béatitudes n'est une vérité qui est
liée à la façon concrète dont les hommes la vivent réellement.
Et il est évident que le principe directif est
davantage alors celui d'une éthique
fondamentale, d'une éthique elle-même première,
que du droit, lequel se borne à en participer à son niveau.
Mais, voilà : dans ce corps auquel est
assimilable le droit, il y a une âme ; et c'est elle qu'un tel principe veut
signifier.
Distinguer dans l'abstrait ne permet pas de
dissocier existentiellement. Ce ne serait possible qu'en étendant le corps du
droit sur la table chirurgicale de Descartes, en imaginant un corps sans âme,
ou du moins pourvu d'une simple res
cogitans. Le juriste ne sait peut-être pas que cette âme l'habite : il n'a
nul besoin d'éveiller cette conscience en lui pour être un juriste, et même un
"bon" juriste. Mais le philosophe du droit, qui est censé avoir le
sens des causes, doit pratiquer cet
éveil, au prix d'une impuissance momentanée dans l'ordre pratique.
A l'articulation entre les deux mondes et les
deux principes, la nature est
cependant destinée à prendre sa place et à se situer dans une double
perspective : le droit naturel de la
"nature des choses", et la loi
naturelle de la "nature de l'homme". La nature procure ainsi un
indispensable savoir de philosophie théorique. Mais ce savoir témoigne du
patrimoine juridico-philosophique reçu d'ailleurs, de plus haut, en amont : de
ce qui, d'une part, prépare les conditions de l'action, de la mise en oeuvre du
droit en vigueur, et, d'autre part, de ce qui ouvre à la contemplation de la
vérité, de la seule qui soit, de ce qui dépasse en nous notre humanité, et nous
relie à Sa vérité : celle de la personne, comme image de la vieille loi éternelle. Sous cet aspect, l'on
peut affirmer que le faire du droit
est le faire d'une nature saisissable
par notre esprit, le faire de sa
vérité, une vérité participant d'une autre qui la déborde dans l'existence et
rejoint la transcendance.
*
Mais il n'y a pas enfin de philosophie du droit
digne de ce nom sans engagement, sans
un engagement plus poussé et plus profond que celui que réclame la pragmatique
transparente des juristes : sans assumer les tourments existentiels de
l'injustice frappant les personnes, et sans actes concrets qui incarnent
l'exigence théorique et l'authentifient "en situation".
Aussi le droit
premier peut-il en appeler au témoignage de ce qui fait précisément le
droit "droit", de ce qui le
fait être ce qu'il est et le porte au dépassement de ses structures dans la
perspective de la personne et du vivant. D'où un effort critique permanent
visant à rétablir le principe directif,
ne serait-ce qu'en reconnaissant les capacités de limitation de la nature qui
ne le disputent en rien à celles de la volonté positive : en reconnaissant
qu'une solution de droit naturel ou de droit positif n'est juste que dans le
respect de la personne, comme référence incontestée permettant de dénouer toute
contradiction dans le débat.
La vie intellectuelle du philosophe du droit est
inévitablement combative, assaillie par les épreuves quotidiennes de la
souffrance humaine, confrontée aux victimes d'un mal auquel le droit a vocation
à remédier, en suivant une conception du juste et de l'injuste, mais que ce
même droit pourrait parfois aggraver s'il cède à la manipulation de conceptions
erronées.
La principale lutte demeure cependant contre le
même adversaire : contre l'hégémonisme d'une pensée fausse et sophistique, qui a monté de toutes pièces la partie en
tout et inversé la relation entre les causes et les effets, comme entre les
moyens et les fins ; pensée malheureusement caractéristique de la plupart
des "théories de la justice", théories "relationnalistes"
de notre époque qui font le lit de la bonne conscience néo-génériciste,
exhortant au conflit des communautés humaines et dissimulant à peine ses
ambitions de pouvoir matériel et politique. Il en va ainsi d'un certain citoyennisme en France comme ailleurs,
qui a pris le relais des étatismes
révolutionnaires et jacobins de jadis.
C'est bien contre
cette idéologie de l'exclusion favorisée par l'abandon d'une exigence
métaphysique et dialectiquement critique, et par le refus de la personne distinguée de la nature, et de tout principe fondé sur
une priméité existentiellement
irréductible, que la philosophie du droit nous paraît d'abord devoir être
orientée. Elle entend attester que le droit, qui est un produit de la culture
humaine, n'est nullement le reflet de conditions matérielles et variables,
d'opinions et de croyances de groupe, ou même d'idéologies et de dogmes, selon
une lecture marxiste primaire qui a affecté aussi un temps le domaine des arts,
et que prolongent à souhait aujourd'hui des théories libérales de la justice
qui en adoptent les mêmes principes anti-métaphysiciens, et qui n'en sont que
la reconversion aveugle dans la neutralisation complice des contraires. Avec la
religion, le droit est à l'opposé l'expression, la première expression même sans doute de la condition ontologique de
l'homme (suivant l'idée qui a été peut-être le mieux illustrée, au-delà de M.
Eliade ou de M.-M. Davy, par les vitalismes, depuis Kierkegaard, Tarde et
Bergson, Ortega et Zubiri).
D'où l'idée qu'il n'est pas de justice sans la
protection et sans la re-connaissance,
et donc sans la connaissance
(jusnaturaliste, personnaliste, priméiste...) de cette vérité, une vérité
captant la vie à sa source personnelle et spirituelle, avant les manifestations
plus limitées que préfère certes la raison, mais qui risquent sans cesse
d'occulter les intuitions de l'esprit.
S'il est une "lumière de la raison", ce
n'est pas celle uniquement qu'invoque Montesquieu, celle qui s'auto-éclaire,
dans un souci de maîtrise et de gestion du monde, et de domination implicite ;
mais c'est celle de Platon, d'Augustin, de Thomas d'Aquin, de Bonaventure ou de
Rosmini, — nous ne cesserons jamais assez d'y insister — : celle, lumen mentis, que la raison reçoit de l'esprit qui l'illumine, lui révèle
l'existence, la "vraie vie" dont elle procède, et lui apprend à
l'aimer ; celle que l'ensemble de De
Legibus des philosophes du droit naturel de l'Espagne classique, entre le
XIVe et le XVIIe, ont honorée.
Passée par la nature, par la personne ou par le
droit premier, telle est, au fond, la justice qui enseigne "à toutes les
nations".
(*) Version fr. texte destiné à l'Académie royale de jurisprudence et de législation, Madrid, 2004.
1. Qu'il me soit permis de renvoyer à Justice et tolérance, Bière, 1997, p.
197 s. pour des explications plus précises que j'ai moi-même apportées sur cet itinéraire
et sur mon projet de ne rien formaliser ni systématiser pour adopter une
philosophie interrogative de l'expérience (lointaine influence marcellienne au fond à laquelle j'ai dû
le plus au début).
2. Nous reprenons diverses formules de notre Droits premiers, Bière, 2001, p. 2-4.
3. Ce que j'ai reproché en particulier à
Mounier. La tradition dans laquelle je m'inscris demeure celle d'un
personnalisme critique français, aux aspects les plus disparates et totalement
original, remontant à Montaigne et Pascal, et tel qu'il a été le fait de
philosophes mais aussi d'écrivains et d'artistes, de chrétiens catholiques le
plus souvent, dont je me réclame certes, mais également de non-chrétiens. Mais
puis-je avouer cependant que ma position intellectuelle entend rester
radicalement atypique, ne se rallie à aucun mouvement précis, et ne procède, à
la manière précisément de ces personnalistes, d'aucune influence a fortiori étrangère, même si elle
accueille et incorpore les apports historiques du platonisme, du thomisme, du
rosminianisme et de tant d'autres courants. En ce qu'elle prône l'engagement
"en situation" et la défense des victimes de l'injustice
diagnostiquée, elle s'inspire en tout cas formellement du modèle français refusant de dissocier la pensée et le témoignage
concret quels qu'en soient les risques au plan politique notamment, où
toute distinction et latéralisation d'appartenance est relativisée et dépassée,
quand il s'agit de l'essentiel de la personne, ou d'exprimer encore ce que
Breton nommait magistralement le "sentiment de l'unique" en en
appréhendant la perte au profit de l'abstraction du collectif ("Situation
du surréalisme...", Disc. aux
étudiants français de Yale, Paris, Fontaine, 1945).
(*) Version esp. : © Real Academia
de legislacion y jurisprudencia (Madrid), 2004.
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© THÈMES II/2005